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Sciences Po et la formation des élites françaises : les paradoxes de l’héritage

De 1871 à 2023, Sciences Po passe de la formation des élites à la déformation de la nation. Par quels détours en est-on arrivé à la perversion complète du projet initial, et quels sont les heureux effets, sur les élèves, les carrières et le pays, de cette mutation ?

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Sciences Po et la formation des élites françaises : les paradoxes de l’héritage

En 1871, pour contribuer au relèvement de la France, Émile Boutmy hésite entre créer un journal, sur le modèle de son parrain Emile de Girardin, le grand publiciste libéral, ou fonder une école, selon l’inspiration de son mentor et ami, Hippolyte Taine, le célèbre penseur libéral-conservateur. L’œuvre d’Émile Boutmy sera donc une école ; comme Taine et comme Renan, il pense que c’est l’instituteur prussien qui a vaincu à Sadowa, puis à Sedan, et que le relèvement doit être d’abord moral et intellectuel. Pour réarmer la France, contre la Prusse et désormais l’Allemagne, il faut lui forger de nouvelles élites. Car la faiblesse de la France s’explique par la futilité du Second Empire, mais aussi par les errements du suffrage universel, dont il est issu. Si l’on veut éviter l’anarchie à laquelle conduit le choix populaire, il faut que des élites assurent le pouvoir, et désormais seule la compétence peut justifier leur exercice du pouvoir.

L’École repose aussi sur de nouveaux enseignements : contre ceux des facultés de droit et de lettres, jugés trop abstraits et reposant sur la mémoire et le cours magistral, est proposé un ensemble de séminaires où l’on peut discuter sur des sujets d’administration et de gouvernement, selon la méthode de l’explication historique et comparée. Émile Boutmy crée une Société de l’École Libre des Sciences Politiques au capital et au conseil d’administration de laquelle entrent de riches représentants des groupes intéressés par son projet : des libéraux conservateurs, des hommes d’affaires engagés, des orléanistes, des catholiques sociaux, des saint-simoniens.

L’établissement, le monopole aux concours des grands corps, 1875-1945

Les premières années, l’école d’Émile Boutmy connaît un succès modéré : seuls quelques dizaines d’étudiants de bonne famille sont prêts à payer pour suivre des cours sans rapport avec une perspective professionnelle précise. Deux faits vont établir le modèle qui va assurer le succès et la permanence de l’École. La duchesse de Galliera, dont le fils unique refuse l’héritage et qui en veut à la Troisième République d’avoir exilé la famille d’Orléans, dote généreusement le projet d’Émile Boutmy, lui permettant d’acheter l’hôtel de Mortemart rue Saint-Guillaume ; l’École dispose de salles de cours autour d’une bibliothèque et le revenu des placements financiers permettra d’assurer le fonctionnement matériel de l’École, les droits d’inscription des élèves rémunérant les cours assurés par des professeurs vacataires. Surtout, ces mêmes années, les grands corps substituent à l’hérédité des charges et à la nomination par le gouvernement le recrutement par concours ; l’Inspection des Finances, le Conseil d’État, la Cour des Comptes, le Corps Diplomatique protègent ainsi leur autonomie vis à vis du pouvoir politique par un mélange de cooptation et de sélection des étudiants les plus doués. À Sciences Po, après les cours d’Histoire contemporaine, de Droit Public et d’Économie Politique, des « écuries », dont les enseignants sont des jeunes membres choisis par le chef de corps, préparent ainsi à la dizaine de places de chaque concours, que réussissent les plus doués. Les autres élèves bénéficient de cette formation jugée excellente pour intégrer des fonctions d’abord plus subalternes dans d’autres administrations publiques ou privées, comme les grandes sociétés de chemin de fer, les compagnies d’assurance ou les banques.

Par ce détour, l’ambition d’Émile Boutmy se réalise et l’École libre des Sciences Politiques peut apparaître comme le conservatoire du sens de l’État et d’un pragmatisme politique éclairé, tout au long de la Troisième République.

L’hégémonie, de la nationalisation de la rue Saint-Guillaume à la saint-guillaumisation du gouvernement, 1945-1989

Le succès de l’École et le symbole qu’elle représente de l’autonomie de la haute administration de l’État suscite rapidement la volonté d’étatisation, de la part des dirigeants républicains les plus progressistes. L’École et ses administrateurs, usant de leurs relations politiques et administratives de plus en plus nombreuses, arrivent toujours à ralentir suffisamment l’élan pour que soit investi un nouveau gouvernement et un nouveau ministre, moins intéressés. C’est le cas encore en 1936 où les négociations avec Jean Zay, ministre de l’Éducation nationale du gouvernement de Front Populaire n’ont pas le temps d’aboutir. Mais en 1945, il paraît difficile d’éviter la nationalisation, ardemment demandée par les communistes et beaucoup de socialistes. Cependant cette nationalisation va être menée par des anciens élèves de l’École, conscients de ses mérites intellectuels et de son autonomie nécessaire face à une majorité politique très progressiste ; et ce d’autant plus qu’ils sont issus de la Résistance gaulliste, comme Michel Debré. Les concours des Grands Corps sont remplacés par le concours de l’École Nationale d’Administration mais Sciences Po continue à préparer au concours. L’École Libre des Sciences Politiques devient l’Institut d’Études Politiques et la Fondation Nationale des Sciences Politiques, le directeur et le président en sont nommés par le chef du Gouvernement, mais ils doivent être proposés par un collège du conseil d’administration dont les membres sont cooptés par les anciens actionnaires de l’École. Sciences Po arrive à préserver une très large autonomie, tout en étant désormais entièrement financé par l’État.

L’abaissement des droits d’inscription et l’augmentation du nombre des bacheliers entraîne la création d’une sélection à l’entrée, basée sur la mention au baccalauréat ou le succès à un examen spécifique. Cependant l’établissement de la Ve République amène la domination d’un nouveau type d’homme politique, le haut fonctionnaire issu de l’ENA et de Sciences Po, qui passe par le cabinet ministériel avant de devenir élu et membre du gouvernement : Jacques Chirac en est le premier exemple, mais six des huit présidents de la République sont passés par Sciences Po, comme quatorze des vingt-cinq premiers ministres. L’école des hauts fonctionnaires est devenue celle des hommes politiques, et plus que l’État ne s’est emparé de Sciences Po, c’est Sciences Po qui s’est emparé de l’État.

Les révolutions permanentes de l’École, depuis 1989

Après la nomination au poste de directeur d’Alain Lancelot en 1987 puis surtout de Richard Descoings en 1996, l’École s’engage dans un cycle de réformes continues : elles couvrent tous les aspects de l’École; elles veulent l’adapter à la nouvelle donne universitaire française et internationale ; en même temps chaque réforme déséquilibre l’ancien modèle, suscite d’autres réformes; un mode de gouvernement par la réforme continue s’installe, qui légitime la direction ; Sciences Po doit paraître toujours à la pointe de la modernité académique, pour emprunter l’anglicisme qui s’impose.

Sciences Po va ainsi augmenter considérablement son nombre d’étudiants, en le multipliant par deux ou trois jusqu’à 14.000 étudiants, porter sa scolarité à cinq ans, supprimer les épreuves écrites et de connaissance à l’examen d’entrée, instaurer des droits d’inscription conséquents, établir une année obligatoire à l’étranger, se doter d’un corps professoral permanent, développer un examen d’entrée spécifique pour les élèves des lycées de banlieue populaire conventionnés, se réclamer du modèle de « l’université d’excellence », une transposition de la grande université américaine de type Harvard, devenir un sujet permanent, pour ses réformes ou ses scandales, de la presse française.

Il devient de plus en plus difficile au directeur de diriger et même à l’observateur de comprendre cette énorme machine éclatée en écoles et en centres de recherche. On peut pêle-mêle constater qu’un certain nombre d’élèves obtient son diplôme sans maîtriser convenablement les règles du français écrit – une partie des entrants de la procédure Convention Éducation Prioritaire abandonnés à leur sort mais au diplôme garanti dès lors qu’ils entrent rue Saint Guillaume –, que la précédente équipe dirigeante a été emportée par un scandale sexuel sordide et très médiatique, que la nouvelle présidente fait de l’histoire de l’art et que le nouveau directeur a écrit un livre sur le rap mais qu’il est un énarque rôdé dans d’influentes fonctions de cabinets politiques et administratifs, qu’ils ont été choisis par un inspecteur des finances du conseil d’administration héritier des fondateurs de l’École, que beaucoup d’étudiants étrangers ne parlent pas français et ne cherchent pas à l’apprendre, qu’on peut obtenir son diplôme sans enseignement commun d’histoire politique française –, si l’on rentre en master – mais qu’un « grand cours obligatoire de culture écologique » est annoncé et qu’il existe une « certification avancée en études de genres » mais aussi qu’encore les trois quarts des élèves de l’ENA proviennent de Sciences Po, au moins de sa préparation aux concours administratifs (en 2015), que sur 44 membres du gouvernement Borne en 2023, 13 ont fait Sciences Po Paris sans oublier les 3 qui viennent des IEP de province.

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