Entretien avec Henri Quantin réalisé par Olivier de Lérins.
On peut dire, Henri Quantin, que vous vous tenez sur une ligne de crête, à égale distance de l’aveuglement clérical et de la vindicte médiatique. En quoi selon vous ces deux positions sont-elles erronées ?
Tout simplement parce qu’elles ne cherchent pas la vérité. Les cléricaux pensent à l’image de l’Église, dans une logique qui relève plus de la communication publicitaire que de l’amour du Christ et du souci des victimes. Ils minimisent des crimes qu’ils dénonçaient hier encore comme odieux, à raison, quand ils étaient commis par des soixante-huitards. La vindicte médiatique fait l’inverse : elle condamne sans examen des clercs, pour une pédophilie qu’elle admettait, voire encourageait il n’y a pas si longtemps. Des libertaires se sont mués en inquisiteurs puritains, tandis que des catholiques conservateurs sont devenus indulgents pour des violeurs d’enfants. Quant aux chrétiens dominants dans la Presse, ils tentent d’imposer ce que Gilson appelait le « magistère de l’opinion publique », qui condamne tout ce qui n’est pas assez aligné sur l’esprit du monde. Raisons et déraisons d’un procès sans fin : le sous-titre de mon livre tente de suggérer une méfiance égale envers les accusations simplistes et les excuses faciles.
On dénonce fréquemment, à la suite du pape François notamment, le cléricalisme. En quoi selon vous est-ce un diagnostic insuffisant ?
Il faudrait au moins s’entendre sur le sens du mot, forgé par les républicains du XIXe pour en découdre avec tous les curés. Vous savez, Gambetta : « Le cléricalisme, voilà l’ennemi ! ». La tendance des modernistes militants, l’historien Fabrice Bouthillon l’a bien vu, est de rejouer les combats post-conciliaires en faisant du cléricalisme une arme lexicale contre tout ce qu’ils détestent : le célibat des prêtres, le manque de pouvoir des laïcs et plus particulièrement des femmes, la primauté des sacrements sur l’engagement social… Si le cléricalisme désigne une vénération aveugle pour les clercs, soit, mais je doute que les prêtres sur lesquels on crache dans la rue soient encore considérés comme intouchables. La réalité des manipulations et des abus de pouvoir est évidemment bien plus complexe, et elle n’est d’ailleurs par exclusivement masculine, contrairement à ce que suggère le mot cléricalisme.
Si l’on surestime les dangers du cléricalisme, a-t-on en revanche sous-estimé ceux de la sexualité ?
Disons que le mérite paradoxal de toutes ces affaires aurait dû être de nous vacciner durablement contre une vision bêtifiante du sexe sympa et sans trouble, tant dans sa version « femme libérée » que dans sa version « Équipes Notre-Dame ». Malheureusement, par une entourloupe très peu dénoncée, le rapport de la CIASE a plutôt cherché à dédouaner le sexe, accusant avant tout une morale sévère jugée contre-productive. Cela revient à nous faire croire qu’on facilite plus la pédocriminalité quand on prêche que le sexe est un potentiel tyran qu’il faut maîtriser, que quand on chante, comme Jacques Dutronc, « le plaisir n’a pas de mesure, tous les goûts sont dans la nature » ! Parfait enfumage, mais qui marche d’autant mieux que les bienfaits supposés de la libération sexuelle sont devenus plus tabous que le sexe lui-même.
Quel rôle a pu jouer le concile Vatican II dans cette coupable négligence ?
Vatican II, je ne sais pas, mais la crise de la théologie morale, qui se dessinait, selon Benoît XVI, dès les années 50, est bizquantin arrement interdite d’examen chez la plupart des commentateurs autorisés. De même, la perte du sens de la pénitence et de la valeur de la sanction, ou encore la disparition du discours sur les fins dernières et sur le péché originel semblent des sujets passés stratégiquement sous silence. Guillaume Cuchet a judicieusement parlé de « sanctuarisation idéologique de Vatican II » : quoi qu’on pense des textes du dernier concile en eux-mêmes, la formule me semble peu contestable dans la plupart des paroisses.
Que répondez-vous, en particulier, à ce lieu commun tenace qui prétend trouver dans le célibat des prêtres la racine de leurs vices éventuels ?
Deo gratias, Jean-Marc Sauvé lui-même a eu l’occasion de déclarer sur France Inter que cela n’avait rien à voir. En réalité, on ne devient pas pédophile parce qu’on est prêtre ; on peut, en revanche, vouloir devenir prêtre parce qu’on est pédophile, soit pour avoir un terrain de chasse favorable, soit dans l’espoir d’être plus à même de lutter contre sa perversion. Encore séminariste, Bernard Preynat avait fait deux séjours en hôpital psychiatrique. Rien n’indique qu’il ne souhaitait pas sincèrement guérir. Pour le reste, ceux qui présentent le mariage des prêtres comme une solution démontrent seulement qu’ils ne savent ni ce qu’est le mariage, qui suppose la maturité affective qui manque au pédophile, ni ce qu’est la pédophilie, une perversion spécifique qu’aucune femme – même dans l’hypothèse délirante où elle accepterait de servir de défouloir – ne peut satisfaire.
S’il ne suffit pas d’honnir le cléricalisme, ni de marier les prêtres, quelles mesures concrètes, d’après vous, l’Église devrait-elle prendre ?
Question redoutable, à laquelle nul ne peut prétendre répondre tout seul. La hiérarchie, sous l’impulsion de Benoît XVI – seul Pape récent irréprochable sur ce point – a déjà entrepris beaucoup de choses, notamment pour que l’évêque ne puisse pas décider seul des suites à donner à une affaire. Qui analyse les faits honnêtement peut au moins dégager quelques impératifs, dont certains étaient déjà dans le droit canon, mais n’ont pas été appliqués : ne laisser aucune faute impunie, barrer l’accès au sacerdoce aux candidats troubles, distinguer le prêtre à l’autel qui agit in persona Christi et l’homme dans le reste de ses activités (ce que j’appelle le surcléricalisme).
De même qu’on peut distinguer le prêtre et l’homme, peut-on affirmer, malgré tous les scandales, que l’Église demeure sainte ?
Si l’on veut pouvoir continuer à dire le Credo, il faut rappeler deux choses, à la suite de Maritain et du cardinal Journet. Primo, la personne de l’Église, Épouse immaculée du Christ, se distingue de son personnel, régulièrement indigne. Secundo, la frontière entre l’Église et le monde passe en chacun d’entre nous. Autrement dit, les hommes d’Église pèchent toujours en tant qu’ils trahissent l’Église du Christ, jamais en tant qu’ils la servent. Précisons que la sainteté de l’Église ne peut jamais être, pour la hiérarchie catholique, une manière de se dédouaner. Elle crée, au contraire, un surcroît d’exigence. L’appel à être à la hauteur de la sainteté de l’Épouse du Christ ne devrait laisser aucun catholique en repos dans sa bonne conscience.
Vous citez dans votre livre de nombreux écrivains : quelles vérités nous rappellent-ils que beaucoup de chrétiens ont aujourd’hui oubliées ?
Bloy, Bernanos, les Maritain, Mauriac, Simone Weil… sont pour moi des laïcs qui ont fait leur preuve. Rien à voir avec les bonnes âmes médiatiques qui ne font trop souvent que donner un semblant de caution théologique aux clichés du moment. Ceux que je cite ont en commun de voir en l’homme un champ de bataille où s’affronte la nature et la grâce. Ils n’oublient pas le mal en l’homme et ne font jamais de la Miséricorde un déni de justice. Pour parler comme Mauriac, ils ne commettent jamais « l’hérésie de niaiserie », omniprésente dans les catéchismes citoyens ou sanitaires (les deux adjectifs sont désormais synonymes). En outre, ce sont des esprits libres, d’une acuité particulière face aux mensonges partisans ou aux compromissions commodes. Lisons-les : on y apprendra plus sur l’Église et sur l’homme que dans le rapport de la CIASE.
Illustration : Mgr Eric de Moulins-Beaufort respecte les protocoles sanitaires à défaut de respecter des règles plus saintes.
L’Église des pédophiles, Henri Quantin, Cerf, 2021, 376 p., 20 €