Editoriaux
Cierges et ministres
Il y a une semaine à peine, une grave question agitait le monde politique : qui allaient être les ministres délégués aux Personnes en situation de handicap et aux Anciens combattants ?
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En distinguant les passions des vertus, et en évitant de placer les premières dans le champ de la morale, saint Thomas éclaire la passion qui anime l’auteur de la loi « contre la haine ».
L’actualité, une fois encore, nous oblige, si nous ne voulons pas devenir plus fous que nous ne le sommes déjà, à nous replonger dans des sources sûres pour tenter d’échapper à la confusion et à l’équivocité, marques de fabrique du flux contemporain des pensées. S’il est bien quelqu’un de clair et univoque, c’est saint Thomas d’Aquin. Saint Thomas et Laetitia Avia ont en commun de parler de la haine : l’une en a fait un fond de commerce politico-social, l’autre une question dans sa Somme de théologie. Si la pensée de Laetitia Avia ne manque pas de mordant, celle du Docteur Commun a pour elle une grande douceur lumineuse.
Comment est appréhendée cette question pour notre sensibilité contemporaine (sensibilité qui nous tient lieu, bien souvent, de raison) ? La haine est souvent perçue comme un vice, comme le contraire d’une vertu donc. Celle-ci, que serait-elle ? Il ne faut pas se hâter d’y voir l’amour, tant ce terme est équivoque. Il serait plutôt question de tolérance, de sympathie, d’empathie, de vivre-ensemble. Mais si la tolérance est le contraire vertueux de la haine, il faudrait aussi tolérer celle-ci : exclure quelque chose du champ de la tolérance serait être intolérant. L’empathie n’est pas davantage le contraire de la haine. Elle est une espèce de sympathie, de mouvement positif qui me porte vers celui qui souffre et pour lequel j’éprouve de la compréhension mêlée de compassion. Pour ce qui est de l’amour, s’il est bien le contraire de la haine, comme on le verra plus loin, il n’est pas une vertu. S’il n’est pas une vertu, la haine n’est pas plus un vice. L’un et l’autre sont des passions et une passion, comme telle, n’est pas principalement un objet moral, nous allons le voir. Pour bien comprendre le propos de saint Thomas, il n’est pas inutile de donner le contexte général et proche, dans la Somme, de cette question sur la haine.
La question 29, celle qui nous intéresse, prend place dans le « traité des passions humaines ». Ce traité est inséré dans la première section de la seconde partie de la Somme. Après avoir étudié Dieu en lui-même, un et trine, saint Thomas élabore le “retour” à Dieu de toute la création. L’homme, doué de raison et d’intelligence, effectue ce retour de façon active, par l’exercice des vertus aidé par la grâce. Au début de cet exposé, Thomas place le traité de la Béatitude : il montre la fin de l’agir humain.
L’homme, raisonnable et intelligent, est aussi un animal et, comme tous les animaux, il est agité de “pulsions”, dirions-nous, de mouvements qui ne sont pas des produits de la raison : les passions.
Les passions, évidemment, n’annihilent pas la spécificité intelligente de l’homme et l’âme raisonnable de la personne humaine se manifeste jusqu’en sa corporéité. Il n’y a donc pas, d’un côté, la raison morale, volontaire, voulue et, de l’autre, l’animalité corporelle involontaire, spontanée, amorale voire immorale. Les passions, au titre de l’unité de l’homme, sont des mouvement de l’âme, des mouvement naturels subis, certes, mais pas incontrôlables.
Après avoir établi que les passions siègent dans l’âme (Q.22) et les avoir distinguées (Q.23), Thomas aborde leur moralité (Q.24) et les hiérarchise (Q.25). Voilà pour les passions en général. Il aborde ensuite, les passions en particulier et il commence par l’amour (Q.26 à 28). Vient alors notre question 29 qui, en lien direct avec l’amour, traite de la haine et sera suivie de celle concernant la convoitise.
L’amour, la haine et la convoitise appartiennent à ce que Thomas appelle le « concupiscible » et qu’il distingue de l’« irascible » (la colère par exemple), les deux grandes catégories de passions.
La question 29 sur la haine est relativement brève ; elle se compose de six articles. On voit donc, concrètement, que l’amour occupe trois questions, la haine une seule. Ce déséquilibre indique nettement l’importance, comme passion, de l’amour sur la haine.
Je me contenterai, dans ce qui va suivre, de donner une synthèse de l’ensemble de la question. Le but étant de placer un projecteur différent sur une problématique embrouillée et combien passionnelle, justement, pour nous, aujourd’hui.
La haine est le contraire de l’amour, celui-ci étant simplement, à ce stade, un appétit qui me pousse vers le bien ou plutôt vers ce qui m’apparaît comme un bien pour moi. Il n’y a ici, et pour toute la question, aucune connotation morale à « bien » : est un bien ce qui me convient. S’il en est ainsi, il s’ensuit que l’objet de la haine est un mal ou plutôt ce qui me semble subjectivement être un mal. La haine est donc l’inverse de l’appétit qui me pousse vers un bien. Elle est une répulsion ou une « dissonance » envers tout ce qui est nuisible ou néfaste pour moi. Cette répulsion peut être dans l’appétit animal ou intellectuel, autrement dit à deux niveaux de la personne humaine. La haine suppose donc une relation qui mette en dissonance un sujet – animalo-intellectuel – et un objet – mauvais et cela sans tenir compte de la malice objective de ce qui est haï.
En effet, comme on peut considérer bonne telle chose alors qu’elle ne l’est pas, on peut estimer mauvaise telle autre et qu’elle ne le soit pas non plus : « C’est pourquoi il arrive parfois que ni la haine du mal, ni l’amour du bien ne soient choses bonnes. »
Si le haineux est un mal, l’amoureux du bien devient donc, à son tour, haineux. Mais cette haine-ci est une haine décrétée moralement bonne.
La haine est toujours la haine d’un mal et l’amour toujours l’amour d’un bien. Il y a un lien entre la haine et l’amour. La relation d’opposition qu’est la haine, en effet, est de nature à détruire ou à empêcher ce qui s’accorde ; elle est cette émotion qui me relie à l’objet contraire au bien que j’aime. Ainsi saint Thomas, manifestant la primauté de l’appétit vers le bien – l’amour –, fait de cet amour, dans l’ordre de l’intention, la cause de la haine. Ils peuvent coexister quand ils portent sur des objets différents : aimer quelque chose et haïr son contraire relèvent du même principe. On ne haïrait pas si on n’aimait pas d’abord. Il n’y a donc pas pour saint Thomas une haine essentielle, absolue. Il en est autrement pour l’amour mais nous ne sommes plus là dans les strictes passions humaines.
L’amour donc est non seulement la cause de la haine mais, comme une cause est plus forte qu’un effet, il est plus fort qu’elle : la répulsion du mal est un moyen pour obtenir une fin, le bien recherché par l’appétit. Malgré tout, à certaines occasions, la haine peut apparaître plus forte que l’amour. Tout d’abord parce qu’elle est ressentie plus vivement que l’amour : « Si on s’applique avec plus d’ardeur à repousser ce qui déplaît c’est parce que la haine est plus sensible. »
Ensuite, une haine corrélative à un amour plus grand touche davantage qu’un amour moindre : je détesterai plus fortement ce qui est le contraire de ce que j’aime beaucoup que je n’aimerais quelque chose de façon moindre : « Jamais la haine ne vaincrait l’amour sans un plus grand amour, correspondant à la haine. C’est ainsi que l’homme s’aime lui-même plus qu’il n’aime son ami, et, parce qu’il s’aime lui-même, il peut en venir à haïr même son ami, si celui-ci s’opposait à lui. »
De ce qui précède, saint Thomas affirme que tout être désire naturellement son bien et que personne ne peut vouloir quelque chose sinon à ce titre. La haine, donc, est impossible vis-à-vis de soi-même sinon accidentellement. C’est le cas par exemple lorsqu’on se trompe sur la nature bonne de ce que l’on poursuit, soit encore lorsqu’on ne recherche qu’un bien corporel ou sensible comme si l’être humain se résumait à cette sensibilité ou corporéité. Si donc quelqu’un se hait, c’est qu’il perçoit le mal qu’il hait comme un bien et, de ce fait, commet une erreur de jugement.
Parler d’erreur de jugement, c’est parler de vérité. Peut-on donc haïr la vérité ? On ne peut que haïr telle ou telle vérité qand elle se présente comme contraire à l’appétit du bien. La haine de la vérité existe quand on voudrait, par exemple, que ce qui est vrai ne le soit pas ou quand on ne veut pas connaitre telle vérité qui empêcherait, par exemple, de poursuivre des actes mauvais. Mais ici encore, c’est parce que poursuivre ces actes apparaît, subjectivement, comme un bien supérieur et le dévoilement de la vérité comme un mal.
Saint Thomas termine, enfin, en disant que la haine, contrairement à la colère qui ne touche que des faits particuliers, peut avoir des objets universels. Tous les hommes détestent ce qui leur fait peur, les voleurs, par exemple.
On voit comment cette question est traitée en dehors de toute considération morale et en restant strictement dans le cadre des passions humaines. Ces mouvement naturels que sont les passions ne sont pas, en eux-mêmes, affectés d’une appréciation morale. Elles n’intéresseront la morale qu’ultérieurement, lorsqu’elles contribueront à l’agir humain et, par la raison, à l’exercice des vertus. Les passions, en elles-mêmes, ne sont donc pas des vices et moins encore des vertus : la haine est le mouvement naturel de recul, voir de rejet, de ce qui m’apparaît un mal m’empêchant de poursuivre ma fin, toujours appréciée comme un bien.
L’autre aspect qui doit être souligné est que les passions affectent tout l’homme – corps et âme – et ne sont pas uniquement de la pure pulsion animale. Elles peuvent donc être régulées ou guidées par la raison, ce qui, dès lors, les fait entrer dans le cadre de la morale.
Notre époque, quand elle parle de la haine, tend à en faire non une passion mais un vice. Elle est d’emblée cantonnée dans le registre moral. Cela suppose dont que le bien moral ait été défini a priori, et presque toujours de façon relative. Le bien moral devient alors ce que tous doivent désirer et atteindre, faute de quoi ils ne seraient pas vertueux, voire seraient mauvais et donc possiblement éliminables. Une fois établi ce qui est le bien, tout ce qui s’oppose, ou tous ceux qui s’opposent, à ce bien prédéfini (par l’opinion, un sondage, le consensus, etc.) sont considérés comme haineux, autrement dit personnifications de la haine, et à ce titre sont donc universellement haïssables. Ce jugement vaut non seulement constat de désaccord mais aussi véritable condamnation morale et civique. Le haineux doit être expulsé et détruit. On note la confusion : si le haineux est un mal, l’amoureux du bien devient donc, à son tour, haineux ; cercle passionnel. Mais cette haine-ci est une haine décrétée moralement bonne.
Le premier problème est donc cette essentialisation morale de la haine en tout point contraire à l’approche thomiste des passions. Ensuite, plus fondamentalement, il faut se poser la question de savoir quelle raison fonde quelle société et comment sont définies les raisons du bien. Qu’est-ce qui fait que socialement parlant telle ou telle chose est un bien qui doit être désiré par tous ? Enfin, à trop vouloir vanter le bien, de façon naturelle et sensible, on risque d’attiser le feu de la haine ; on a vu que la haine procède de l’amour : « fanatique du “bien”, jusqu’au mal » disait le Père Alain-Marie Couturier. Notre époque est souvent possédée de cet amour sensible du bien.
Illustration : Laetitia Avia ou le nouveau visage de la vertu.