Editoriaux
Cierges et ministres
Il y a une semaine à peine, une grave question agitait le monde politique : qui allaient être les ministres délégués aux Personnes en situation de handicap et aux Anciens combattants ?
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Politique. À chaque problème sa réforme, mais, Dieu, qu’il y en a des problèmes ! Après le temps de l’immobilisme olympien, nous voilà passés au bougisme jupitérien ! L’actuelle boulimie réformiste, avec ses apories et ses impasses, est en train de doucher la France. Froidement.
Plus le temps passe, plus on s’aperçoit à quel point la prégnance de son péché originel pèse sur Emmanuel Macron. Et ce vice politique d’origine, on le voit maintenant se déployer dans toute sa stérile splendeur. Les apparences d’innovation révélées au cours des premières semaines avaient pourtant offert des occasions de se réjouir, et même laissé augurer de perspectives un peu neuves. La réception de Poutine à Versailles et l’accueil réservé à Trump sur les Champs-Élysées avaient incontestablement plus d’allure que les tressautements nerveux de Sarkozy et le lymphatisme ahuri de Hollande. Il n’est pas jusqu’à l’épouse du nouveau président, malgré leur curieux décalage, qui n’offrait enfin le profil d’une femme n’appartenant ni au show biz ni au ghetto boboïsant parisien. Las ! L’illusion a peu duré. Il est manifeste qu’avec cet homme, nous butons sur une tare irréductible. Son esprit est imprégné comme une éponge de tous les habitus mentaux qui dominent les classes dirigeantes : la mondialisation heureuse, la financiarisation inévitable, la fascination de la high tech, les grandes entreprises, le respect mi-admiratif mi-craintif de l’Amérique, et bien sûr Davos… et l’Europe, l’Europe, l’Europe !
Dans le développement de cet état d’esprit, on a, à juste titre, beaucoup incriminé l’ENA. Sa fondation en 1945 par Michel Debré (et Maurice Thorez !) procédait de la vision jacobine d’un État fort et omniprésent. Vision excessive qui nous vaut aujourd’hui que les mêmes hommes, du moins leurs clones, pratiquent le même excès, mais radicalement inversé : la nouvelle gouvernance, selon la prophétie saint-simonienne, substitue l’administration des choses au gouvernement des hommes, accomplissant une autre prophétie, celle d’Engels, le dépérissement de l’État. Après des générations d’étatisme, nous sommes dans l’ère du désétatisme, comme après les jupes longues, nous sommes à l’âge du minimalisme féminin.
Une opération immobilière en cours illustre idéalement ce processus. Rue de Bellechasse à Paris, l’ancienne abbaye de Pentemont, enceinte militaire depuis l’Empire, ministère des Anciens Combattants depuis 1945, a été récemment vendue à la Fondation Yves Saint-Laurent (créée par Pierre Bergé, aujourd’hui propriété du groupe Pinault) pour en faire son siège social et le lieu de ses défilés. Les locaux, vétustes et lépreux tant qu’ils relevaient de la Défense, sont en cours de rénovation. Une réhabilitation complète, magnifique et coûteuse. Moralité : l’argent qui manque à la défense du pays coule à flots pour les défilés de mode de Saint-Laurent. Constatons que telle est la société où nous vivons, et fermons la parenthèse.
Le président Macron a donc constaté que si la France n’allait pas bien, traînait la patte à côté de l’Allemagne, était grevée d’une dette inquiétante et surtout était menacée par le terrible populisme contre lequel lui, Macron, demeurait l’unique recours. Il n’y avait qu’une solution : partout où un problème se pose, effectuer une réforme visant à adapter, le plus strictement possible, le secteur concerné à la mondialisation en marche. La France reprendra ainsi toute sa place dans le grand mouvement de l’histoire vers le paradis libéral. Même si ce n’est pas toujours exactement son langage, comment ne pas voir que c’est le fond de sa pensée ?
Et il a l’œil et le nez fixés sur l’étape la plus urgente : intégrer la France à une Europe adaptée à l’image qu’il en rêve, avec les seuls pays en mesure d’en faire partie, en renonçant donc à l’élargissement « inconsidéré » d’une époque encore récente. Car son but caché, on le connaît, c’est de réaliser le grand fantasme giscardien : décrocher la présidence de l’Europe.
Dans cet objectif, mieux vaut se débarrasser tout de suite des bras cassés, c’est-à-dire réformer l’Union européenne d’une manière pragmatique, avec des « géométries » variables permettant de marginaliser les gêneurs incapables de s’adapter au cours du temps ou trop sensibles aux sirènes populistes. L’essentiel étant d’arriver, à travers la création d’un ministre de l’économie et des finances commun, à une structure homogène et rendant à « l’Europe » ainsi renouvelée toute sa place dans la concurrence mondiale. Comment ne pas rêver d’être alors à sa tête, lui, l’homme de 40 ans, qui sera toujours là dans dix ans, quand l’actuelle génération politique aura disparu, et qu’au sein de la nouvelle génération il sera le seul à bénéficier d’une telle expérience ?
On peut, sur ce point, ouvrir une nouvelle parenthèse. Mouammar Kadhafi n’avait pas 30 ans quand il prit le pouvoir à Tripoli. Il a vu aussitôt en lui le futur unificateur du monde arabe. Il fit allégeance à un Nasser vieillissant, comptant capter son héritage. Il annonçait déjà que toute la génération des responsables arabes de l’époque – coincés dans leurs logiques nationalistes ou tribales – aurait disparu quand lui serait en mesure d’accomplir l’unité tant attendue. Quarante ans plus tard, il sera abattu d’une manière ignominieuse dans la forteresse libyenne dont ses rêves successifs auront gâché toutes les chances réelles. On ne souhaite évidemment pas à Emmanuel Macron de connaître le sort final du colonel libyen, mais on souhaite à la France qu’elle ne mette pas quarante ans à sortir de ces rêves annonceurs de cauchemars. Combien de temps lui faudra-t-il encore pour redécouvrir qu’elle est un pays réel, et que les Français sont des êtres de chair et de sang qui lui ont donné un corps et une âme au fil de l’histoire ?
Nous n’en sommes pas là ! L’heure est encore au seul mot d’ordre que ce président, à la tête envahie par les brumes et chimères de l’époque, est capable de se fixer : Réformons ! Réformons ! Réformons ! Alors tout y passe, il n’est pas de domaine où l’on puisse taxer l’exécutif d’immobilisme, faute impardonnable s’il en est. L’important est de faire passer le bougisme pour du dynamisme, affaire de communication. Ce sont les ordonnances modifiant le code du travail, trop molles dans ce qu’elles ont de dur et trop dures dans ce qu’elles ont de mou. Puis la législation prétendant « moraliser » une vie politique fondée sur le grand mensonge d’une représentation fabriquée. Quelques mesures encore pour améliorer les moyens de lutte contre le « terrorisme » et lutter contre la « radicalisation » alors que la France attend toujours la grande politique de reconquête qui s’impose. Et les nouvelles mesures fiscales inscrites dans la loi de finances, dont on redoute qu’elles ne fassent plus de mécontents que de satisfaits.
Puis c’est la réforme de la formation professionnelle et de l’apprentissage, si nécessaire, si profondément justifiée, mais conçue selon des modalités dont on sent d’avance qu’elles la rendent impraticable. Et la loi sur l’immigration, lieu par excellence des passions idéologiques les plus contradictoires, et où la démagogie elle-même ne sait plus où donner de la tête. Et la réforme du statut des cheminots, qui certes ne relève pas de l’intouchable, du tabou, mais ne peut être justifiée que si elle s’inscrit dans une politique ferroviaire au service de tous les Français : la suppression des lignes secondaires au profit d’une vision purement technocratique de la SNCF, telle qu’elle ressort du rapport Spinetta, retire toute justification morale – et politique – à l’idée de remettre en cause le statut de ses employés. Et en vue également : la réforme constitutionnelle. Elle aurait pu et dû revêtir une importance capitale quand on sait l’influence du jeu des institutions sur la marche de la France. Mais on voit d’avance qu’elle accouchera d’un souriceau.
À toutes ces réformes, une préoccupation primordiale : qu’en pensera Bruxelles ? Et dans cette question, il ne faut pas comprendre qu’il s’agirait de vérifier l’opinion de M. Juncker ou de Mr Donald Tusk. Il s’agit plutôt du « Bruxelles intérieur » tapi dans la conscience de nos responsables politiques, une sorte de Jiminy Cricket qui vient leur souffler quel nouveau pan de la souveraineté nationale pourrait être sacrifié sur l’autel de l’eurocratie.
Nous voilà donc à nouveau embarqué dans un cycle que nous ne connaissons que trop : un « élu du peuple » qui, habité par la grâce du renouveau, veut tout changer, et va inévitablement rencontrer des oppositions auxquelles il sera obligé de céder, partiellement sans doute, mais suffisamment pour casser sa dynamique et laisser les Français, une fois encore, le nez dans le ruisseau. Ah ! si seulement on pouvait, une fois pour toutes, supprimer cet éternel gêneur, le réel !