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Procès de masse, fiction de procès, procès de la fiction ? L’affaire Le Scouarnec

Quelques semaines après la fin du procès Pelicot s’est ouvert, à Vannes, le procès Le Scouarnec. Une étrange symétrie relie les deux affaires de viols, la victime aux soixante criminels, et le criminel aux trois-cents victimes.

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Procès de masse, fiction de procès, procès de la fiction ? L’affaire Le Scouarnec

On retrouve l’intérêt des médias, un peu moindre, et la petite foule de militants, un peu moindre également, devant le palais de justice ; le patriarcat est moins directement en cause, la culture du viol aussi, on dénonce l’ordre des médecins, les violences obstétriques, la pédophilie aux cent soixante mille victimes, le silence. Le militantisme est plutôt respectable dans la société moderne : il crée du lien social, participe au débat d’idées, suscite un élan désintéressé. On peut cependant éprouver quelque malaise quand il s’agit de crier contre des accusés en cours de jugement, presque indéfendables, et contre qui l’institution judiciaire a déjà déployé sa puissance. Ce sont sans doute les mêmes qui, il y a un siècle, insultaient les condamnés à mort sur le chemin et la place de l’échafaud. Et encore, quand les foules hurlantes s’abandonnaient gratuitement à leur rage, les militants, qui sont plutôt des militantes, espèrent eux, elles, récupérer un peu de la notoriété médiatique du procès.

Impressions, désirs, fantasmes ?

L’affaire Le Scouarnec naît du zèle de la gendarmerie puis de la justice – comme d’ailleurs l’affaire Pelicot. Au printemps 2017, à Jonzac, les parents d’une petite fille de six ans portent plainte pour une agression sexuelle commise par leur voisin à la clôture des jardins et rapportée par l’enfant. Le voisin, Joël Le Scouarnec est un chirurgien de soixante-six ans, divorcé, solitaire et au comportement singulier. Une perquisition est organisée chez l’agresseur, avec d’autant plus de soin qu’il a été déjà été condamné, douze années plus tôt, à quatre mois de prison avec sursis pour importation et détention d’images pédopornographiques, après que la police fédérale américaine a communiqué les preuves de paiement d’achat en ligne. Lors de la fouille sont découverts des poupées, des objets sexuels de diverses natures, des disques durs contenant des photographies et des films représentant des perversions sexuelles variées, de la pédophilie à la zoophilie, des scènes de torture et d’assassinat, sur des êtres humains et sur des animaux, et des journaux intimes. En décembre 2020 Joël Le Scouarnec, alors âgé de soixante-dix ans, est condamné à quinze années de prison pour des viols et des atteintes sexuelles sur quatre mineures, la jeune voisine, une patiente et deux de ses nièces.

Mais une autre procédure commence, c’est celle-ci qui aboutit au procès d’aujourd’hui. Elle est basée sur les carnets saisis lors de la perquisition. Ces derniers rapportent les activités sexuelles de Joël Le Scouarnec, faits, impressions, désirs, fantasmes, sans que l’on puisse distinguer exactement réalité et imagination. Et c’est là-dessus que l’enquête et le procès prennent toute leur spécificité, voire leur étrangeté. L’ignominie des faits poursuivis, l’indignation militante et la fascination médiatique ne parviennent pas tout à fait à le dissimuler.

Car tout part d’un écrit intime. Joël Le Scouarnec a écrit des choses. Qu’est-ce qui y relève du fantasme, du projet, du fait accompli et du compte-rendu ? Il est le seul à le savoir. Il a longtemps affirmé qu’il s’agissait de fantasmes. Ce n’est pas invraisemblable, même si la réalisation avérée d’actes de pédophilie conduit à en douter. Après avoir nié la réalité des faits décrits, il a avoué, au début du procès. Mais pourquoi le croire alors ? L’aveu le rend plus important aux yeux de ses juges, et de la presse. Que risque-t-il, quelques années de plus, en plus de la peine qu’il purge déjà, mais l’aveu peut aussi inciter les juges à ne pas aller au maximum de la peine.

Le procès crée le crime

Or l’étrangeté de ce procès est aussi que c’est l’aveu qui fait exister le crime : car entre le chirurgien qui voit un enfant nu, et qui le manipule, et l’agresseur sexuel, parfois seule l’intention sépare. Et de façon tout aussi étrange, dans ce procès, la souffrance des victimes n’est pas tant causée par le crime que par l’enquête. Car les enfants ont oublié, presque tous sur les trois-cents, sauf trente. Ils dormaient plus ou moins, après l’opération, ils n’ont pas compris, ou ils ont, inconsciemment, voulu oublier. Ou il ne s’est peut-être pas vraiment passé quelque chose… Et là, ils ont été convoqués au commissariat ou à la gendarmerie, on leur a appris qu’ils avaient été victimes d’un pédophile. Quelques-uns se sont souvenus, ils n’avaient pas osé dire ou on ne les avait pas crus, quelques-uns ont pensé enfin pouvoir expliquer certaines bizarreries de leur propre comportement et certains échecs de vie, de la phobie hospitalière à la phobie scolaire, beaucoup ont alors découvert qu’ils avaient été des victimes et en ont été traumatisés. Beaucoup ont entamé un traitement psychologique, un s’est suicidé, beaucoup vont tenter d’oublier.

Magistrats et avocats ont été occupés quatre mois par le plus grand procès pour pédocriminalité tenu en France ; les journalistes l’ont été aussi. Les trois cents victimes, pour la plus grande part sorties intactes ou guéries du crime, dont on ne sait pas vraiment s’il a eu lieu, ont été blessées grièvement par l’enquête, puis le procès, vingt ans après. Joël Le Scouarnec a été condamné au maximum de la peine, vingt ans de prison. Des associations de victimes se sont plaintes de l’absence de rétention de sûreté. Joël Le Scouarnec sortira sans doute de prison non pas avant ses quatre-vingt-deux ans mais à quatre-vingt-sept ans, avec un suivi socio-judiciaire de quinze ans. Et l’on n’est pas sûr de ce qui s’est vraiment passé : même la vérité n’a guère gagné à ce procès.

 

Illustration : L’Ordre des médecins, à la conscience à la fois si politique et si corporatiste, pourrait être une victime collatérale du procès.

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