Monde
« Nos dirigeants actuels invoquent souvent la révolution »
Un entretien avec Ludovic Greiling. Propos recueillis par courriel par Philippe Mesnard
Article consultable sur https://politiquemagazine.fr
La politique aujourd’hui n’est plus qu’une machine à inventer des solutions immédiates dans une société en perpétuelle évolution. Sous l’empire des idéologies décevantes, l’exercice du pouvoir se borne à courir après un utopique état de bonheur originel. Les noms des partis reflètent ce vain rêve auquel les Français ne croient plus.
Les Français, l’a-t-on assez dit, se désintéressent de la politique. Ils n’y croient plus. Et les noms des partis politiques traduisent la disparition des idéaux qui les mobilisaient autrefois : ils ne signifient rien de précis, et sont dénués de références idéologiques, mais, par là, révèlent l’épuisement d’une certaine conception de la politique, celle qui a prévalu aux XIXe et XXe siècles. Alors la politique se présentait sous la forme d’une lutte pour des choix de société inspirés de visions différentes de l’homme, du monde et de l’histoire. On s’affrontait dans l’agora pour l’établissement de la démocratie, de la justice, du socialisme ou de la puissance du pays. Et on le faisait au nom d’une conception de l’histoire qui présentait l’avènement de la grande démocratie universelle, le triomphe de la justice et de l’égalité ou la mission morale et civilisatrice de la France comme l’aboutissement naturel de l’évolution de l’humanité, que cette conclusion fût perçue comme immanente à celle-ci, ou que cette dernière fut entendue comme ordonnée à une morale transcendante créatrice de l’éthique et du droit. Ou, si l’on avait des convictions plus droitières, on mettait en avant la puissance, la prospérité et le rayonnement de la France dans le monde. Ces idéaux n’éclairent plus la vie de nos contemporains. Ils ont déçu. Ils n’ont pas tenu leurs promesses, ont révélé leur caractère largement utopique, leur incapacité fondamentale à transformer ou seulement à transfigurer le réel, lequel demeure, lourd, prosaïque, amer, avec ses innombrables problèmes qui subsistent ou se succèdent. C’est l’éternelle histoire, le refrain bien connu : « Que la république était belle sous… ». Seulement, une fois instituée, elle ressemble fort à l’Empire. Aujourd’hui, la démocratie libérale, étayée sur les droits de l’homme s’est étendue à tout le monde occidental et est officiellement considérée par l’ONU comme le seul régime politique admissible. Et elle n’accomplit pas de miracle. Elle apparaît sinon comme une imposture, du moins comme une institution purement formelle qui ne résout rien.
Ce qui nous amène à cette question fondamentale : peut-on légitimement demander à la politique de résoudre tous les problèmes en leur apportant des solutions exhaustives et définitives ? Une telle conception de la politique est propre à la période contemporaine. À vrai dire, elle est la rançon de la laïcisation de nos sociétés. Celle-ci, sans doute inévitable, et irréversible, a provoqué une perte du sens de nos institutions sociales et de notre raison même d’être au monde. Et la politique a été investie de la mission de retrouver ce sens. Seulement voilà : cette mission ne lui incombe pas. Sa seule fonction consiste en la défense de ce que nous appelons aujourd’hui l’intérêt général. Son domaine était parfaitement identifié avant l’avènement de l’ère démocratique. Le politique relevait alors de l’administration et de la gestion des affaires temporelles de la communauté. L’idéologie, alors, n’y avait aucune part. Les monarchies d’Ancien Régime, tant en France qu’à l’étranger, étaient des sociétés chrétiennes, comme telles profondément différenciées et hiérarchisées, au sein desquelles chacun occupait une place et une fonction qui le dotaient d’un statut tant moral que matériel, et donnait un sens à son existence. L’ordre politique et social relevait d’une transcendance divine qui l’habitait et s’imposait aux sujets dont elle structurait toute la vie. Comme le rappelle Augustin Cochin, la société était alors vécue sans être pensée à proprement parler, encore moins conceptualisée, et il n’existait donc aucune distinction entre son domaine et celui, personnel et privé, de l’individu.
La laïcisation des esprits et des institutions opérée à partir de la fin du XVIIIe siècle entraîna cette différenciation, lourde de divergences d’intérêts, donc d’oppositions, entre l’individu et la société, ainsi qu’entre cette dernière et sa représentation morale. La première conséquence de ce changement fut que l’exercice du pouvoir politique ne se ramena plus à celui de la seule fonction de la gestion des intérêts vitaux de la communauté dans le cadre d’une monarchie d’institution divine, mais procéda d’une conception purement rationnelle des institutions et de l’organisation sociale, distincte de leur réalité concrète. Ainsi fut donc instituée d’emblée une opposition entre le réel et sa conception idéale, et la tâche du politique allait censément consister à les faire coïncider et à faire procéder le premier de la seconde. La société, se trouvant évidée du sens immédiat et indiscutable que lui conférait son origine divine, un nouveau sens, de nature purement rationnelle, devait lui être donné pour la légitimer à l’esprit des hommes dont elle avait à organiser la vie.
Et, ainsi, apparut l’idéologie, désormais assise indispensable de la politique. Fondée sur elle, cette dernière se voyait alors investie de l’impossible mission de transfigurer la condition humaine en lieu et place de la religion, exclue du domaine public, et de satisfaire à toutes les aspirations individuelles et collectives des hommes, y compris celles qui relèvent de la seule dimension psychologique et pour tout dire existentielle de la personnalité. Moulée par l’idéologie, la politique devint l’affaire d’un milieu artificiel créé en dehors de la société civile, la classe politique, et d’une caste intellectuelle et médiatique, l’intelligentsia. Et, se vouant à l’avènement d’une utopie, elle s’incarna en des partis constitués en vue de la lutte pour le pouvoir. Censée répondre à tous les besoins de tous les individus, elle se fracassa contre le réel.
D’où la désaffection des électeurs et le recentrage des partis et de leurs chefs sur leurs fondamentaux. La politique subit les effets du désenchantement du monde, qu’elle est censée pallier. C’est ce qui explique que les hommes et femmes politiques d’aujourd’hui s’efforcent désespérément de retrouver les faveurs du public en prétendant « aller à la rencontre des Français », en prenant leurs distances d’avec les idéologies, toutes discréditées, et « la politique politicienne », tout aussi décriée, et qu’ils donnent à leurs partis des noms aussi désidéologisés et doctrinalement vides que Horizons, Renaissance, Debout la France, Reconquête !, Les Patriotes, Les Républicains, Mouvement Démocrate (MoDem), Union des Démocrates et des Indépendants (UDI), Résistons !, La France Insoumise.
S’ils sonnent creux et n’évoquent rien de précis, ces noms (qui, en d’autres temps, eussent été inconcevables et auraient fait un flop monumental s’ils avaient été lancés), sont pourtant fort significatifs. Ils se présentent comme une tentative de retour à ce que l’on appelle fréquemment les « fondamentaux », c’est-à-dire les valeurs et principes qui inspirent censément la vie politique. Vain ressourcement.
Ces valeurs et principes sont de natures très diverses. Certains sont ceux du patriotisme le plus classique et invitent au redressement national : Debout la France, Les Patriotes. Valeurs fondatrices de notre civilisation, tant occidentale que française. D’autres invitent à la révolte contre l’ordre établi, voire à la révolution, comme La France Insoumise ou Résistons !. D’autres enfin prétendent incarner l’essence de notre démocratie : Les Républicains, le Mouvement Démocrate. Ou encore la fidélité à un idéal politique et social suranné : le Parti de Gauche, aujourd’hui amalgamé à La France Insoumise.
Ces noms, et même ces partis d’un nouveau modèle, traduisent la prétention d’un retour aux sources, censément pures, de la politique, d’un retour au réel, et d’une redécouverte et d’un attachement à ce à quoi les Français tiennent : la grandeur et la prospérité du pays, la justice sociale et la démocratie. Effort louable (du moins en apparence) peut-être, mais voué à la stérilité dans la mesure où il se déploie sur un peuple moralement déprimé, épuisé, irrémédiablement écœuré, et qui a perdu toute foi en la politique et en les hommes et partis qui l’incarnent, et qui voient leur pays s’enfoncer toujours davantage dans le marasme économique, la pauvreté, la décomposition sociale, le déclin au plan international.
Les partis ont beau se multiplier, se réformer et changer de noms, ils ne parviennent plus à ressaisir le réel, et ne peuvent, en conséquence, résoudre les grands problèmes de la France et des Français, surtout en une période de crise. En cela ils évoquent leurs lointains devanciers de la IIIe République finissante des années 1930. La faillite patente du régime parlementaire conduisait alors des hommes politiques de tous bords à créer de nouveaux partis (parti frontiste, parti radical-socialiste-Camille Pelletan, parti républicain syndicaliste, parti socialiste de France), de nouveaux mouvements en marge des partis (Ordre nouveau, Jeune Droite, X-Crise) pour réconcilier les Français avec leurs institutions et revigorer celles-ci, en vain. Il était impossible aux petits bonhommes de ces partis, d’ailleurs coulés dans le moule du régime, de redonner vie à une république qui avait évidé la France de sa dimension spirituelle. Nous vivons un moment tout à fait comparable. Les partis neufs d’aujourd’hui, bâtis avec du vieux sur les débris des anciennes formations récusées par le peuple, dirigés par d’anciens caciques de celles-ci, et affublés de noms insipides, s’efforcent d’insuffler quelque sève à un régime séché sur pied. Le cœur n’y est plus. La foi ne renaît pas.
Les Français, aujourd’hui, ne croient plus ni dans leurs dirigeants, ni dans leurs institutions, ni dans les partis, et encore moins dans les grands idéaux qui animaient leurs ancêtres. Ils n’y croient plus parce que, depuis deux siècles et demi l’idéologie a complètement altéré et perverti la politique en l’investissant de la mission de la réalisation d’une utopie rationaliste, alors que sa fonction naturelle est simplement (il s’agit là d’un euphémisme) d’assurer la sauvegarde des intérêts vitaux de la communauté et la prospérité de celle-ci, la cité idéale ne relevant pas de ce monde mais d’un autre que seule la foi et l’aperception intuitive des essences et des valeurs morales nous permet d’entrevoir ici bas. La raison, enseignait saint Thomas, n’est saine et profitable qu’autant qu’elle est éclairée par la foi. Sans la foi, seule, souveraine et exclusive, elle n’est que ruine de l’âme, et donc de l’homme. Mais la foi peut-elle renaître d’où on l’a bannie ?
Illustration : L’idéologie anticléricale, progressiste, maçonnique inspire toutes les politiques publiques et infiltre tous les cercles du pouvoir.