L’ampleur des oppositions que suscite le passe sanitaire est impressionnante. Le passe divise intensément. Mon objectif ici n’est pas d’analyser le pour et le contre sur le fond sanitaire ou juridique : il y a bien assez de prises de positions pour cela. Il est d’envisager la mesure et les réactions qu’elle suscite sous l’angle politique, notamment du point de vue de la droite et plus particulièrement conservatrice.
Diviser est clairement une caractéristique de Macron : non seulement il antagonise mais il cultive cette opposition. Il ne cherche pas à rassembler le plus de gens possible, mais à mobiliser son camp et les indécis. Le leader qui lui ressemble sur ce plan, c’est Trump, qui avait et a encore la même méthode, malgré leurs différences par ailleurs. Comme Trump, il parle à ses partisans. Le fait s’est encore accentué à cette occasion, y compris dans la communication : c’est lui face à tout le reste. Le danger de cette posture a été noté même par Le Monde. Une telle attitude est évidemment contestable sur le fond (comme pour Trump) car on attend du chef de l’État un effet de rassemblement.
Il y a là de sa part évidemment un calcul politique, par certains côtés un coup de poker. Un bon calcul ? L’avenir le dira mais a priori il n’était pas idiot de son point de vue – envisagé comme acteur politique et non comme chef d’État. Notamment, cela lui donne un discours possible dans tous les cas. Si la Covid reprend, cela montrera qu’il fallait agir énergiquement, et il pourra stigmatiser les opposants. S’il recule, il pourra dire que cela a marché.
Politiquement, son risque est bien sûr que les manifestations d’opposants exacerbent les oppositions et que cela prenne de l’ampleur à la rentrée, notamment en s’adjoignant d’autres questions, ne serait-ce que toutes celles liées aux douleurs de la sortie de crise. Mais l’avantage d’une telle stratégie à la Trump est de fortement mobiliser un camp de partisans déterminés. Or il n’aura besoin que de 25 % en 2022 pour passer au second tour. En outre cela met bien plus haut la barre de la détermination (notamment par rapport aux candidats alternatifs de droite, et à Marine Le Pen). On comprend donc bien son calcul. Et d’ailleurs les voix politiques alternatives sont restées assez peu audibles.
Une opposition exacerbée
Plus complexe est la réaction de l’opposition populaire, avec des manifestations exceptionnelles pour un mois d’août, et des débats parfois délirants sur les réseaux sociaux. L’explication par la seule situation de la Covid est insuffisante. Certes on peut juger que l’exigence du passe sanitaire, surtout comme il est mis en place, est disproportionnée ; on peut avoir des doutes sur la stratégie vaccinale ou craindre ces vaccins pour soi-même. Plus généralement, depuis le début de la crise le régime a indéniablement raconté tout et le contraire de tout, minant les bases de la confiance. Mais à mon sens tout cela n’explique pas l’intensité de la réaction, d’autant qu’on ne l’observe pas ailleurs, en Italie par exemple. En outre, il n’y a pas de raison que de telles considérations touchent plutôt la droite la plus ferme, notamment les populistes ainsi que beaucoup de conservateurs. Il y a certes aussi une partie de la gauche dure, mais elle est bien moins présente.
Il faut donc chercher d’autres motifs. Le plus évident est l’opposition à Macron, exacerbée par son comportement antagonisant. Combiné aux considérations précédentes sur le plan sanitaire, cela donne un ensemble de motifs qui devient plus plausible. Mais une telle explication ne permet pas de saisir toute la signification du mouvement en cours.
En effet, cette lutte est présentée comme un combat majeur pour la liberté, face à ce qui est décrit comme une forme de dictature, éventuellement totalitaire, mettant en outre en place de graves discriminations entre citoyens. Et le fait est que cela s’ajoute à un contexte indéniablement préoccupant de restrictions à la liberté d’expression (sous l’emprise du politiquement correct). Typique est la réaction de F.-X. Bellamy, qui parle carrément de changement de notre modèle de société ; or il est habituellement très modéré dans son ton et ses mots.
Au-delà de la rhétorique naturelle des luttes politiques, ce positionnement, à mon sens, pose problème. D’abord, non seulement le confinement accepté en 2020 était autrement plus restrictif des libertés, et le passe permet d’éviter cette méthode, mais le moins qu’on puisse dire est qu’on est très loin de ce qu’on peut appeler dictature ou totalitarisme. Quant à la “discrimination”, elle se fonde sur une réalité précise : certains sont vaccinés et d’autres non, certains positifs, d’autres non. À nouveau, on peut discuter la pertinence de la décision, mais en soi elle n’est pas arbitraire.
D’un autre côté, et peut être surtout, on ne voit pas, ou très rarement, dans ces critiques du passe la problématique posée en termes de bien commun, ce qui vise certes le bien des personnes et inclut leurs libertés mais suppose fondamentalement la prise en compte de la communauté. Une épidémie implique par nature qu’il y a contagion, ce qui veut dire que chacun par sa liberté peut nuire à son voisin. Le bien commun implique que cette contagion soit autant que possible réduite ou éliminée, ce qui implique inévitablement des restrictions aux libertés. Il est normal qu’un pouvoir politique, quel qu’il soit, prenne cela en compte. Certes ce pouvoir peut être stupide ou mauvais ; en outre la France a une lourde tradition d’emprise démentielle de l’État sur la vie commune. Mais même un tel pouvoir conserve toujours un rôle légitime en regard de ce bien commun, comme saint Paul le soulignait déjà. Au minimum donc on aurait attendu une mise en regard de la légitimité des mesures prises par rapport aux exigences indéniables de la situation. Or si au lieu de la Covid on avait la peste, ces mesures seraient non seulement justifiées mais parfaitement insuffisantes. C’est donc une question de proportion, de choix prudentiel, et non de métaphysique politique. On peut légitimement contester cette pertinence dans le cas de la Covid, même si les données en faveur d’un intervention active, avec vaccination, me paraissent l’emporter nettement. Certes, les mesures prises sont sans doute bien mal calibrées (exemple évident des restaurants en terrasse). Mais on ne peut certainement pas parler de changement de société ; celui-ci reste une menace possible, mais cela supposerait de tout autres mesures : notamment, l’interconnexion des bases de données et une notation universelle, à la chinoise. C’est concevable un jour, peut-être, mais le passe par lui-même n’est pas de cet ordre. Et après tout le confinement était autrement réducteur de liberté.
Au niveau des principes, en outre, bien plus que le passe sanitaire, l’emprise du politiquement correct et du délire woke me paraît autrement préoccupante. Mais si eux veulent régenter la société, ici on refuse de fait l’idée même de discipline sociale. Cela a peu de chance d’être fécond.
Une liberté absolutisée
En outre, ce qui est essentiellement mis en avant est une forme absolutisée de la liberté. Il est dès lors difficile de ne pas voir en arrière-plan une tentation, évidente dans le cas populiste mais aussi chez beaucoup de conservateurs : celle de l’individualisme sous une forme libertarienne. C’est la tentation du Tea party américain : je fais ce que je veux comme je veux et zut au gouvernement. Mais, aux États-Unis, cela s’explique par la puissance de cette tradition de pensée à la Ayn Rand. Le pur refus ne mène à rien. Et c’est contradictoire avec la pensée classique et conservatrice, où les notions de communauté, de solidarité et d’autorité sont centrales, avec celle de liberté bien sûr. En outre la préparation la meilleure pour un régime autoritaire est un désordre préalable, caractérisé entre autres par une forme d’individualisme libertarien. Notons cependant que le régime aussi nourrit ce genre de dérives : le mariage pour tous, l’avortement comme droit, etc., sont défendus au nom des mêmes principes libertaires et de non-discrimination que brandissent les manifestants. Dit autrement, la liberté ne peut être défendue que dans un cadre où le souci de la communauté et du bien commun est reconnu comme essentiel.
Il y a donc là un double risque pour les “conservateurs” : 1° de rester confinés dans une rôle purement protestataire et de ne pas offrir d’alternative politique véritable ; 2° plus profondément, de s’éloigner de la tradition de pensée dont on se réclame, classique ou conservatrice, qui n’est pas libertarienne. C’est en effet une pensée de la personne en communauté, où l’autorité est reconnue comme indispensable et légitime. Qu’Emmanuel Macron ne réponde pas aux critères d’un bon gouvernement me paraît indiscutable. Mais que trop souvent on abandonne de fait la perspective de la responsabilité envers la communauté au nom d’une liberté individuelle absolutisée est une dérive intellectuellement dangereuse.
Par ailleurs un mouvement ainsi inspiré a toutes chances de rester stérile. Au plus, il peut faire reculer Macron (sans pour autant empêcher sa réélection, toutes choses égales par ailleurs). Mais sans établir de repère clair pour la société à l’avenir, encore moins de solution, faute d’avoir posé de problématique complète, incluant à la fois les libertés et le sens de la communauté. Au pire, et sauf explosion et saut dans le vide, le plus probable est que cela soit un nouveau coup d’épée dans l’eau, après les Gilets jaunes. Et encore : malgré leurs limites, la problématique de ces derniers (l’opposition entre la nouvelle classe dirigeante et la population périphérique) était potentiellement plus fondée, même si eux aussi n’avaient pas proposé de réflexion un tant soit peu élaborée et étaient tout autant individualistes et anarchisants.
Rien n’empêche donc ceux qui jugent ces mesures disproportionnées de s’y opposer – il y a des motifs possibles pour cela, même si je ne pense pas que cela justifie cette réaction. Mais de grâce, qu’on ne fasse pas de ce combat le lieu d’un affrontement entre la liberté et la tyrannie.
Illustration : 150 personnes rassemblées à Lyon, le 30 août 2021, pour la première manifestation pro-vaccin. Un symbole de fraternité et de démocratie.