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L’Ordre moral, guerre culturelle entre deux mondes

Alors Mac Mahon présidait. En cette période on aspirait à restaurer le Roi, le moral miné par la défaite contre les Prussiens. Dans les années 40, la même conjoncture aurait pu amener aux mêmes aspirations. Entre exaltation populaire, sentiment religieux, et union des droites impossibles, l’époque nous parle. Propos recueillis par Christophe Boutin.

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L’Ordre moral, guerre culturelle entre deux mondes

Olivier Dard et Bruno Dumons, vous venez de faire paraître un ouvrage collectif consacré à l’Ordre moral, soit la période de la présidence de Mac Mahon, de 1873 à 1877. La période, mal connue, demande en effet à être revisitée, et vous l’expliquez dans votre introduction. Les débats qui l’agitent ne sont pas d’ailleurs sans renvoyer à des questions d’actualité.

OD : La publication de ce livre renvoie prioritairement à une urgence historiographique. Mal connue, dépréciée, la séquence de l’Ordre moral méritait d’être examinée à nouveaux frais en conviant à cette entreprise collective les meilleurs spécialistes d’histoire politique et religieuse pour souligner toute son importance dans l’histoire de la France contemporaine. Une importance d’autant plus marquante qu’au-delà du fait qu’il fut la dernière tentative concrètement entreprise de restauration monarchique, l’Ordre moral renvoie également à des enjeux propres à notre actualité, à savoir les potentialités et les limites d’un conservatisme français ou le débat, aujourd’hui quotidien, sur l’union des droites. L’Ordre moral se traduit par un échec de cette union dont nous examinons les responsabilités.

Quelle est selon vous la part de réaction, après la Commune, de cette politique de l’ordre moral ? N’est-elle que cela ?

BD : Le traumatisme de la Commune fut assurément un processus déclencheur, associé à une sensibilité catholique faite d’expiation et de réparation. Mais l’Ordre moral appartient à une culture politique où le religieux est intimement lié au politique, il en est un ciment comme le montrent les répercussions en France du conflit qui déchire l’Espagne à travers une guerre opposant les carlistes au gouvernement de Madrid. Les partisans du prétendant de don Carlos de Bourbon et d’Autriche-Este sont soutenus en France par les légitimistes les plus en vue, les chevau-légers, qui reprochent au gouvernement de l’Ordre moral de ne pas manifester un soutien clair aux carlistes. Une des ambitions de notre livre est de montrer que si l’Ordre moral a marqué l’histoire de la France contemporaine, il doit aussi être compris en prenant en compte l’échelle européenne. Certes, il n’existe ni internet ni réseaux sociaux au XIXe siècle mais les hommes et les idées circulent, en particulier dans un monde catholique où la question romaine est au centre des préoccupations au même titre que les réponses à apporter à l’avènement d’un « monde moderne » dénoncé dans le Syllabus publié par le Saint-Siège en 1864.

Ordre moral ou Vichy, n’y a-t-il pas des points communs entre ces périodes de notre histoire oscillant entre restauration et repentance après une défaite militaire et l’invasion du pays ?

OD : Le parallèle ne saurait être écarté et les contemporains l’ont relevé. Avant même d’évoquer Vichy, rappelons que le 19 mai 1940, alors que la France est envahie, le gouvernement Reynaud s’associe aux prières publiques prescrites par l’Église en prenant part aux processions des reliques de sainte Geneviève. On sait aussi toute l’importance du discours doloriste et expiatoire du Maréchal Pétain lorsqu’il proclame dans son Appel du 20 juin 1940 que « […] l’esprit de jouissance l’a emporté sur l’esprit de sacrifice » et qu’« on a revendiqué plus qu’on a servi. » Ajoutons que Mac Mahon n’est cité qu’une fois dans l’ensemble des discours de Pétain adressés aux Français, à savoir dans l’allocution du 23 juillet 1941 lorsqu’il évoque la future constitution destinée à remplacer celle de 1875 : « un autre maréchal […] va maintenant présider à l’élaboration de celle-ci. » Mais Pétain et les hommes de Vichy savent que l’Ordre moral fut un échec et qu’il a mauvaise presse dans la mémoire collective et qu’il ne serait donc pas une référence à mobiliser. Le Maréchal Pétain a lui-même précisé dans son message du 10 octobre 1940 que « l’ordre nouveau » ne saurait être assimilé à « une sorte d’“ordre moral” ».

Cette politique de l’ordre moral n’est-elle pas le dernier sursaut d’un monde… qui ne s’en rend pas compte ? Pouvait-on espérer un soutien populaire réel de cette alliance du trône et de l’autel à laquelle rêvaient encore certains ?

BD : Cet épisode français de l’Ordre moral est à replacer dans une histoire européenne plus large. En effet, il correspond à un moment de résurgences contre-révolutionnaires en Europe qui affrontent des cultures politiques très anticléricales et d’orientation républicaine, qu’il s’agisse de l’Allemagne, de l’Italie, de la Suisse et de l’Espagne. Ce n’est pas qu’un simple épiphénomène de l’histoire politique française mais plutôt une page méconnue de l’historiographie européenne au sein laquelle se distingue une forme de guerre culturelle entre deux mondes. Si la figure du prétendant Henri V, comte de Chambord, surtout lors de son exil à Frohsdorf, a bénéficié d’un soutien populaire dans certaines régions de l’Ouest de la France et du Midi « blanc », il n’atteindra jamais le culte du pontife romain, en la personne de Pie IX, le « pape-roi » qui attire désormais les foules catholiques et les nostalgiques de la monarchie légitime, en particulier.

Vous insistez avec vos auteurs sur la dimension religieuse de la période. Mais les foules des pèlerinages ne cachent-ils pas la rupture assumée entre religion et politique, et l’Église n’est-elle pas doublement dépassée, alors que le Pape rêve encore à sa souveraineté temporelle sur ses États ?

BD : Les foules pèlerines chantent Sauvons Rome et la France au nom du Sacré Cœur. Pour elles, le politique est intimement lié au catholicisme romain. Le retour d’un souverain ne les préoccupe pas plus que cela pourvu qu’il défende la foi catholique et le pape. Les différentes dévotions au Sacré Cœur et à la Vierge Marie sont reprises avec des connotations politiques du côté des élites catholiques, souvent monarchistes, mais à l’inverse, Rome se démarque nettement de ces instrumentalisations dévotionnelles. Il promeut une internationalisation de ces dévotions, perdant ainsi leur caractère politique de défense d’un régime. Vu de Rome, l’Ordre moral est certes un temps bienvenu mais Pie IX gardera une certaine distance à son égard, voire une relative méfiance envers la politique française en raison de la stratégie menée par Napoléon III dont il a conservé le souvenir.

Que dit l’historien que vous êtes de l’impossible « union des droites » de l’époque ? Entre intransigeance des uns et dérive centriste des autres, entre aristocratisme et populisme, comment ratent-elles le train de l’histoire ?

OD : Le livre revient en détail sur l’échec de la restauration du comte de Chambord et s’emploie à l’expliquer en prenant au sérieux les arguments d’un prétendant providentialiste pour qui la question du drapeau relève davantage de la sacralité que de la politique tandis que chez les autres monarchistes, des orléanistes à une partie des légitimistes, si une restauration est envisageable, elle impose des compromis et des adaptations en considérant qu’il ne saurait être question d’envisager d’effacer complètement la révolution et de prétendre revenir à une monarchie traditionnelle qui, pour Chambord, regarde plutôt du côté de saint Louis que de Louis XIV.

Vous évoquez un moment d’un « conservatisme à la française ». Mais l’échec de cette politique de l’ordre moral ne renvoie-t-elle pas en fait à l’incapacité de la formation d’un parti conservateur en France ?

OD : L’Ordre moral marque d’abord la différence entre réaction et conservatisme. Chambord et les chevau-légers se veulent les garants d’une intransigeance, d’une pureté et d’une radicalité (au sens d’un retour à la racine) que leurs partenaires/concurrents légitimistes ou orléanistes n’acceptent pas en soulignant que si la tradition doit être préservée, elle doit être adaptée. En cela, on pointe une différence marquante entre les réactionnaires et les conservateurs, les premiers ayant régulièrement instruit le procès en compromission des seconds. Ajoutons cependant que l’histoire du conservatisme ne s’arrête pas là puisqu’aux élections de 1885 ou de 1889 l’union conservatrice fait belle figure avant d’être battue à chaque fois au second en sièges par les effets de la « discipline républicaine ». Attention bien sûr aux simplifications et aux anachronismes mais les débats sur l’union des droites et le « front républicain » sont peut-être beaucoup plus anciens que le pensent la plupart des commentateurs de la vie politique actuelle.

 

L’ordre moral, 1873-1877. Royalisme, catholicisme et conservatisme, Olivier Dard et Bruno Dumons (dir.), Les éditions du Cerf, 2025, 424 p., 29€.

 

 


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