En avril 1974, au moment du décès de Georges Pompidou, le pays reste attaché à certaines valeurs, garantes de sa pérennité et de celle de notre civilisation occidentale. La Ve République, pour critiquable qu’elle puisse paraître, lui a tout de même apporté la stabilité, notamment en mettant fin au harcèlement parlementaire, source d’impuissance. Et, par ailleurs, elle a chevauché la vague de prospérité commencée au milieu des années 1950, et entrepris sa modernisation industrielle, technique et territoriale. Certes, la société française a connu la grande secousse des sixties, qui culmina lors des événements de mai 1968, et elle est depuis minée par un esprit de contestation générale. Un vent de subversion souffle sur le pays, tout le monde se veut révolutionnaire, et la France connaît un âge d’or du gauchisme. La gauche a le vent en poupe, et l’extrême gauche enivre la jeunesse, surtout celle des facs. En art, les avant-gardes se succèdent (abstraction lyrique, abstraction géométrique, pop art, hyperréalisme, art minimal, art conceptuel), beaucoup d’artistes ne sont pas peintres ou sculpteurs, mais « plasticiens », on organise des « expositions du vide » et des concerts de silence, Boulez décompose la musique, et on projette des films sans image. On instruit le procès de la « culture de classe » et de l’École des héritiers, vouée à la reproduction des inégalités sociales et culturelles.
Et, déjà, les pédagogies non directives pointent dans nos lycées, où la discipline se relâche, cependant que des délégués politisés de parents d’élèves ont leur mot à dire dans les conseils de classes ou d’établissement. Mais les révolutionnaires de tout poil ne font pas encore la loi, ni dans les écoles, ni en politique où la gauche reste minoritaire en voix. La droite ose s’affirmer comme telle, et défendre les valeurs qu’elle incarne censément : le mariage, la famille, la condamnation de l’avortement, le respect des aînés, la discipline à l’école, l’autorité au sein des entreprises et des administrations, la répression des troubles de l’ordre public, la juste punition des délits et des crimes, et la défense d’une morale encore largement imprégnée de christianisme. Les hommes de la droite et du centre sont catholiques de pratique et de conviction, les parents, toutes classes confondues, font donner une instruction religieuse à leurs enfants et leur font faire leur première communion. Les mariages sont consacrés par le prêtre, le divorce et l’union libre sont mal perçus.
La révolution culturelle giscardienne
Tout cela va changer à compter de l’entrée de VGE à l’Élysée, le 27 mai 1974. D’un point de vue étroitement politique, rien ne semble vraiment bouger. Certes, le nouveau président n’appartient pas à l’UDR, le parti du général de Gaulle et de Georges Pompidou. Mais il est le chef des Républicains indépendants, représentants de la droite conservatrice et appartenant à la majorité parlementaire depuis 1958. L’alternance, espérée par les uns, redoutée par les autres, qui eût porté la gauche au pouvoir suprême, ne s’est pas produite : Valéry Giscard d’Estaing a été élu à la présidence de la République par 50,81 % des suffrages exprimés contre François Mitterrand. On peut donc augurer une continuité globale entre le septennat écourté de Pompidou et le sien. D’autant plus que Giscard représente la droite classique, laquelle se démarque du gaullisme, conservateur à certains égards et tourné vers le culte d’un passé national glorieux, mais dont l’attachement aux valeurs traditionnelles se trouve écorné par son hostilité à Vichy, qui les avait incarnées, son fort ancrage républicain et jacobin, sans parler des velléités sociales-démocrates des gaullistes de gauche. La droite nationaliste s’est ralliée à la candidature de Giscard dès le premier tour, afin d’évincer Chaban-Delmas (candidat gaulliste) avec sa « nouvelle société » et Mitterrand, candidat de gauche.
Or, à peine entré en fonction, le nouveau président se lance dans une manière de révolution culturelle.
Il ouvre le gouvernement et élargit la majorité parlementaire aux personnalités du centre gauche, du Mouvement réformateur, qui unit le Centre démocrate (ancien MRP), le parti radical et le parti démocrate-socialiste. On voit ainsi entrer au ministère Françoise Giroud, féministe et gauchiste, qui appela à voter Mitterrand, Jean Lecanuet, qui se défendait d’appartenir à la droite, et Servan-Schreiber, admirateur des États-Unis, moderniste, et ennemi de la vieille France et de toutes les traditions, et des gens sans enracinement politique, partants pour toutes les réformes, comme Simone Veil. Giscard, malgré sa calvitie, joue les jeunes cadres dynamiques, pose en complet veston plutôt que vêtu du frac présidentiel, se fait filmer en maillot à la plage, et va dîner chez des Français moyens. Il abaisse l’âge de la majorité civile (loi du 5 juillet 1974), légalise l’avortement (loi Veil du 17 janvier 1975) et autorise le divorce par consentement mutuel (loi du 11 juillet 1975). Son ministre de l’Éducation, René Haby, crée le collège unique (loi du 11 juillet 1975, qui abaissera définitivement le niveau de notre enseignement secondaire en le primarisant et en en faisant le lieu privilégié de toutes les innovations pédagogiques), laisse les gauchistes régner dans les facs, introduit des pédagogues d’avant-garde au sein de son staff de conseillers, ne fait rien pour soustraire nos établissements scolaires à la domination des syndicats, et, au contraire, y tolère la pénétration des idéologies subversives, l’indiscipline, le chahut et l’activisme des lycéens politisés de l’UNCAL. Déjà mis à mal par les événements de 1968 et leurs conséquences négatives, notre système d’éducation sombrera dans le plus profond marasme sous Giscard.
C’est également sous Giscard que les mœurs se déliteront, que l’autorité parentale s’effondrera, que l’indiscipline, l’insolence et la vulgarité seront à la mode avant de passer pour constitutives d’un brevet de normalité, voire de civisme, que la contestation permanente deviendra une composante de notre ethos national, que se généraliseront l’individualisme débridé, l’hédonisme, la recherche effrénée du plaisir aliénant, la culture des plus basses jouissances et la goujaterie. Assurément, la société française de 1981 ne ressemblera plus à celle de 1974.
On rétorquera que Giscard ne fit qu’avaliser une « évolution des mœurs » qui se serait produite sans lui, et affecta tous les pays occidentaux. L’objection ne vaut qu’à moitié, et encore : en France, rien ne se fait, ne se généralise, tant que le pouvoir politique ne le décide pas ou ne l’encourage pas en donnant l’exemple. Rien de ce que nous venons de rappeler ne se serait produit sous Pompidou.
Le responsable d’une immigration massive
Giscard porte aussi une lourde part de responsabilité dans la progression massive de l’immigration, avec le décret sur le regroupement familial, du 29 avril 1976, qui permit l’installation des familles entières des travailleurs étrangers sur notre sol, multipliant ainsi astronomiquement le nombre des immigrés, dont les enfants, nés sur le territoire national, devaient devenir français par l’effet du jus solis. Mitterrand et les socialistes auront peu à ajouter, au moins dans un premier temps, pour faire leur « France de toutes les couleurs », polyethnique et multiculturelle… dont nous cueillons aujourd’hui les fruits délicieux.
Le précurseur d’une Europe fédérale
Giscard donna enfin une impulsion décisive à la « construction » européenne. À l’idée gaulliste d’une « Europe des patries », il substitua celle d’une Europe fédérale en laquelle la France devait abdiquer sa souveraineté et renoncer à sa monnaie en faveur d’une institution politique supranationale. Alors que de Gaulle et Pompidou s’y étaient opposés, il accepte l’élection du Parlement européen au suffrage universel direct, préparant ainsi cette supranationalité (1977), et lance l’unité de compte européenne (ECU, 1979), matrice du futur euro.
Et ne parlons pas de sa politique excessivement pro-arabe au Proche-Orient, et prétendument progressiste, ce qui ne l’empêche pas de s’accommoder d’un néo-colonialisme scandaleux en Afrique noire et de l’aide militaire apportée au Zaïre du tyran Mobutu.
L’initiateur du renoncement
Incapable de résoudre le problème de la crise économique et du chômage engendré par la mutation de l’économie durant le dernier quart du XXe siècle, marquée par le monétarisme, la mondialisation, le règne de la Bourse et des banques, et la rupture d’avec le modèle keynésien qui avait dominé l’Europe occidentale depuis les années 1950, Giscard perdit la présidentielle de 1981.
Ses successeurs, de gauche ou de droite, ne surent pas trouver d’autre choix que de poursuivre dans la voie, qu’il avait largement ouverte, de la mondialisation mercantile, de l’abdication de notre souveraineté et de la déliquescence morale et culturelle.
Trahison ou persistance de l’incurie de la droite libérale ?
« Il nous a trahis », déclaraient, dès la fin de 1975, à la suite du journal Minute, nombre de ses électeurs qui avaient compté sur lui pour mettre fin à l’aventureuse politique gaulliste (tant en matière de relations internationales avec la sortie de l’OTAN et le rapprochement avec l’URSS, qu’en matière sociale avec ses tentations sociales-démocrates, voire gauchardisantes) et renouer avec une politique franchement conservatrice. Mais peut-on parler de trahison ? Certes, Giscard s’est nettement démarqué de la morale, des habitudes de pensée, des comportements et de la tradition politique de sa propre famille, de son milieu d’origine et de la droite conservatrice libérale à laquelle il appartenait. Plutôt que d’être un président conservateur, il a préféré être un chef d’État moderne, délaissant passé et mémoire pour se tourner vers l’avenir en épousant son époque au passage. Mais, après tout, cette orientation n’est-elle pas le propre de la droite modérée depuis ses débuts ? Celle-ci s’est toujours efforcée de concilier les contraires, le legs révolutionnaire avec les traditions religieuses et morales, notamment, ignorant (ou ne se souciant guère d’en avoir conscience) qu’elle ne faisait, de la sorte, qu’apporter sa contribution, importante, à l’édification d’un monde nouveau pourtant étranger à toutes ses valeurs, principes et convictions (il est vrai que beaucoup de ses tenants n’en ont que peu). La Monarchie juste milieu de Juillet a préparé la république et la démocratie, la droite conservatrice du dernier quart du XIXe siècle a consolidé la république et relégué religion et morale catholiques à l’arrière plan et hors de l’État, les Modérés du premier tiers du XXe siècle se sont assoupis dans une république jacobine vieillissante bleu horizon, et ceux des débuts de la Ve ont accepté la perte de l’empire et de l’Algérie et l’idée gaullienne de la France. À partir des années 1980, l’exemple de Giscard aidant, ils renonceront à leur identité propre et jureront leurs grands dieux qu’ils professent les mêmes idéaux que la gauche, dont seules des différences mineures les séparent. Giscard avait libéralisé les mœurs et légalisé l’avortement. Ceux d’aujourd’hui ont approuvé le mariage pour tous et la PMA, en attendant la GPA, et sont tous de joyeux bobos « décomplexés ».
Illustration : En définitive, le défunt président fut le continuateur et l’exemple éclatant d’une tradition d’abandon propre à sa famille politique.