France
L’Histoire selon l’École des Annales, un adjuvant du totalitarisme intellectuel et moral de notre temps (1)
1. Une forme d’Histoire exclusive.
Des tics et des prescriptions révélateurs d’un esprit dogmatique.
Article consultable sur https://politiquemagazine.fr
2. Une histoire tacitement républicaine à visée consensuelle.
L’aspiration à une reconstitution intégrale du passé par des historiens vivants, en prise sur le réel et citoyens, et ouverts à la pluridisciplinarité.
En réalité, s’il y a bien idéologie et stratégie, dans l’attitude annexionniste des tenants de l’École des Annales, elles revêtent un aspect beaucoup plus fondamental que le croit Coutau-Bégarie. La passion politique ou doctrinale en est absente. En revanche, ce qui y est bien présent, c’est la culture politique, génératrice d’une morale tellement naturelle qu’elle en est inconsciente. Et c’est sans doute là que siège un scénario aussi rusé qu’inconscient, qui régit le comportement de nos historiens, tant au niveau de leur activité historienne qu’au plan institutionnel et social. Tous ces historiens sont des républicains convaincus. Et cette caractéristique relève, chez eux, beaucoup plus d’une donnée éthique innée que d’une adhésion politique consciente. De cela, il résulte une conception de l’Histoire, elle aussi innée, et qui en porte l’empreinte. Cette conception, c’est celle d’une Histoire éclairée par l’idéal républicain et universaliste du progrès indéfini de l’esprit grâce aux lumières de la connaissance. Cet idéal imprimait fortement la revue des Annales des années 1930. Ce que Lucien Febvre – et, avant lui, Henri Berr ou François Simiand – reproche à Seignobos, c’est de figer l’Histoire en affirmant, dans un esprit dominé par le fatalisme et la résignation, que, dans la connaissance du passé, il n’est pas possible d’aller plus loin que ce que nous révèle l’étude exhaustive des documents d’archives, la valeur informative de celle-ci se trouvant limitée par le nombre réduit de ceux-là à la disposition de l’historien, et la cause véritable des faits reconstitués à la lumière de leur analyse, cause psychologique par nature, échappant à la saisie de l’érudit, lequel doit se contenter de les ordonner chronologiquement et se borner ainsi à établir entre eux une causalité objective fatalement insuffisante puisque passant à côté de l’essentiel1. Ainsi conçu, le travail de l’historien se borne à l’étude de pièces d’archives par un professeur assisté de ses grands élèves, dans le cadre d’un séminaire d’université, et en vue d’aboutir à une connaissance superficielle et fragmentaire du passé. Febvre n’admet pas cette condamnation de l’historien à l’enfermement dans la reconstitution de faits à la pauvre lumière de documents insuffisants en nombre et de toute façon impropres à permettre leur élucidation exacte et exhaustive en dehors de leur restitution érudite et de leur succession chronologique, travail opéré, de surcroît dans de tristes locaux sombres et poussiéreux. Sur ce dernier point, certaines de ses pages attestent de sa révolte, en particulier l’impression produite sur lui par la géographie, alors en plein essor : « La géographie, c’était l’air pur, la promenade à la campagne, le retour avec une brassée de genêts ou de digitales, les yeux décrassés, les cerveaux lavés et le goût du réel mordant sur l’abstrait »2. Voilà pour la protestation de la vie contre son enfermement dans une salle de séminaire ou d’archives. Mais surtout, Febvre refuse le fatalisme de la conception seignobosienne du travail historique, et clame haut et fort la possibilité pour l’historien de dépasser cette vision étriquée en s’efforçant de reconstituer et de faire revivre le passé en recourant à des sources autres que les traditionnels documents d’archives. Seignobos ayant justifié, dans son Histoire de Russie (1932, en collaboration avec Pavel Milioukov et Louis Eisenmann) la maigreur de la partie de ce livre consacrée à la Russie avant le XVIIIe siècle par la grande rareté des documents disponibles et l’absence d’événements saillants, il s’indigne : « Elle [l’histoire russe avant le XVIIIe siècle] est tout ce qu’il y a de plus connaissable. Tous ceux qui s’en occupent le savent, tous ceux qui s’ingénient non pas à transcrire du document, mais à reconstituer du passé avec tout un jeu de disciplines s’appuyant, s’étayant, se suppléant l’une l’autre ; et votre devoir d’historien, c’est précisément de soutenir leur effort, de le décrire, de le promouvoir le plus possible »3. L’histoire doit donc se faire pluridisciplinaire. Il appellera alors les historiens à, ainsi que nous l’avons vu précédemment, sortir du seul travail documentaire pour étudier tout ce qui peut avoir exercé une incidence sur la vie des hommes (les paysages, les mauvaises herbes, les éclipses de lune, les colliers d’attelage, les épées, les instruments en bois ou en métal), quitte à solliciter le concours de non-historiens, comme les géographes, les géologues, ou même les chimistes. Il veut des historiens vivants, et dans la cité. Il réagit contre une Histoire faite par des professeurs coupés des hommes, du monde et de la vie elle-même. Il se prononce contre la reconstitution des faits historiques en cénacle de séminaire dans l’enceinte d’une université, et consistant en une opération abstraite qui substitue à la réalité vivante du passé une représentation de type conceptuel, élaborée par le seul raisonnement, conduit suivant une méthode dogmatique. À cet égard, sa conception de l’Histoire est (jusqu’à un certain point, cela s’entend) anti-intellectuelle, ou anti-intellectualiste, et se distingue par un retour à la réalité concrète. Des tuiles, des mauvaises herbes, des paysages, des colliers d’attelage, des épées. Tous les historiens retiendront sa leçon, et y ajouteront des socs de charrue, des outils, etc., et se défieront comme de la peste des reconstitutions théoriques du passé, même à partir de l’étude rigoureuse des documents, comme l’exigeait Seignobos. Nous l’avons vu plus haut, ils iront jusqu’à se considérer comme des « manuels » travaillant « au ras du sol ». Surtout, pas de théorie, encore moins de philosophie de l’histoire, mais bien plutôt de l’ « Histoire-problème », des questions en permanence, avec des essais de réponses étayés sur des statistiques et des approches pluridisciplinaires. Pas de termes abstraits, ou alors le moins possible, et d’un emploi fondé sur une justification étroite. Des données concrètes, d’humbles faits humains et de masse quantifiés et mis en chiffres, en tableaux et en graphiques. Et tout cela jusqu’à la caricature. Charles-Olivier Carbonell, dans sa thèse intitulée Histoire et historiens. Une mutation idéologique des historiens français, 1865-18854 paraît tellement effrayé qu’en tant qu’historien de l’historiographie, on le prenne pour un philosophe, qu’il prend le plus grand soin, dans une longue introduction, de faire une substantielle mise au point afin de préciser qu’il n’en est rien, qu’il éprouve « une invincible défiance à l’égard des philosophes » et qu’il entend étudier l’histoire de l’historiographie non en épistémologue, mais « en historien »5. Il assure donc le lecteur (entendons le jury de sa thèse) de l’absence, dans son travail, de concepts philosophiques tels que « historicité », « temporalité », « conscientisation », se flatte d’avoir soustrait l’histoire de l’historiographie « à l’impérialisme outrecuidant des métaphysiciens, des logiciens et autres épistémologues » qui l’ « obscurcissent à plaisir par le double effet déformateur ou destructeur d’un langage ésotérique et d’un a-priorisme systématique »6, flétrit les livres d’auteurs étrangers dans son domaine, se félicite d’avoir employé la méthode statistique (qui accorde la même considération « à la brochure et l’in-folio »), puis, dans le corps de son ouvrage, submerge le public de chiffres, de courbes, de tableaux, de graphiques et de cartes, parfois utiles, mais bien souvent superflus et destinés à éblouir ses pairs et les jeunes étudiants par le foisonnement de signes de scientificité.
Car cette Histoire si défiante envers l’intellectualisme, l’abstraction et la philosophie, si chosiste, « manuelle » et « à ras de terre », se veut scientifique. Comme telle, elle ne récuse la philosophie que pour exalter la science. Une science qui, en vérité, cautionne une option idéologique et morale fondamentale, plus fondamentale qu’un simple choix politique et partisan. Une science alibi. François Furet écrit : « Par un malentendu un peu amusant, l’histoire qui s’est voulu la plus scientifique a rencontré l’histoire qui s’est voulue la plus démocratique par la préférence qu’elle donnait au « little man », par cette espèce de populisme qui a envahi l’histoire contemporaine depuis vingt ou trente ans : la préférence qu’elle a donnée (par rapport à César, à Louis XIV, à Pitt ou à Napoléon) au paysan traditionnel, à la foule révolutionnaire, à l’âge et au mariage des populations, au nombre moyen d’enfants qu’elles avaient »7. Hervé Coutau-Bégarie a bien montré le caractère jésuitiquement trompeur de ce propos. Car, en fait, ce n’est pas l’aspiration à la scientificité qui a primitivement inspiré l’Histoire8 telle que la concevait l’École des Annales. Cette dernière, d’une manière générale, a délibérément choisi le « manuel » contre l’intellectuel, le soc de charrue, les mauvaises herbes, les tuiles, les colliers d’attelage et les mœurs contre le document d’archive, le livre ou le périodique, l’homme du commun (paysan, artisan, ouvrier, employé, soldat) contre le grand homme, et les phénomènes de vaste ampleur et de longue durée (économiques, démographiques, sociaux, moraux, religieux) contre les événements marquants (avènements, batailles, guerres, révolutions), et, pour tout dire, l’humble, le prosaïque, le banal, le quotidien contre l’exceptionnel, source d’émotion forte et de fascination. Ni l’intérêt pour la connaissance de faits jusqu’alors dédaignés malgré leur importance, ni la passion démocratique n’expliquent ce choix. Le premier n’impliquait pas le rejet absolu de l’Histoire traditionnelle par Febvre et autres. Quant à la seconde, pour réelle qu’elle ait été chez les historiens « annalistes », elle n’allait pas jusqu’à devoir imposer un parti pris matérialiste, chosiste et plébéien aux historiens, aux étudiants et au public.
Les annalistes, Bloch, Febvre et Braudel en tête ne furent jamais marxistes, nous l’avons vu, moins encore communistes. Et même ceux d’entre eux qui se réclamèrent du marxisme (Labrousse, Vilar, Garlan et autres) ne furent pas des militants actifs et ne sortirent guère de l’enceinte universitaire. Une enceinte entre toutes chère à leur cœur. Tous universitaires et très souvent normaliens, ils ignorent ou sous-estiment délibérément les travaux des francs-tireurs étrangers à l’Alma Mater. Philippe Ariés ou Jean Maîtron durent leur longue période d’obscurité au fait qu’ils n’étaient titulaires d’aucune chaire. Et on pourrait citer bien d’autres exemples. De plus, les annalistes, comme tous les universitaires, n’aiment guère les engagements extrêmes. D’ailleurs, les exclusions de non-universitaires et de militants extrémistes coïncident puisqu’elles frappent les mêmes auteurs. Maurice Dommanget, Daniel Guérin, Jean Maîtron, Pierre Broué, Jean-Marc Schiappa et autres pâtirent autant de leur militantisme révolutionnaire actif que de leur absence de qualité universitaire. Les « annalistes » de l’époque des Febvre, Bloch, Braudel, et, plus encore, de celle des Jacques Revel, André Burguière, François Furet, Emmanuel Le Roy Ladurie et autres, ne reconnaissaient vraiment que les historiens marxistes dûment adoubés par l’Université, y exerçant des fonctions importantes, et dont le militantisme se ramenait à une adhésion à un parti de gauche bien installé dans la classe politique (parti communiste, parti socialiste, PSU, etc…) et à des articles ou prises de positions (signatures de pétitions ou de manifestes). Quant aux historiens non universitaires de droite, leur exclusion est encore plus prononcée ; citons les cas de Gustave Gautherot, Pierre Gaxotte, Marie-Madeleine Martin, ou, de nos jours, Reynald Secher.
Républicaine mais non révolutionnaire au sens brut et fort du terme, non partisane, idéologique mais non doctrinaire, telle a été, et est encore, quoique avec beaucoup plus de discrétion, l’orientation de l’École depuis sa création. Il serait spécieux de donner de cette orientation une interprétation étroitement politique ou dogmatique. Car elle n’a jamais procédé d’un engagement politique, et la doxa qu’elle a fini par imposer à la recherche historique, ne ressemble pas à un corpus rigoureusement défini. Sa préférence pour certains domaines d’études (histoire économique et sociale, histoire démographique, histoire des mentalités) au détriment d’autres (histoire politique, histoire militaire) a tenu essentiellement à la manière dont les seconds étaient abordés (prépondérance exclusive du document écrit, prédilection pour les grands hommes et les événements marquants, attachement au récit et à la chronologie), évidemment absente des premiers, lesquels constituent un champ beaucoup plus favorable au déploiement d’une histoire de tous les hommes (et non seulement des plus célèbres d’entre eux), et dans une durée multidécennale ou multiséculaire (on retrouve ici la « longue durée » opposée au « temps court » de l’histoire événementielle restituée par le récit), et, par là même, à l’instillation d’autant plus sûre que discrète, de la vision d’une humanité instinctivement perçue dans sa globalité, et conçue comme évoluant à un rythme lent, suivant un progrès rendu possible grâce à la raison, matrice de la connaissance, donc de la maîtrise du réel.
L’insufflation d’une telle vision, discrète jusqu’à devenir imperceptible et donc inconsciente, a fait la force de l’Histoire inspirée par l’École des Annales, lui a permis de s’imposer à tous les esprits comme une évidence, et l’a préservée de toute critique de fond et de toute contestation. Partant, elle lui a permis d’évoluer et de s’adapter constamment, tant à l’ouverture des champs d’études les plus divers qu’aux goûts du public, à tel point qu’aujourd’hui, son hégémonie est telle qu’on ne parle même plus de « nouvelle Histoire » (comme dans les années 1960 et 1970) ou d’ École des Annales opposée à d’autres formes d’Histoire. Ces dernières existent (histoire politique, diplomatique, militaire, institutionnelle, histoire des pays étrangers, rarement conduite suivant les normes de la « nouvelle Histoire »), mais elles ne sont pas des concurrentes redoutables et ne se soucient d’ailleurs pas de se définir relativement à elle. Quant à celles qui la contestent, comme l’école issue de Roland Mousnier et de ses élèves (René Pillorget, André Corvisier, Adeline Daumard, etc…), elles ne font pas le poids du point de vue de leurs effectifs. Son absence d’engagement politique, son infinie souplesse intellectuelle, le caractère discret (et, de prime abord, invisible) de sa morale et de ce qui lui tient lieu d’idéologie, son infinie capacité d’adaptation, lui ont permis d’annexer les champs de recherche les plus divers, y compris ceux qui, au départ, semblaient se démarquer d’elle (l’histoire des mœurs et des mentalités, par exemple, était cultivée, au début, par des historiens qui lui étaient étrangers et qu’elle ignorait dédaigneusement, tels Ph.Ariès).
Elle a même réussi, sans plan préconçu pour y parvenir, à attirer dans son orbite des historiens qui, de par leur formation, leur non-appartenance à l’Université et leurs convictions politiques, semblaient devoir lui être opposés. Le cas le plus connu et le plus significatif est, sans conteste, celui d’Augustin Cochin. Après une longue période d’oubli, Augustin Cochin (1876-1916) fut redécouvert par François Furet qui, lui consacra un chapitre intitulé « Augustin Cochin ; la théorie du jacobinisme », dans Penser la Révolution française (1978). Ce qui, chez Cochin, intéressait Furet, était le rôle central qu’il attribue aux sociétés de pensée dans la genèse, puis le déroulement, de la Révolution française, et l’approche sociologique qu’il utilise pour l’étude de ces dernières. Présenter la Révolution française comme le fruit de l’activité des sociétés de pensée, et donner de celles-ci une vision sociologique, permettait à Furet de promouvoir une interprétation de la période tragique expurgée des passions partisanes et des explications idéologiques de droite et de gauche qui agitaient traditionnellement les historiens depuis près de deux siècles. Furet proposait ainsi une conception distancée et hautement intellectuelle de la Révolution, adéquate à une France républicaine, en laquelle l’acceptation du legs révolutionnaire et de la démocratie libérale faisait consensus. Ainsi, il mettait un terme aux débats surannés entre marxistes, démocrates républicains bon teint, et contre-révolutionnaires, et semblait mettre l’historiographie révolutionnaire à l’heure d’une démocratie républicaine mûrie. Malgré les résistances défensives et maladroites des marxistes, cette interprétation s’imposa finalement sans difficulté majeure, et, de nos jours, emporte l’adhésion générale.
Divers historiens ont approfondi l’étude de l’œuvre d’Augustin Cochin durant les deux dernières décennies du siècle précédent. La plus fouillée est celle de Fred E. Schrader, Augustin Cochin et la république française (1992), qui n’a fait que confirmer le statut de Cochin comme analyste du mode de pensée et de fonctionnement de la république et de la démocratie contemporaine, à l’exclusion de la conception éminemment contre-révolutionnaire et catholique de l’auteur. Et, finalement, le Cochin contre-révolutionnaire, monarchiste et catholique a disparu, laissant la place à un Cochin sociologue de la Révolution française et de la démocratie moderne. À tel point que certains de nos contemporains se sont mépris sur sa pensée. Car Augustin Cochin est un historien contre-révolutionnaire, et c’est la volonté de servir intellectuellement la cause de la Contre-révolution qui l’a amené à entreprendre ses travaux sur la Révolution française. Et il est également un tenant du catholicisme le plus pur.
S’appuyant sur les travaux, alors tout récents, d’Ostrogorski, il fait justice du concept rousseauiste de volonté générale, volonté qui se ramène à une pure abstraction sans répondant réel, puisqu’elle ne siège nulle part, ni dans l’individu, ni dans la majorité, ni même dans l’unanimité du corps social. D’autre part, il prend le contre-pied des principes du rationalisme moderne. Il oppose le concept de vérité dans la société réelle et son équivalent dans les sociétés de pensée. Dans la société réelle, l’établissement d’une vérité résulte de l’accord des pensées individuelles à son sujet, tandis que dans les sociétés de pensée, elle est fabriquée en atelier. Le résultat de ce travail d’atelier est que les idées qui en sortent ne sont pas des idées collectives produites par l’union de convictions personnelles semblables qui se rencontrent et communient, mais des idées obtenues par la réduction des idées individuelles à un plus petit dénominateur commun, autrement dit des idées on ne peut plus générales, abstraites, vagues, et sans répondant dans la réalité concrète. L’individu est là non pour débattre, mais pour acquiescer et donner son assentiment par son suffrage. Et la vérité ne résulte ni d’une foi celée dans chaque conscience individuelle, ni de l’adhésion de chaque intelligence personnelle à une certitude de type scientifique qui s’imposerait par son évidence objective ou sa force démonstrative et probante ; elle est confectionnée par les membres unis de la société de pensée, et se présente comme un mot d’ordre. L’opinion produite par une société de pensée n’est pas le fruit de l’adhésion intime des consciences individuelles qui y adhèrent parce qu’elle les convainc intimement de sa vérité, mais le fait même du groupe qui l’a élaborée avec des mots et des formules. L’univers intellectuel et moral secrété par les sociétés de pensée est une pure construction collective, sans ancrage ni dans le monde réel, ni dans la conscience individuelle, et dénuée de toute espèce de transcendance, de référence à une échelle de valeurs qui lui serait supérieure et l’inspirerait. Par là, il asservit l’individu jusqu’à l’annihilation par dissolution dans le groupe, et imprime à l’ordre politique et social une orientation totalitaire.
Voilà ce que nous démontre Cochin, qui, en cela, est bel et bien un historien contre-révolutionnaire, et un penseur qui récuse le rationalisme contemporain, réifiant et massificateur. Et, s’il choisit, pour son étude des sociétés de pensée, la sociologie durkheimienne, c’est pour des raisons purement méthodologiques. La sociologie de Durkheim, avec son parti pris de réification des faits sociaux (elle entend explicitement les traiter comme des « choses »), et la primauté qu’elle accorde, en tout, partout et pour tout, au social, et en raison du fait qu’elle procède très directement de tout le courant rationaliste des XVIIe et XVIIIe siècles, lui semble l’outil le mieux approprié pour l’analyse et l’explication des sociétés de pensée et de la Révolution. Mais, cela étant, il fait, par ailleurs, une critique très explicite de cette sociologie, et sans aucune ambiguïté. Il va jusqu’à qualifier la sociologie durkheimienne de « chimère métaphysique », de « nihilisme » et de « panthéisme matérialiste ». Or, à la suite de Furet et Schrader, cet aspect fondamental de l’œuvre de Cochin, et les convictions contre-révolutionnaires ayant inspiré et imprégné de bout en bout ses travaux, ont été totalement occultés. À tel point qu’un François-Bernard Huyghe parle de malentendu au sujet des opinions contre-révolutionnaires – pourtant très réelles – d’Augustin Cochin, et écrit : « D’avoir étudié le trajet des idées révolutionnaires lui valut la réputation d’en refuser le projet », ce qui est tout de même incroyable. Et le même auteur ajoute que Cochin « eût été politiquement correct au moment du bicentenaire de 1789 »9. Le drame, justement, est qu’il est devenu politiquement correct, au prix de l’ignorance délibérée de ses convictions. On exagérerait à peine en imaginant que, à la fin du siècle précédent, Augustin Cochin ainsi normalisé, aurait pu se voir proposer un poste de directeur d’études à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales, chargé d’un séminaire consacré au rôle des sociétés de pensée dans la genèse des démocraties contemporaines10.
Là siège l’aspect idéologique et politique de l’École des Annales. Plus haut, nous avons défini la doxa de cette École comme républicaine et démocratique, mais non révolutionnaire et encore moins partisane, idéologique, mais non doctrinaire. Et ici, nous percevons mieux la nature de cette orientation idéologique singulière. Sa visée est consensuelle. À l’esprit de nos historiens universitaires contemporains, héritiers de l’École des Annales, il s’agit d’expurger l’adhésion à la démocratie républicaine de tout esprit de parti ou de doctrine afin de la faire spontanément accepter, sans discussion, par tous nos compatriotes, en intégrant à l’élaboration d’un consensus politique fondamental historiquement fondé, toutes les approches d’élucidation du passé, les plus diverses, et même les plus opposées quant à leur inspiration et leur visée initiales. À l’origine marxisante (sinon marxiste) et axée sur l’histoire de l’évolution économique et des classes sociales, l’École des Annales s’est ouverte à tous les autres secteurs de la recherche, lesquels la détournaient de son « économisme » et de son vernis marxiste initial, et y étaient même parfois opposés : histoires des mentalités et des mœurs, des mouvements de population, de la culture, de la religion, etc… ,sans renoncer à ses innovations méthodologiques à base quantitative et statistique, et à son orientation pluridisciplinaire, sociologique surtout. Cette évolution souple lui a même permis d’instituer une continuité entre elle et les formes d’Histoire lui ayant préexisté (notamment l’Histoire événementielle et « historisante »11, tant décriée par Febvre) et d’intégrer les apports d’historiens idéologiquement opposés à elle et inconditionnellement républicains, comme Augustin Cochin, au prix de l’oubli délibéré de leurs convictions et d’une interprétation abusive de leurs œuvres. Et tout cela sans le moindre plan concerté, le plus pragmatiquement du monde.
De ce fait, c’est tout naturellement que ces historiens ont conquis les institutions qui leur étaient le plus rétives. Emmanuel Le Roy Ladurie et Pierre Chaunu furent élus à l’Académie des Sciences morales et politiques, Fernand Braudel, Georges Duby, François Furet et Pierre Nora le furent à l’Académie française.
On se demandera alors pourquoi nous nous montrons plutôt critique sur une évolution que nous présentons comme naturelle en fin de compte. Nous courons le risque de voir notre démarche qualifiée de tautologique. Ce serait là, cependant, méconnaître le travers que nous signalions au départ, et qui explique la rédaction du présent article, à savoir la réalité du règne sans partage d’une forme d’Histoire dogmatique, porteuse d’une vision de l’humanité qui, tacitement, n’admet pas la contestation, ni même la simple critique. Et qui voue les quelques réfractaires à la marginalité ou à l’ignorance pure et simple de leurs travaux. Le mot de « travers » que nous venons d’utiliser convient parfaitement. « Vice » eût été excessif : il aurait supposé une intention délibérément malveillante ou une perversion caractérisée. Or, les historiens de l’École des Annales n’ont jamais été animés par une intention malveillante, et, répétons-le, n’ont ourdi aucun complot. Là où la vigilance s’impose et où la critique retrouve pleinement ses droits et sa pertinence, en revanche, c’est non dans le type d’Histoire que leurs idées, idéaux, valeurs et principes inspirent (et imprègnent subtilement en permanence), mais dans le conditionnement intellectuel, moral et (indirectement) politique auquel ils participent, et dont ils sont une composante importante. La prépondérance, voire l’hégémonie, de l’École des Annales ne procède pas d’une évolution toute naturelle fondée sur le seul progrès de la recherche historique, de ses méthodes, avec l’élargissement de ses domaines d’études. Cette école s’est délibérément posée en opposition avec celle qui l’a précédée. Pour cela, elle a abusivement érigé Seignobos en représentant attitré d’une forme d’Histoire jugée obsolète, alors qu’en réalité, les représentants de cette dernière ne se souciaient guère de la conception seignobosienne de leur discipline et avaient déjà largement amorcé son élargissement aux champs d’études que devaient promouvoir comme des nouveautés de leur cru Febvre, Bloch et leurs collaborateurs, ainsi que l’a rappelé Laurent Mucchielli dans un article ancien12. On ne se pose qu’en s’opposant, dit-on, surtout dans un pays comme le nôtre, qui n’a pu entrer dans la modernité politique et sociale que par une révolution violente à portée refondatrice, et non à la faveur de la simple évolution. L’origine révolutionnaire et destructrice de notre passage de l’Ancien Régime à la démocratie républicaine a insufflé dans nos esprits (et ceux de nos intellectuels, les universitaires, en premier lieu) que toute innovation devait procéder d’une révolution, et donc de l’élimination (sous la forme d’une mise au rebut) de ceux qui, soit s’y opposaient effectivement, soit l’ignoraient et, dans un cas comme dans l’autre, devaient jouer le rôle de repoussoir. Révolutionnaires contre réactionnaires, progressistes contre conservateurs, romantiques contre classiques, art moderne contre art académique, modernisme, voire avant-gardisme permanent, jeunisme, les Français ne conçoivent pas d’autre mode d’avancée dans l’histoire, pas d’autre mode d’évolution que la révolution, inévitablement empreinte d’intolérance. Et inévitablement empreinte aussi d’idéologie, et d’idéologie politique, sinon, véritablement, d’esprit de parti. Et cela explique qu’en dépit de son apparente neutralité politique, l’Histoire selon l’École des Annales se présente, en filigrane, comme un des instruments de conditionnement moral et intellectuel d’une idéologie républicaine générale qui a progressivement intégré les interprétations historiques les plus diverses et les champs de recherche les plus éloignés des siens, et a imposé sa vision de l’évolution de l’humanité selon sa philosophie et ses valeurs morales comme en constituant la finalité évidente et indiscutable. Un totalitarisme soft, en somme.
1 Cf la thèse de doctorat d’Yves Morel : Charles Seignobos devant ses contradicteurs. Analyse de la controverse intellectuelle française du début du XXe siècle sur l’Histoire, EHESS, 1997, en particulier pp. 70-87 et 418-422.
2 Combats pour l’histoire. 1939-45, Paris 1953, p. 394
3 Revue de Synthèse, VII, 1934, repris dans Combats pour l’Histoire, A. Colin, 1953.
4 Soutenue à Toulouse en 1974, éditée par Privat en 1976.
5 Opus cité, p.7
6 Ibidem
7 L’historien entre l’ethnologue et le futurologue, Actes du Séminaire international organisé par l’Association internationale pour la liberté de la culture, la Fondation Giovanni Agnelli et la Fondation Giorgio Cini, Editions Mouton, 1973, p.59.
8 Le phénomène Nouvelle Histoire. Stratégie et idéologie des nouveaux historiens, p. 202-203.
9 « Augustin Cochin (1876-1916). Sociétés de pensée et propagateurs », article paru sur le site de l’auteur, huyghe.fr, 17 juillet 2012.
10 Sur la pensée d’Augustin Cochin et sa récupération par l’Université républicaine, cf Yves Morel : La vraie pensée d’Augustin Cochin, Via Romana, 2019.
11 Cf, sur ce point, la relative réhabilitation de Seignobos par Antoine Prost, dans son article intitulé « Seignobos revisité », en lequel l’auteur ramène la différence de point de vue entre Seignobos et ses contradicteurs à des considérations pédagogiques et méthodologiques, in Vingtième Siècle, année 1994, pp. 100-118.
12 « Aux origines de la Nouvelle Histoire en France : L’évolution intellectuelle et la formation du champ des sciences sociales, 1880-1930 », in Vingtième Siècle, année 1994, pp. 100-118.