Un siècle après, l’Allemagne tient une triste revanche sur l’Europe. Mais l’Europe allemande d’aujourd’hui court à sa perte. Pour survivre, notre continent doit se refonder sur ses vraies bases : les États-Nations.
À l’automne 1918, la « Grande Guerre » se dénoue là où elle avait débuté : dans les Balkans. Et pour cause : cette Première Guerre mondiale est provoquée par l’affaiblissement simultané de deux empires composites, l’Autriche-Hongrie et l’Empire ottoman. Le “printemps des peuples” menaçait l’équilibre européen depuis plus de 50 ans, créant une brèche stratégique entre ces deux puissances. La percée des troupes du général Louis Franchet d’Espèrey à Dobro Polje en Macédoine, les 14 et 15 septembre 1918, conduit à la reddition de la Bulgarie, à la victoire serbo-grecque et à la disjonction des Empires centraux. Istanbul se retrouve isolé et dépose les armes le 30 octobre. L’Autriche le 3 novembre. Les Alliés s’apprêtent à morceler les deux hommes malades de l’Europe quand l’Allemagne demande à son tour l’armistice, répondant aux instances de Wilson. La Turquie de Mustafa Kemal prend rapidement sa revanche en 1922, mais l’Autriche est réduite à peau de chagrin. Elle ne s’en relèvera jamais.
De la guerre à la guerre
Contrairement à ce que prétendra la propagande nazie, l’Allemagne est de son côté plutôt préservée par le “diktat” de Versailles alors que son unité est récente (1871). Elle perd Dantzig et Metz en 1919, mais conserve la Rhénanie, la Sarre, la Prusse orientale et la Silésie. La République de Weimar renforce même l’unité allemande en supprimant les royaumes et principautés de l’Empire de Guillaume II. Ce déséquilibre préfigure l’Anschluss de 1938.
En effet, avec Aristide Briand, la passion pacifiste de la réconciliation franco-allemande nous a fait renoncer aux garanties de sécurité obtenues par la victoire. La guerre est déclarée « hors-la-loi » en 1929. En 1930, les troupes françaises se retirent unilatéralement de Coblence et de Cologne. Elles se replient derrière une future ligne Maginot, arbitrairement arrêtée au pied des Ardennes. La Sarre est livrée en 1935. L’Allemagne, aux mains des nazis, se dresse plus puissante que jamais. En 1936, Hitler peut remilitariser sa frontière avec la France. Briand est déjà mort quand le gouvernement d’Albert Sarraut se contente de protester. Mais il est trop tard. Personne n’a osé ordonner la mobilisation générale, de peur de froisser les partisans de la paix à tout prix. On pense alors pouvoir compter sur le contrepoids italien et soviétique. Mais le lâchage de l’Autriche et des Sudètes finit de décourager ces potentiels soutiens en 1938. Le 22 juin 1940, on retourne à la clairière de Rethondes pour signer un autre armistice qui sanctionne la défaite. Les Américains n’ont pas bougé. Rétrospectivement, on peut se dire qu’on avait déjà signé une capitulation une décennie plus tôt.
Renaissance de l’Europe allemande
Après 1945, l’Allemagne est divisée en quatre zones d’occupation, mais, là encore, on se refuse à faire renaître les anciennes principautés allemandes autrement que par l’intermédiaire du fédéralisme des Länder. Tout le travail des Bourbons, qui avait été de maintenir les Allemagnes dans leur diversité, est négligé. Les maigres tentatives pour sécuriser la rive gauche du Rhin et favoriser le séparatisme rhénan sont infructueuses, car elles ne sont pas soutenues par les Anglo-Saxons, comme après la Première Guerre. Konrad Adenauer, un ancien autonomiste rhénan, est au contraire choisi pour replacer rapidement l’Allemagne dans le camp des Alliés contre Moscou. On évoque déjà une armée européenne sous parapluie américain. Finalement, la renaissance complète de l’unité allemande se fait à quarante ans d’intervalle : 1949 et 1989. Cette fois, c’est l’effondrement de l’empire soviétique qui bouscule les équilibres européens. Le morcellement de l’Europe centrale réapparaît au grand jour. L’Autriche est toujours aussi faible et l’Allemagne se retrouve à nouveau toute seule face à son arrière-cour slave et hongroise.
Depuis l’idylle entre le général de Gaulle et Konrad Adenauer (1958-1963), inaugurée à Colombey, chaque président français croit naturel de discuter d’égal à égal avec l’Allemagne. Sans comprendre que le traité de l’Élysée de 1963 est mort-né ; et que la fusion-absorption de la RDA par la RFA, puis les élargissements à l’Europe centrale ont redonné à Berlin une puissance oubliée jusque-là. Cet élargissement géopolitique s’est conjugué, côté français, à l’illusion de remplacer le deutschmark par l’euro. En 1990, la France et ses alliés anglo-saxons sortent vainqueurs, par abandon, de la guerre froide. Mais Paris n’exige d’autre contrepartie à la réunification allemande qu’une monnaie unique. Helmut Kohl est réticent. La monnaie sera donc dirigée depuis Francfort avec les critères de gestion de la Bundesbank. C’est tout l’enjeu du traité de Maastricht, voté par référendum en 1992, d’une courte tête. Mitterrand, déjà très affaibli, croit ligoter l’Allemagne réunie dans l’Europe et donc avec lui : « Je préfère dépendre d’une banque européenne plutôt que de la Bundesbank ». Afin de prendre en compte le point moyen de l’économie européenne, la monnaie unique est sous-évaluée en Allemagne et surévaluée en France comme partout ailleurs ; l’industrie germanique peut donc bénéficier d’une balance commerciale largement excédentaire et aimanter toute l’industrie du continent. Les courbes divergentes des déficits publiques et de la croissance en résultent.
Surtout, la France espère naïvement qu’en échange de ses réformes, l’Allemagne consentira à l’ouverture de son coffre-fort pour équilibrer les inégalités de croissance. C’est méconnaître le culte de l’Allemagne pour les excédents et la stabilité de sa monnaie, qui sont les deux motifs de l’identité et de la fierté germanique moderne. La redistribution est minime.
L’hégémonie allemande, la submersion islamique
25 ans plus tard, le bilan de ce qu’Hubert Védrine (alors porte-parole de Mitterrand) avait décrit comme « une formidable prise de judo », est accablant. C’est la France qui se retrouve ligotée à Francfort, Strasbourg et Berlin. François Mitterrand n’avait pas imaginé que la banque centrale européenne serait la Bundesbank en plus grand.
Certes, le contexte a bien changé depuis 1940 et l’amitié franco-allemande apparaît encore indépassable à nos yeux. La revanche allemande est pacifique. Pourtant le rapport est de plus en plus inégal entre les deux meilleurs ennemis. La France est reléguée, comme un satellite industriel et agricole de l’axe rhénan. En somme, les leçons stratégiques de l’entre-deux-guerres n’ont pas été comprises. Sarkozy fait d’ailleurs rapatrier nos derniers régiments d’Allemagne.
Si la domination allemande n’était qu’économique, on pourrait toujours se rassurer en estimant que la France a pour elle la domination politique. C’est l’image attribuée à de Gaulle du « jockey français monté sur le cheval allemand ». Encore que, comme l’a montré Jean-Louis Thiériot dans son essai De Gaulle, le dernier réformateur, la France gaullienne a été aussi une période de fort rattrapage économique et le fondateur de la Ve République a eu l’ambition de doubler la RFA sur ce point.
Or la domination économique précède, la plupart du temps, la domination politique. Aujourd’hui, l’étude de la clé de répartition au sein des institutions européennes est largement en faveur de nos voisins d’outre-Rhin. Coralie Delaume, dans un essai paru en octobre, Le couple Franco-Allemand n’existe pas, rappelle que 17 % des postes d’encadrement au parlement européen (dont le président du groupe majoritaire) sont tenus par des Allemands contre 9,5 % par des Français. Le secrétariat général de la Commission, la Banque Européenne d’Investissement, le Mécanisme Européen de Stabilité (MES), le Service européen pour l’action extérieure (SEAE) sont également aux mains des compatriotes d’Angela Merkel. Un bataillon allemand a symboliquement pris ses quartiers à Ilkirch au sud de Strasbourg.
Est-ce pour cela que les Britanniques, d’habitude si vigilants devant toute tentative d’hégémonie continentale, négocient leur départ ? La France n’a pas cette possibilité de partir au grand large. Elle doit regarder son voisinage avec l’Allemagne, droit dans les yeux. Et pour cela, elle peut, d’une part, reprendre la main sur des institutions supranationales décrédibilisées par leur manque de légitimité démocratique ; et, d’autre part, elle peut se coaliser avec les plus petites puissances à l’est et au sud de l’Europe. L’Europe a besoin de la France face à l’Allemagne.
Certes, tous ces jeux de puissances pourraient paraître dérisoires au regard du changement de civilisation que nous subissons avec la submersion islamique. On peut se poser la question : est-il encore temps de rejouer la guerre franco-allemande, alors que sont déjà ouvertes les vannes migratoires? Précisément, nous n’avons plus le choix : les deux combats politiques doivent être menés de front. Pour conserver son avance économique l’industrie allemande a cru bon d’ouvrir son marché à toute la misère du monde. Car, lorsque l’équilibre de l’Europe des nations s’effondre, c’est toute la civilisation européenne qui risque de disparaître.
Par Hadrien Desuin de la Fondation du Pont-Neuf