Monde
« Nos dirigeants actuels invoquent souvent la révolution »
Un entretien avec Ludovic Greiling. Propos recueillis par courriel par Philippe Mesnard
Article consultable sur https://politiquemagazine.fr
Un paradigme désigne une structure de la pensée, un cadre qui conditionne la réflexion. Une hégémonie désigne le fait qu’une pensée est dominante. Si le paradigme gauchiste est sérieusement remis en cause, par ses outrances même, l’hégémonie gauchiste demeure. Éric Zemmour est face à cette hégémonie.
Depuis quelque temps, on parle beaucoup plus de la bataille des idées en politique et notamment du rôle des idées dominantes dans la victoire, victoire aux élections mais surtout dans la mise en œuvre effective d’une politique. On cite alors volontiers les idées de Gramsci et son concept d’hégémonie : communiste, il a bouleversé la réflexion marxiste de son temps en introduisant, dans ce contexte de pensée où les infrastructures socioéconomiques étaient jugées seules décisives, l’idée que le niveau du système de pensée dominant, celui qui structure la pensée, le débat et l’action collectifs, était tout aussi important pour une victoire réelle. Cette analyse s’apparente à celle que pour ma part je privilégie, en termes de paradigme ; mais un paradigme est structurant au niveau de la pensée, car il conditionne la production même de ces idées puis leur diffusion et appréciation, alors que l’hégémonie est plus un fait sociopolitique, une domination constatée, mais sans doute moins structurante au niveau de la pensée même. L’un conditionne la production d’idées ou d’idéologie, l’autre est le fait de la domination constatée d’une ou plusieurs idéologies. Les deux notions sont évidemment complémentaires, mais on comprend qu’il est plus aisé de changer une hégémonie que de modifier un paradigme s’il est central.
Quoi qu’il en soit, l’approche est en soi féconde ; et on cherche alors à l’appliquer aux idées dites de droite ou conservatrices. Dans un contexte où l’hégémonie appartient à l’évidence aux idées dites de gauche – au moins intellectuellement, d’où entre autres cette emprise du “politiquement correct” et le conformisme étonnant de la classe journalistique –, il s’agit alors de guetter le moment d’un changement et d’y œuvrer. Certains proclamant même que ce changement vers la droite est déjà en cours. Au niveau des moyens, certains encore soutiennent que le combat des idées est prioritaire ; d’autres, qu’une victoire politique et des événements frappants (comme en 1958) peuvent accélérer ou même produire la mutation au niveau des idées. Qu’en est-il ?
Constatons d’abord que dans la situation actuelle, et malgré une certain renouveau d’intérêt pour les idées dites de droite ou conservatrices, l’hégémonie reste de gauche ou “progressiste”. Le cas des médias est évident : même dans les journaux classiques dits plutôt de droite, la culture d’une partie appréciable des journalistes reste de gauche. Ce n’est pas uniquement ou même principalement une question de propriété des médias, ou de leur orientation affichée : c’est une culture dominante. Certes il y a beaucoup de gens qui pensent autrement, mais le rôle d’une hégémonie est de les neutraliser ou de les affaiblir, pas nécessairement de faire disparaître toute divergence. Une telle hégémonie permet de bloquer ce qui va contre elle (dans les moments où elle se trouve en position de faiblesse relative), ou de faire passer des évolutions (quand le cadre lui est plus favorable). Des exemples évidents en sont les évolutions de mœurs et les législations correspondantes ; ou, dans un autre genre, la construction européenne. Notons que cette hégémonie peut parfaitement subsister même quand la gauche politique (ou ce qui se définit comme tel) est mal en point, comme c’est le cas actuellement.
Corrélativement, malgré le glissement indéniable vers la droite sur le terrain politique, les idées conservatrices ou classiques restent au fond marginales. Contrairement à ce que d’aucuns affirment, il n’y a pas de remontée perceptible. En fait cela supposerait à mon sens un changement de paradigme (comme je le développe dans mon Pour un grand retournement politique), ce dont on reste loin. Certes, à nouveau, on observe sur la scène politique un glissement à droite sur certains thèmes, notamment sur l’immigration, le souverainisme ou la sécurité nationale en matière économique, etc. C’est vrai, mais cela reste un glissement sur des thèmes, pas l’émergence d’un mode de pensée alternatif même limité ; c’est d’ailleurs relativement peu construit sur le plan des idées. À nouveau, le glissement vaut surtout sur le terrain politique, mais même là cela reste contenu.
On objectera l’émergence du phénomène Zemmour : c’est effectivement un fait important, mais qu’il faut bien situer. Zemmour n’est d’abord pas vraiment un conservateur au sens des idées politiques, encore moins un héritier de la pensée classique ou de la tradition légitimiste. Beaucoup plus proche de la ligne de pensée bonapartiste, comme il le dit lui-même, il incarne dans une large mesure la résurgence d’un corpus d’idées et de conceptions autrefois largement répandues il y a 50 ans ou plus, un stade antérieur des conceptions, notamment sur le patriotisme, quelque peu réadaptées au contexte actuel. Et comme à cette époque le processus de destruction d’idées ou de valeurs essentielles était beaucoup moins avancé, une telle réémergence conduit à l’affirmation de convictions en soi justes et utiles, malgré un nombre appréciable de scories.
Son avantage est qu’il s’en prend au “politiquement correct” tel qu’il domine aujourd’hui, et cela en se portant sur le plan des idées, même si la théorisation reste chez lui limitée. D’où d’ailleurs l’effarant tir de barrage qui s’est élevé contre lui. Face à cela on trouve évidemment ses défauts personnels, notamment ses péchés mignons intellectuels (attachement à certaines affirmations contestables ou non pertinentes dans le débat politique) et son style très tranchant. Ou encore, dans l’autre sens, son hésitation à aller jusqu’au bout de la pensée, comme sur l’Europe. Plus, évidemment, l’absence d’appareil politique rodé et de relais locaux (on le verra déjà au niveau des 500 parrainages que la candidature demande). Tout cela veut dire que ses chances sont limitées ; en outre, même élu, il n’aurait pas de base parlementaire pour gouverner. En termes gramsciens, il reste donc très loin d’une hégémonie. À vrai dire, dans mon vocabulaire, personne ne peut vraiment y parvenir faute d’un changement de paradigme, ce qui serait un phénomène autrement plus profond. Mais on peut sans doute aller plus loin qu’aujourd’hui.
Il n’en reste pas moins que globalement son irruption est allée dans un sens utile et bénéfique. Pour secouer le “politiquement correct”, et contribuer à faire évoluer les idées d’une part. Et d’autre part pour peser sur le débat politique d’ensemble. Ce qui contraste avec le Rassemblement national, devenu au fond un mouvement principalement populiste au sens propre du terme, donc peu abouti, de plus en plus timide sur les idées et trop souvent irréaliste sur les mesures, notamment économiques. Mais il est clair que, globalement, il reste beaucoup de chemin à parcourir pour connaître un réel changement.
Illustration : À l’occasion d’un déplacement anodin du président Macron à Vichy, Le Monde a su produire un récit sobre mais intense. « Dans la foule des badauds de Vichy, une femme a lancé une supplique à Emmanuel Macron : « Préservez-nous de l’extrême droite ! » « Je me battrai de toutes mes forces », lui a-t-il répondu. » (9 déc. 2021).