Entre la surenchère technologique des industriels, les impasses politiques de l’Union européenne et une prétendue “rationalisation” budgétaire et administrative de la chose militaire, l’armée française n’est plus qu’une armée de temps de paix – dans un monde où les conflits se multiplient…
En 1918, la France est dotée d’une armée « de guerre » : elle reste encore dans la logique westphalienne des conflits possibles entre États selon l’ordre clausewitzien qui lui répond. Cette situation perdurera, finalement, jusqu’à l’effondrement de l’Union soviétique et même jusqu’à la Première guerre du Golfe en 1990-91. L’appareil militaire français est alors nourri par le progrès des sciences et des techniques, une industrie nationale, une abondance de personnel grâce à la conscription, une doctrine stratégique qui considère que la guerre se gagne sur le terrain par la présence physique de combattants (cela sera moins vrai avec la doctrine de dissuasion nucléaire qui a stérilisé la réflexion stratégique et les doctrines d’emploi des forces).
Cent après, où en sommes-nous dans la constitution d’une armée et pour faire face à quel ennemi ?
Rien n’est plus comme avant ; mais est-ce anormal ? Un décalage serait aussi saisissant entre l’armée de Napoléon et celle de 1918. Plus que les techniques guerrières ou l’état d’esprit des combattants, il nous faut regarder l’évolution du monde, des sociétés et des mentalités, en Europe plus particulièrement, pour mesurer les différences, les forces et les faiblesses des outils militaires.
L’innovation technologique est au cœur désormais des capacités militaires. Si le premier conflit mondial a vu la naissance du char de combat (« tank ») et de l’aviation militaire (observation, chasse et bombardement), ces nouveaux systèmes d’armes avant l’heure étaient le fruit de l’expérience du terrain et d’un besoin muri par les combattants eux-mêmes, avant d’être repris par les ingénieurs et l’industrie de guerre. Aujourd’hui, le progrès technologique devient une tyrannie, une fuite en avant, plus alimentée dans ses raffinements par l’espérance de gains d’une industrie de défense le plus souvent en quête de débouchés pour assurer sa survie que par de réels besoins opérationnels. L’opérationnel assiste perplexe à cette surenchère, incapable de discriminer les besoins de haute technologie dans les fonctions où elle demeure effectivement primordiale, des autres domaines qui relèvent davantage du désir de standing ou des caprices de leurs détenteurs (le « modèle » américain pousse au vice en la matière, rattrapé d’ailleurs par le modèle russe ou chinois). Le plus souvent, au moins pour les armes de terrain, nos soldats en opérations préfèreraient moins de technologies, mais davantage d’équipements récents, entretenus et surtout robustes…
L’arme nucléaire qui a fossilisé la réflexion stratégique et même le domaine de la tactique, peine à trouver un emploi ou un non-emploi dans le monde multilatéral d’aujourd’hui, sans ennemi traditionnel, mais chargé de « menaces et de risques » dont il est difficile de dire que ceux qui les suscitent répondraient à la logique de la terreur qui n’a rien de cartésienne. D’ailleurs, a-t-on vraiment une doctrine de dissuasion nucléaire avec nos nouveaux maîtres ? Déjà, le concept d’antan de « non-emploi » à la française pouvait paraître abscons pour ceux qui n’avaient pas lu le général Poirier. Quant à ceux qui l’avaient lu, aucun d’entre eux n’aurait voulu avouer qu’il n’y comprenait rien. Mais, dans les faits, il reste impensable encore aujourd’hui de mettre en cause le « dogme » ou de le moderniser en ajustant les moyens dispendieux qu’il génère.
Pour revenir à l’industrie de défense, l’étroitesse des marchés de défense européens et la crise financière, qui légitime auprès de nos responsables les baisses budgétaires de ces vingt dernières années, ne permettent plus d’entretenir un niveau de recherche souhaitable, ni l’excellence et l’autonomie de production. La mécanique européenne (notamment les appels d’offres européens), il faut bien le constater, ne profite pas à la France qui voit certains de ses fleurons passer au voisin ou plus simplement disparaître. Et cette évaporation de nos capacités industrielles n’est pas compensée par une Europe de la défense, incapable de penser des restructurations qui préserveraient nos savoir-faire et autoriseraient une nécessaire indépendance stratégique au profit d’une souveraineté européenne qui n’a aujourd’hui aucun fondement.
La conscription, qui a tout de même permis les plus grands carnages de l’histoire de l’humanité au siècle dernier, a été abandonnée au profit de l’armée de métier que d’aucuns souhaitaient déjà entre les deux Guerres. On peut estimer que cette décision fut bonne. Mais ce mouvement de repli des effectifs, à partir du choix de la professionnalisation, mû par un souci d’économie budgétaire, louable en soi, et les arrière-pensées, moins nobles s’agissant d’éreinter la chose militaire, de la part des exécutifs successifs, s’est malheureusement accompagné d’un exercice hautement politique de rationalisation, de mutualisation, de « civilianisation » et d’optimisation des organisations du temps de paix des armées, en perdant de vue que l’objet n’était pas de singer une organisation industrielle soumise au diktat du rendement économique et de la « productivité », mais de répondre aux nécessités opérationnelles qui imposent toujours – c’est une loi de la guerre – redondance des moyens, réactivité et totale disponibilité des hommes et de leurs équipements. Toutes qualités qui se voulaient fondamentales pour l’état militaire autrefois et que l’on redécouvre aujourd’hui, mais bien trop tard pour en corriger les effets, si jamais la volonté s’en manifestait. L’exemple emblématique reste le manque de disponibilité de nos équipements, montré du doigt de manière récurrente depuis vingt ans, sans qu’on n’en ait jamais voulu déterminer les vraies causes, devenues structurelles désormais, et cette situation demeure désastreuse.
Une armée diminuée et surengagée
L’armée est surengagée depuis la chute du Mur de Berlin dans de vastes opérations humanitaires ou de « gestion de crise » selon des critères plus moraux ou sentimentaux que de nécessité pour la sécurité de la France. Au moins, disposons-nous actuellement d’une armée aguerrie, efficace dans une varieté de situations opérationnelles qui fait l’admiration de nos Alliés. Ce qui permet une attractivité réelle pour le recrutement de notre personnel qui repartira dans la vie civile fort d’une expérience lui permettant d’affronter et de s’adapter à un grand nombre de situations de crise quelles qu’elles soient. Cependant, ce sur-emploi n’est pas accompagné, comme il le devrait, par une politique budgétaire et d’équipements, et même sociale vers les familles, à la hauteur des sacrifices que l’on demande à nos soldats. L’actuel gouvernement sera jugé – lui qui a eu le courage d’augmenter les budgets, d’accélérer les livraisons d’équipements neufs et de proposer une politique familiale – sur ces résultats qui seuls permettront de dire s’il s‘agissait d’alimenter une campagne de communication ou de mettre en œuvre des mesures pertinentes. À condition aussi que les promesses soient tenues au moment où l’actualité budgétaire autour des surcoûts des opérations extérieures et intérieures de 2018 laisserait plutôt penser que rien n’a changé des méthodes de Bercy.
La présence sur le territoire national de l’opération Sentinelle de lutte contre le terrorisme depuis bientôt quatre ans, participe de ce surengagement, sans réelle plus-value opérationnelle – tout le monde le dit –, en exposant inutilement nos hommes et en les épuisant par un rythme trop élevé d’activités au détriment de l’entraînement ou de l’équilibre familial.
Il y a un siècle encore, les guerres avaient pour objectifs des conquêtes territoriales, des gains de population ou la défense d’un territoire devenu le plus souvent national. Aujourd’hui, les mobiles qui prévalent dans nos engagements guerriers, relèvent de causes morales plus ou moins conscientes ou de sensibilité aux opinions publiques. On ne meurt plus pour la patrie, mais on « gère des crises » au nom des droits de l’homme, de ceux des peuples à disposer d’eux-mêmes ou alors pour mettre hors-jeu un dictateur, un oppresseur, selon des critères occidentaux, et pour instaurer un régime démocratique qui n’a le plus souvent aucun sens pour les populations concernées.
Pour conclure ces développements, nous laisserons la parole à l’actuel chef d’état-major des armées qui, s’exprimant récemment devant les commissions de défense du Parlement, déclarait que, malgré l’embellie budgétaire (modeste tout de même, nous allons être péniblement… en 2025, à hauteur de 2 % du PIB) de l’actuelle loi de programmation militaire, l’armée française restera « une armée du temps de paix ». Mais, sur ce plan, il nous faut bien reconnaître que l’armée française reste quasiment la seule en Europe à garder la capacité de s’engager promptement dans ces crises ; elle le doit à la qualité des recrues et de son encadrement, officiers et sous-officiers qui pratiquent encore les vertus de sens du service, d’abnégation, de disponibilité en dépit des médiocres conditions matérielles dans lesquelles elle intervient.
Cela suffira-t-il, alors qu’ailleurs les conflits se multiplient, les pays autres qu’européens s’arment : Chine, Turquie, Russie, etc. ? Les États-Unis entendent toujours rester la première puissance militaire au monde ; d’autres acteurs non étatiques comme l’État islamique renaissent de leurs cendres ; les tensions montent en bon nombre d’endroits, y compris au sein de nos cités occidentales… Une armée « du temps de paix » restera-t-elle longtemps pertinente ?
Par le Général Jean-Marie Faugère