Monde
« Nos dirigeants actuels invoquent souvent la révolution »
Un entretien avec Ludovic Greiling. Propos recueillis par courriel par Philippe Mesnard
Article consultable sur https://politiquemagazine.fr
Avec vingt ans de retard, les autorités françaises se rendent compte qu’elles ont sacrifié la défense de la patrie sur l’autel du management. Les chefs militaires avaient beau parler, on ne les écoutait pas. Est-il trop tard ?
La guerre est aux marches de l’Europe ou, plus précisément, à celles de l’Union européenne, ce grand marché qui pensait, il y a peu encore, que l’avenir appartenait à l’économie et à la finance mondialisée, annihilant à jamais les ferments de guerre.
Reviennent en écho à cette réalité brutale les avertissements de deux anciens très récents chefs d’état-major des armées qui ont démissionné de leur fonction respectivement en 2017 et en 2021, décisions inédites sous la Ve République ; l’un disait en substance qu’il devenait insupportable que le budget des armées soit la perpétuelle variable d’ajustement du budget de l’État ; l’autre constatait simplement que nos armées n’étaient que des armées de « temps de paix ». Autrement dit, incapables de conduire des guerres modernes contre un « ennemi » bien doté et armé.
Ainsi, nos « élites » redécouvrent depuis peu les vertus de l’institution militaire et l’intérêt de posséder des armées bien équipées et aussi entrainées à la nature la plus rude d’un conflit que l’on puisse supposer. Mais aucune d’entre elles ne témoignera des alertes, des avertissements lancés par ces mêmes chefs militaires et laissés sans suite, promptes qu’elles seront à les renvoyer à leur responsabilité si les évènements leur donnaient raison.
Le 17 février dernier, avant l’irruption de la Russie en Ukraine, le rapport parlementaire présenté par Mme Patricia Mirallès et M. Jean-Louis Thériot sur « la préparation à la haute intensité » de nos armées renchérissait remarquablement sur un sujet aussi grave. Mais… il intervenait vingt ans trop tard !
En effet, les effets inconsidérés – mais prévisibles – des « dividendes de la paix », slogan navrant de couardise et d’aveuglement politique des années 90, affectent encore durablement les capacités opérationnelles de nos armées au regard des perspectives d’une guerre de haute intensité telle qu’elle se pratique aujourd’hui sous nos yeux en Ukraine.
Après la dissolution du Pacte de Varsovie le 1er juillet 1991, les armées françaises furent contraintes de réduire leur format et de se voir amputées des ressources financières nécessaires pour les entretenir et les moderniser : dissolution de plus des deux tiers des régiments de l’armée de terre, diminution de plus de la moitié de l’effectif de la marine et de l’armée de l’air, diminution par deux des crédits d’investissements (les programmes d’armement). Paradoxalement, ce qui semblait n’affecter aucun responsable politique, les armées se trouvaient de plus en plus engagées sur des théâtres d’opérations extérieures pour lutter contre le terrorisme ou participer aux missions de maintien de la paix ou humanitaires, ensemble auquel vint s’ajouter en 2015 l’opération Sentinelle sur le territoire national…
L’incohérence est notoire dans ces mouvements contradictoires, qui aurait dû sauter aux yeux du dernier des néophytes en ce domaine à la lecture des Livres blancs sur la défense et la sécurité nationale de 2008 et 2013. Ceux-ci, dès 2008, notaient l’accroissement des risques et des menaces, proposaient de multiplier les interventions armées sur les lieux de crise, tout en réduisant formats, budgets et contrats opérationnels – passés, pour l’armée de terre de 50 000 hommes en 2000 à 15 000 hommes en 2013, selon une pente dont le terme d’ailleurs n’était annoncé à quiconque, ni même aux armées…
Il faudrait revenir au Livre blanc sur la défense de 1994 qui décrivait, en maintenant la conscription, les formats des armées et qui retenait six scénarios d’engagement possibles dont un scénario du type de celui qui se déroule actuellement, à savoir la résurgence d’une menace existentielle. Malheureusement, les recommandations de la Commission de l’époque en charge de son élaboration ont été balayées d’un revers de main, moins de deux ans après l’approbation du Livre blanc par l’exécutif du moment, par l’annonce de la suspension du service militaire décidée par un nouveau président dont la vision stratégique relevait davantage de l’intérêt de court terme à portée électorale, sans doute.
Si l’on conçoit que nous pouvions « baisser la garde » après 1991, dès nos interventions en ex-Yougoslavie et au Kosovo (1998), il devenait clair que les « dividendes de la paix » avaient vécu ; tromperie coupable illustrant l’absence de vision stratégique de nos gouvernants comme de ceux de l’Union européenne, leur manque de culture historique et militaire conduisant au déni de la réalité des rapports entre nations et des signaux pourtant clairs depuis vingt ans en de nombreux domaines : réveil de la Russie, montée en puissance de la Chine, de la Turquie, les désordres amenés par les printemps arabes. On peut généraliser cette situation à l’ensemble des pays européens toujours soumis à la tutelle nord-américaine, sous l’emprise de l’Otan notamment et des « vertus » cachées de la mondialisation.
La voix des chefs militaires n’est plus entendue depuis cette époque de la « fin de l’histoire ».
Pour faire face à la situation du jour d’une manière crédible en matière militaire, il nous manque vingt ans de délai, nécessaires à une réelle remontée en puissance des armées et non selon sa caricature actuelle qui dénote cependant un effort méritoire envers nos armées mais largement sous-dimensionné pour répondre aux désordres du monde. Vingt ans, toutes choses égales par ailleurs, c’est le temps incompressible pour former un commandant de régiment ou de bâtiment de guerre ou d’unités aériennes, mais aussi pour reconstituer des unités de combat et leurs supports logistiques. C’est aussi et encore le délai que demandera la reconstruction d’un outil industriel de défense trop rapidement congédié. Songeons que l’armée française est tributaire d’entreprises étrangères pour son armement de petit calibre – celui du fantassin – et les munitions associées. L’Afghanistan nous en a administré la leçon, à nos dépens, dès 2008… C’est aussi le délai pour concrétiser massivement la dotation des unités opérationnelles en systèmes d’armes, reconstituer des stocks de maintenance de matériels ou alimenter les dépôts de munitions et les réserves. D’autant plus que nos armements sophistiqués, tributaires de composants électroniques souffrent, là encore, de nos dépendances industrielles et technologiques extérieures quand elles ne sont pas extra-européennes.
Parallèlement, l’entraînement – parfois jusqu’au niveau de l’unité élémentaire – a lui aussi été négligé, les formations étant dispersées entre de multiples théâtres d’opérations de crise en raison de leur faible nombre et peinant à se reconstituer après chaque intervention. La « haute intensité » n’étant plus l’actualité des crises vécues, l’entraînement qui lui était dû n’a jamais pu se réaliser faute de temps et de moyens. D’autant que les crédits n’étaient pas au rendez-vous pour le faire, pour restaurer les matériels durement sollicités sur des théâtres à la nature agressive. Les matériels pour l’armée de terre notamment, la plus atteinte, n’étaient pas disponibles, ni même présents dans leurs unités en raison d’une « gestion des parcs » mise en place pour pallier la faiblesse des crédits de maintenance. Sans oublier la rareté des crédits alloués aux munitions nécessaires à l’entraînement qui concourait à sa disparition.
Plus cruelle est, à mon avis, la leçon majeure de cette situation d’infériorité avérée et de dépendance : la voix des chefs militaires n’est plus entendue depuis cette époque de la « fin de l’histoire ». Non seulement l’attention des politiques ne leur est plus acquise mais, pire, elle a inhibé la parole de la hiérarchie militaire et interdit de fait le rôle d’alerteur de ceux qui savent le tragique de l’histoire et possèdent la vision stratégique. Combien de fois ai-je entendu dans les réunions de cabinets « le pire n’est pas certain » ou encore « c’est politique », ce qui nous signifiait de rester à notre place dans un rôle de technicien de la crise armée – car on ne parlait plus de guerre. Le commandement a été infantilisé par cette attitude condescendante et méprisante à la fois. Il faudrait pouvoir relire les procès-verbaux des conseils de défense depuis vingt ans, hautement classifiés évidemment, pour faire justice aux chefs militaires, de ce déni d’écoute de la part de ceux qui croyaient savoir.
Il est désarmant – sans jeu de mots – de lire, aujourd’hui, dans un rapport parlementaire ce que demandaient depuis longtemps les chefs militaires, en vain. Certes, il y a eu le petit sursaut post-attentats de 2015 qui mit une fin – perçue comme temporaire à ce moment – à la déflation du personnel, puis un effort louable mais foncièrement insuffisant avec l’actuelle loi de programmation militaire votée en 2017, dont le véritable effort financier n’est prévu qu’à compter de… 2023 ! Il ne faut pas oublier également les nombreuses réformes structurelles d’organisation depuis la professionnalisation des armées : mutualisation entre armées, civilianisation des soutiens et de l’administration, externalisation encore de fonctions de soutien dit de métiers « civils », redéploiement des responsabilités budgétaires sous l’emprise de la Loi organique relative aux lois de finances (LOLF) de 2001 mise en œuvre à partir de 2006, révision générale des politiques publiques appliquées aux armées avec brutalité à partir de 2008, enfin la nouvelle gouvernance du ministère de la Défense en 2013 qui dépossédait les chefs militaires de nombreuses responsabilités laissées alors aux mains d’une administration civile mettant en position de « clients » les armées face à des « fournisseurs » (l’administration et les soutiens) qui ne répondent pas aux chefs militaires de leurs lacunes et de leurs défaillances. Pas plus d’ailleurs que Bercy ne saurait être mis en cause par ceux qui habitent la haute fonction publique dans ces vagues de réformes qu’il initiait très adroitement sans en porter aucune responsabilité. Toutes ces réformes ont dissipé la disponibilité et la réactivité de nos forces pour un engagement massif, obéré leur autonomie d’action sur les théâtres, supprimé les réserves comprises comme superfétatoires au motif d’inutiles doublons ou d’une redondance coûteuse de moyens.
Dans un tel contexte de rejet de la puissance militaire, et sans le secours d’études prospectives élémentaires, il est alors aisé de se gargariser de notre dissuasion nucléaire pour justifier tous ces abandons successifs. Mais c’est oublier que même celle-ci se trouve fragilisée dans le contexte du jour, car la faiblesse de notre outil conventionnel a contribué à abaisser considérablement la crédibilité associée au seuil de l’emploi de la menace de l’arme nucléaire. Les forces conventionnelles participent aussi de la dissuasion, mais leur faiblesse et leur niveau dérisoire jouent aussi contre celle-ci, car elles ne sont plus en mesure d’élever le seuil d’intervention de la menace d’une frappe nucléaire de rétorsion.
L’autre sujet mis en avant par cette guerre demeure l’absence d’union entre Européens sur les questions de défense. L’Europe de la défense n’a jamais existé, mais l’illusion des petits pas commis en la matière depuis la chute du Mur de Berlin ne peut masquer la déshérence militaire généralisée des membres de l’UE. Et ce ne sont pas les « outils », échantillonnaires à l’origine, comme la Brigade franco-allemande (1989) ou le Corps européen de Strasbourg (1992) qui peuvent prétendre apparaître comme un embryon de défense européenne. Si nos armées semblent en meilleure posture que celles de nos alliés européens, là aussi, il faudra vingt ans avant de restaurer – ou plutôt créer – une Europe occidentale en mesure de se défendre par ses propres moyens. Encore faudrait-il une volonté politique à 27 ou même à moins qui, jusqu’ici, ne s’est jamais manifestée, en dépit des efforts des présidents français, il faut bien le dire. Mais cette Europe de la défense ne pourra reposer que sur l’alliance d’armées nationales, donc des nations, car on ne meurt pas pour une entité abstraite et désincarnée. Un soldat accepte de mourir pour défendre son sol et les siens ; l’exemple de l’Ukraine aujourd’hui en livre une parfaite démonstration. Pourquoi celle-ci ne vaudrait pas pour chaque nation européenne ? Le merveilleux est que les mêmes beaux esprits qui encensent le président Zelensky et le peuple ukrainien pour leur résistance à l’ennemi sont les mêmes qui nous ont refusé jusqu’ici de tels élans envers une cause et une défense purement nationales…
À ce vide européen, l’Otan pourrait servir d’alibi. Sans doute est-ce l’espérance de nombreux parmi nos concitoyens ; c’est déjà la posture intellectuelle de nos alliés européens, à commencer par l’Allemagne, puis celle des nouveaux entrants dans l’Alliance atlantique de l’Est européen. Là encore ce n’est qu’illusion, le masque de l’Otan cachant les démissions européennes. Cette Alliance militaire ne repose dans les faits que sur l’armée américaine. La somme des faiblesses des États membres de l’UE ne peut constituer une force, mais bien au contraire une faiblesse collective encore plus grande. Le réveil de l’Europe de la défense n’est qu’un leurre à court terme et il ne faudrait pas croire en un sursaut. La décision allemande de doubler son budget militaire – on parle de 100 milliards d’euros –, pour méritoire qu’elle soit, n’est qu’une réaction épidermique strictement limitée à l’Allemagne et sans trop de concertation avec ses partenaires européens ; on peut douter d’ailleurs de cet effort et de ses effets sans que soient considérés les aspects industriels liés à la volonté d’un réarmement, d’une part, et la possibilité d’accroître les formats des composantes de son armée sur un vivier de recrutement limité, déjà par la dénatalité de ce pays, comme pour d’autres nations européennes d’ailleurs, d’autre part. Sauf à avoir recours à nouveau à la conscription…
Nous sommes tous devant un défi de très court terme qui n’aura de solution désormais que dans le long terme si les évènements nous en laissent le loisir. Sur un plan strictement militaire, le monde occidental s’est privé de pouvoir tenir un langage de fermeté réaliste et pragmatique – si tant est qu’il était légitime, car les torts ukrainiens sont aussi bien réels – face aux revendications russes. Et Vladimir Poutine le sait depuis longtemps. Mais le temps nous manque pour faire face aux obligations actuelles, en dépit des mesures relatives aux sanctions européennes – économiques, financières et bancaires – qui ne sauraient soutenir ni même renforcer un discours politique dont la crédibilité se trouve fortement entamée par la faiblesse militaire de ses auteurs. Le président américain annonçant qu’il n’enverrait pas de troupes en Ukraine – ce qui relève du bon sens, outre-Atlantique – parvient du même coup à détruire tout espoir en l’Otan, puisque les États-Unis sont son seul crédit en matière d’action militaire.
Pour revenir au cas français, en conclusion, la seule lecture du plan du rapport parlementaire en question illustre parfaitement les manquements et les lacunes de l’outil militaire d’aujourd’hui. On a voulu « gérer » les armées comme une entreprise, hommes et matériels, avec les habituels arguments de réduction de coût : pas de stocks, des flux tendus, davantage de personnel civil réputé être moins coûteux en rémunération. Avec la volonté politique et administrative clairement affichée de séculariser une institution qui s’y opposait en prônant la constance d’une spécificité ou plutôt d’une singularité dénoncée comme d’un autre temps mais aussi dangereuse pour les valeurs républicaines. Les conséquences sont là : il serait facile dans de telles conditions de mettre en cause le « commandement » devant si peu de clairvoyance pour avoir laissé se dégrader les capacités de nos armées en médiatisant un ensemble de constats illustrant les mauvais choix ou l’incurie de la hiérarchie au travers de priorités viciées qui ont conduit à la situation actuelle.
Il faudra un jour écrire l’histoire de cette période désastreuse de laisser-aller général. Il faudra en montrer les vrais responsables devant le peuple français, ceux qui ne croyaient plus à la guerre, ceux qui ont abusé de l’argument de la nécessaire réduction de la dépense publique, ceux qui ont promu la sécularisation des armées pour en diminuer l’impact dans l’appareil d’État et pour en effacer la singularité au mépris de l’histoire.