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La France, championne officielle de l’Union européenne, qui refuse en secret d’appliquer les textes européens

La France aime se présenter en championne de « l’Europe du droit ». Les discours officiels invoquent à tout propos l’État de droit, la reconnaissance mutuelle, la libre circulation. Il suffit pourtant d’observer, sur un terrain très concret – la circulation des actes authentiques notariés étrangers portant sur des immeubles situés en France – pour constater un décalage saisissant entre cette rhétorique et la pratique réelle.

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La France, championne officielle de l’Union européenne, qui refuse en secret d’appliquer les textes européens

Car, derrière la façade européenne, s’est patiemment construit un système qui vide de sa substance l’effet utile du droit de l’Union, au profit d’un monopole professionnel jalousement défendu.

I. Le cadre : entre notariat national et Europe de l’authentique

Trois axes normatifs structurent la question.

1. Le notariat à la française

Le notaire français est un officier public institué par la loi du 25 ventôse an XI, chargé de recevoir des actes authentiques ayant force probante et force exécutoire. Le Code civil impose, en matière immobilière, le recours à un acte reçu en la forme authentique pour tout transfert de droits réels immobiliers, accompagné d’une formalité de publicité foncière pour en assurer l’opposabilité aux tiers (art. 710-1 C. civ.).

2. Le régime français des actes étrangers

Les jugements étrangers et les actes reçus par des officiers publics étrangers ne peuvent, en principe, être exécutés en France que dans les conditions prévues par le Code de procédure civile (art. 509 et s. CPC). Historiquement, cela passait par un exequatur judiciaire devant le tribunal de grande instance.

3. Le tournant européen : suppression de l’exequatur et circulation des actes authentiques

Sur le plan de l’Union, plusieurs instruments ont progressivement organisé la reconnaissance de plein droit des décisions judiciaires et des actes authentiques : d’abord le règlement (CE) n° 44/2001, dit Bruxelles I, puis le règlement (UE) n° 1215/2012, dit Bruxelles I bis, qui a généralisé la suppression de l’exequatur pour les décisions et renforcé la circulation des « actes authentiques » en matière civile et commerciale (art. 3, 36, 39, 58 et s.). À cela s’ajoutent, dans des domaines particuliers, le règlement (UE) n° 650/2012 (successions, art. 59 sur les actes authentiques), et les règlements (UE) 2016/1103 et 2016/1104 (régimes matrimoniaux et partenariats enregistrés, art. 58 et s. sur les actes authentiques).

Dans le langage des praticiens, ce troisième étage normatif – cumul des règlements européens organisant la reconnaissance et l’exécution automatique des actes – est souvent désigné, de manière impropre, comme la « troisième directive », alors qu’il s’agit en réalité d’un faisceau de règlements directement applicables. Peu importe le terme : l’idée est toujours la même. Les actes authentiques notariés établis dans un État membre doivent pouvoir circuler dans l’Union, avec une force probante et, le cas échéant, une force exécutoire qui ne se reconstruisent pas à chaque frontière.

II. Trois temps d’une résistance organisée

Face à ce mouvement, la réaction française a pris trois formes successives.

1. L’époque de l’exequatur judiciaire : un système qui fonctionne… donc qui inquiète

Dans un premier temps, l’exequatur des actes notariés étrangers – belges, notamment – relevait d’une juridiction civile (la première chambre du tribunal compétent). Le juge examinait la régularité de l’acte au regard de la loi du pays d’origine, sa compatibilité avec l’ordre public français, la conformité aux prescriptions minimales de la lex rei sitae (identification de l’immeuble, des parties, etc.).

Lorsque ces conditions étaient réunies, l’exequatur était accordé, l’acte étranger devenait exécutoire en France, et la publicité foncière était requise sur cette base. Il apparaissait clairement qu’un notaire belge ou luxembourgeois, officier public soumis à un statut très proche, pouvait valablement recevoir un acte portant sur un immeuble situé en France, sous le contrôle final du juge français.

Ce constat avait une portée explosive : il démontrait en pratique que la mutation d’un immeuble français n’est pas, par nature, indissociable de l’intervention d’un notaire français. Autrement dit, le monopole national apparaissait pour ce qu’il est : un choix politique et corporatif, non une nécessité juridique absolue.

2. La confiscation de l’exequatur : quand le gardien devient juge

La réaction ne tarda pas. Plutôt que d’abroger frontalement une pratique qui fonctionnait, on modifia le dispositif d’application. Par un jeu de modifications réglementaires et conventionnelles, la compétence pour délivrer l’exequatur fut retirée au tribunal pour être confiée au président de la chambre départementale des notaires.

Le mot « exequatur » subsistait, mais le gardien avait changé. À la place d’un juge indépendant, on installait l’organe représentatif de la profession dont les intérêts économiques étaient directement menacés par l’ouverture. Le résultat était prévisible : là où les tribunaux admettaient l’exequatur d’actes notariés belges ou luxembourgeois, les présidents de chambre se mirent à refuser systématiquement.

Sous couvert d’un contrôle de forme, l’exequatur devenait un filtre corporatiste : il n’était plus un instrument d’intégration, mais un moyen de reconquérir, par la bande, un monopole menacé.

3. La suppression européenne de l’exequatur… et la reconstitution du verrou

L’évolution européenne (Bruxelles I puis Bruxelles I bis) a ensuite restreint, puis supprimé, l’exequatur judiciaire pour les jugements et encadré très fortement le traitement des actes authentiques au sein de l’Union : reconnaissance de plein droit, exécution possible sur simple production d’un certificat, refus cantonné à des motifs très limités (ordre public, incompatibilité manifeste, etc.).

En théorie, la disparition de l’exequatur aurait dû balayer le verrou corporatif : si un acte authentique belge ou luxembourgeois est reconnu par le règlement (UE) n° 1215/2012 comme exécutoire de plein droit dans les autres États membres, à quoi bon maintenir une barrière nationale ?

C’est précisément à ce moment qu’intervient la manœuvre la plus habile : le point de blocage n’est plus placé à l’entrée (exequatur), mais à la sortie : la publicité foncière.

Officiellement, l’État et le notariat français se déclarent parfaitement respectueux du droit de l’Union : aucun texte ne nie la force authentique d’un acte belge ou luxembourgeois, les règlements européens sont loyalement transposés lorsqu’ils nécessitent des mesures d’exécution. Mais, dans la pratique, la publicité foncière oppose une résistance sourde : exigences formelles multipliées, suspicion permanente vis-à-vis de la forme étrangère, prétextes fiscaux, interprétation hyper-restrictive de la lex rei sitae.

Le résultat est simple : les actes authentiques étrangers ne passent plus. Ou si rarement, et dans des conditions si dissuasives, que la liberté proclamée demeure purement théorique.

III. Publicité foncière ou verrou corporatiste ?

Le cœur du problème est là. La France est, à juste titre, attachée à la sécurité des transactions immobilières : la publicité foncière garantit l’opposabilité des mutations, le Code civil exige un écrit authentique pour les transferts de droits réels, l’administration fiscale veille à la perception des droits de mutation et des taxes liées aux plus-values (Code général des impôts, notamment art. 683 et s., 150 U et s. pour l’imposition des plus-values immobilières des particuliers).

Personne ne conteste ces compétences territoriales : un immeuble situé en France doit être publié en France ; les droits de mutation sur cet immeuble relèvent du fisc français ; la forme de la publicité est définie par le droit interne. Ce qui est en cause, ce n’est pas la souveraineté, mais la loyauté.

Lorsque le service de la publicité foncière refuse de publier un acte authentique belge ou luxembourgeois au motif qu’il est étranger, alors même que le régime européen de Bruxelles I bis reconnaît la catégorie d’« acte authentique » et organise sa circulation, et que des règlements sectoriels (successions, régimes matrimoniaux) imposent, eux aussi, un effet utile aux actes authentiques étrangers, la question n’est plus : « la France protège-t-elle sa sécurité juridique ? », mais : la France utilise-t-elle la publicité foncière comme instrument neutre de sécurité, ou comme outil de défense d’un monopole professionnel, en violation de l’esprit des textes européens ?

La distinction est claire : lorsque la France exige des adaptations formelles objectivement nécessaires (traduction, désignation cadastrale selon les normes françaises, etc.), elle reste dans son rôle. Lorsque, sous couvert de ces mêmes exigences, elle refuse en pratique toute portée réelle aux actes authentiques étrangers sur son sol, elle franchit la ligne et s’expose à la critique d’entrave déguisée à la libre prestation de services (art. 56 TFUE) et à la libre circulation des capitaux (art. 63 TFUE), sans parler du détournement de l’effet utile des règlements précités.

IV. Un contentieux de principe en germe

La situation actuelle ressemble à une paix armée : sur le papier, tout est européen ; dans la pratique, tout est verrouillé. Tant qu’aucune affaire n’aura été portée jusqu’au bout, l’illusion pourra se maintenir.

Un contentieux de principe parfaitement construit permettrait pourtant de faire apparaître la contradiction au grand jour. Un scénario type serait le suivant : un notaire belge ou luxembourgeois reçoit un acte authentique constatant une mutation impliquant un immeuble situé en France (vente, échange, apport). Une difficulté surgit à l’exécution, et le juge de l’État d’origine est saisi : il rend une décision définitive confirmant la validité de l’acte et la réalité de la mutation. L’acte et la décision sont ensuite présentés au service de la publicité foncière en France, sur le fondement combiné du Code civil, du Code de procédure civile et des règlements européens (notamment Bruxelles I bis, art. 58 sur les actes authentiques, et, le cas échéant, les règlements sectoriels déjà cités).

Si la publicité foncière oppose un refus, non pour violation avérée de l’ordre public, ni pour impossibilité objective de publiciser la situation, mais en invoquant, de manière générale, la « non-conformité » de l’acte étranger, ce refus donne lieu à un recours devant la juridiction française compétente, qui se trouve contrainte de se prononcer sur la compatibilité de cette pratique avec le droit de l’Union.

À ce stade, deux voies s’ouvrent : soit la juridiction nationale fait droit à la demande, ordonne la formalité, et met fin, au moins dans ce cas, à la neutralisation de l’acte authentique étranger ; soit elle confirme le refus administratif et, ce faisant, ouvre la voie à une question préjudicielle devant la Cour de justice de l’Union européenne, portant directement sur la loyauté de la France dans l’application des règlements relatifs aux actes authentiques.

V. Le non-dit politique : derrière le droit, la rente

Au-delà des références techniques – Code civil, Code de procédure civile, Code général des impôts, règlement Bruxelles I bis, règlement successions, règlements régimes matrimoniaux –, la question est d’une simplicité désarmante. Soit l’on considère que le notaire belge, luxembourgeois, italien ou espagnol, officier public dans un État membre soumis à des exigences de compétence, de responsabilité et de contrôle comparables, est un partenaire légitime dans l’espace juridique européen. Soit l’on entend maintenir, sous couvert de lex rei sitae et de « sécurité juridique », un monopole économique où tout ce qui touche à l’immeuble français doit passer par le sceau d’un notaire français, même au prix d’une distorsion manifeste du droit de l’Union.

Aujourd’hui, tout indique que la seconde option prévaut : l’Europe des actes authentiques est célébrée dans les colloques, mais la Chancellerie et les organes professionnels veillent, par des mécanismes d’application successifs, à ce que les actes authentiques étrangers restent pratiquement inopérants dès qu’ils s’approchent d’un bien situé en France.

La question n’est donc plus seulement juridique. Elle devient politique : jusqu’où un État membre peut-il instrumentaliser sa publicité foncière et son organisation professionnelle pour protéger une rente nationale, tout en revendiquant, sur la scène européenne, le rôle de champion de la libre circulation et de l’État de droit ?

Conclusion

Le cas français des actes authentiques étrangers illustre, de manière exemplaire, la manière dont un système national peut neutraliser silencieusement le droit de l’Union, sans jamais le contester de face. Tant qu’aucun contentieux de principe n’aura été porté jusqu’au bout – de la publicité foncière à la Cour de justice –, la contradiction restera un secret de praticiens. Le jour où un acte authentique belge ou luxembourgeois, impeccablement reçu et confirmé par son juge naturel, se heurtera à un refus français dûment motivé, il faudra bien que l’Europe des textes rencontre l’Europe des faits. À ce moment-là seulement, il sera possible de savoir si l’Union accepte que ses propres règlements soient interprétés comme de simples suggestions, que l’on contourne à coups de circulaires, de pratiques administratives et de réflexes corporatistes, dès qu’ils touchent à un monopole national jugé trop précieux pour être partagé.

 


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