Editoriaux
Cierges et ministres
Il y a une semaine à peine, une grave question agitait le monde politique : qui allaient être les ministres délégués aux Personnes en situation de handicap et aux Anciens combattants ?
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L’affaire Griveaux a deux mérites : elle nous révèle que l’échange de vidéos à caractère sexuel n’est pas pratiqué par les seuls adolescents, et que le conspirationnisme n’est pas l’apanage du peuple, des sous-diplomés, mais la chose la mieux partagée du monde.
« Quand une icône française de premier plan tombe […], la première réaction des médias, comme nombre de nos concitoyens, est de brandir la théorie du complot », écrit Michel Albouy, en décembre 2018, dans Les Échos, illustrant son propos par l’évocation de Dominique Strauss-Kahn et de Carlos Ghosn. C’est à se demander, ajoute-t-il alors, si les Français n’auraient pas un rapport difficile avec les faits. Ce n’est certainement pas l’affaire Griveaux qui nous convaincra du contraire. À peine ce dernier avait-il annoncé le retrait de sa candidature à la mairie de Paris que le thème de la conspiration russe faisait son grand retour politico-médiatique. En réalité, il n’a jamais tout à fait disparu : fin janvier, des europhiles exprimaient leur amertume de voir le Brexit se réaliser en félicitant Poutine d’avoir si bien dressé Boris Johnson à exécuter ses plans. Ces mêmes défenseurs de la construction européenne qui affirment qu’elle est nécessaire pour peser face aux États-Unis et à la Chine voudraient nous persuader que leurs échecs ont nécessairement une cause exogène, et sont l’œuvre d’un seul ennemi – la Russie.
Ce vendredi 14 février, c’est encore la main de Moscou que nos élites voient derrière la chute de Benjamin Griveaux. Ainsi de l’animatrice de télévision Maïtena Biraben, selon laquelle « la Russie (et la morale) décide de ceux qui se présentent ou pas à la mairie de Paris ». Le lendemain, Emmanuel Macron, en déplacement à Munich pour la 56e Conférence sur la sécurité, déclare que la Russie va « continuer à essayer de déstabiliser » les pays occidentaux en s’ingérant dans leurs élections. Sur la seule base de la nationalité de l’auteur revendiqué de la diffusion des sextos, les champions du « pas d’amalgame » concluent à la responsabilité collective de la Russie ou du moins à une opération pilotée depuis le Kremlin. Pour accréditer cette thèse, Richard Malka, l’avocat de Griveaux, pense disposer d’un argument imparable. À un chroniqueur de l’émission C à vous à qui il avait dit, l’air de rien, entendre beaucoup parler de la Russie dans cette affaire, et qui lui demande si Piotr Pavlenski aurait pu être téléguidé, il répond qu’« on peut toujours se poser la question “à qui ça profite ?” ». Faisons remarquer à Me Malka que les personnes intéressées par un échec de Griveaux sont certainement plus nombreuses qu’il ne semble le croire, à commencer par Anne Hidalgo, Rachita Dati et Cédric Villani, et qu’un tel procédé est très commode lorsqu’il s’agit de désigner sans preuves des boucs émissaires.
Dans le cas où l’argumentation susmentionnée ne serait pas venue à bout des doutes légitimes, et pour asseoir l’explication par le complot russe et ainsi achever la construction de la conspiration, il conviendra d’opérer quelques transformations dans la narration. Commençons par l’auteur. Cette opération doit permettre de répondre à l’angoissante question de savoir comment celui qui était jusqu’alors présenté comme un artiste, encensé par la presse occidentale en raison de son combat contre Poutine, a pu s’en prendre à Benjamin Griveaux. Il ne peut pas être un artiste. En fin de compte, c’est un activiste, un militant (« anarchiste » précise Juan Branco), et même, si l’on y réfléchit bien, un agent russe. C’est ce que ne manque pas de souligner Dominique Reynié, pour qui Pavlenski « ressemble plus à un agent russe qu’à un réfugié politique ». L’éditorialiste Dominique de Montvalon s’embarrasse encore moins de circonvolutions : Pavlenski est un agent russe.
Le regard porté sur l’acte lui-même doit être révisé. C’est ainsi que Sibeth Ndiaye, porte-parole du gouvernement, déclare sur LCI, le 17 avril : « Moi je ne veux pas verser dans le complotisme. Néanmoins, je remarque qu’il y a quand même une certaine forme de technicité pour mettre en œuvre tout cela ». Posant la question des moyens employés, Le Monde dénonce « une technique bien connue en Russie » : « en publiant une vidéo vieille de deux ans attribuée à l’ancien secrétaire d’État en train de se masturber, Piotr Pavlenski […] n’a rien fait d’autre que d’imiter les services de sécurité russes »[1]. Le journaliste de France Info Michel Eltchaninoff pointe aussi l’utilisation de pratiques du FSB, « c’est-à-dire la fabrique d’un kompromat, un matériau compromettant ». À son tour, LCI publie un article sur cette technique utilisée « à l’époque où le KGB avait fait de la compromission de responsables occidentaux une spécialité », avant de s’interroger : « Benjamin Griveaux [est-il] victime d’un kompromat ? » L’article ne se risque pas à répondre mais, ainsi abreuvé de complots russes, l’imagination du lecteur suppléera à cet effort pour parvenir tranquillement à la conclusion insinuée. Finalement, Pavlenski n’est plus l’auteur de performances artistiques, mais celui qui use des méthodes des services secrets. Les faits ainsi requalifiés, le récit apparaît plus logique. La théorie conspirationniste, en répondant au besoin d’une explication rationnelle à opposer à un évènement apparemment incompréhensible, opère la simplification et l’unification du récit, par l’élimination de ses aspérités et contradictions et, in fine, de toute complexité.
Il convient de se demander pourquoi les élites sont, elles aussi, touchées par le phénomène conspirationniste, et ce que cela nous révèle d’elles. Pour notre époque qui se vautre dans la victimisation – à cet égard, Griveaux n’est coupable de rien, ne saurait être autre chose qu’une victime -, et a évacué toute idée de péché, de culpabilité, la théorie du complot permet d’accuser la terre entière ou seulement quelques hommes, boucs émissaires bien utiles sur lesquels il sera possible de se décharger de toute responsabilité. Le conspirationnisme offre donc le moyen de se complaire dans l’idée de sa propre supériorité, de sa pureté, et dans la conviction que la moindre faute commise ne saurait être imputée qu’à un facteur exogène perturbateur. Cette situation conduit à une forme de manichéisme : quand des proches de Poutine sont inquiétés par Interpol, ces fréquentations sont la preuve que le pouvoir russe est corrompu ; quand des lieutenants de Macron connaissent un sort analogue, il ne s’agit pas d’une victoire de la justice et de la démocratie, mais c’est le résultat de l’action de puissances occultes, agissant dans l’ombre. De la même manière que Griveaux révèle les pratiques adolescentes de nos élites, la réaction de ces dernières n’est qu’enfantillage. Il est plus que temps de délivrer nos élites de la tentation conspirationniste.
[1] La publication en 2019 de vidéos filmées en caméra cachée datant de 2017 et montrant des échanges entre le vice-chancelier autrichien Strache et la pseudo-nièce d’un oligarque russe, ayant conduit à la démission du gouvernement du conservateur Kurz et à l’effondrement électoral du FPÖ, n’avait guère ému le monde médiatique français ni porté des regards inquiets vers la Russie.