Monde
« Nos dirigeants actuels invoquent souvent la révolution »
Un entretien avec Ludovic Greiling. Propos recueillis par courriel par Philippe Mesnard
Article consultable sur https://politiquemagazine.fr
A en croire une certaine presse française, l’affaire serait dans le sac : l’Europe macronienne aurait de beaux jours devant elle. La réalité est différente.
Allons à l’essentiel : l’alliance des démocrates-chrétiens (PPE) et des socialistes a perdu la majorité au Parlement européen ; les souverainistes gagnent des points, mais moins que prévu ; les libéraux et les verts progressent plus que prévu. Dans l’ensemble les partisans d’une « union toujours plus étroite » sont plutôt soulagés : le fort taux de participation et le fait que la poussée souverainiste soit restée contenue les rassurent.
Cependant, le jeu commode que menaient depuis la création du Parlement européen en 1979 démocrates-chrétiens et socialistes, en se répartissant les postes et les budgets, est terminé. Les pronostics sont difficiles en ce qui concerne la future majorité au Parlement (ou les majorités, car elles peuvent varier selon les sujets). On peut penser qu’elle inclura les démocrates-chrétiens, les socialistes, les libéraux et aussi probablement les verts. L’autre majorité, entre le PPE et les souverainistes, que certains souhaitent, comme Viktor Orban, est en revanche exclue par les chiffres. Mais il n’est pas possible de prévoir maintenant comment les principaux postes seront répartis ; on notera pourtant que la formule appliquée en 2014 (le Parlement vote pour le chef de la liste arrivée en tête pour désigner le président de la Commission) ne va pas être utilisée : les gouvernements ne souhaitent pas renouveler cette abdication devant le Parlement, et les marchandages nécessaires la rendent en fait impossible.
Etant donné que les verts ont progressé dans beaucoup de pays, et en particulier en Allemagne et en France, la conséquence la plus nette de ces élections sera probablement le « verdissement » des positions du Parlement européen, et celui des différents conseils de l’Union et de la Commission elle-même. Attendons-nous donc à la multiplication de normes environnementales toujours plus contraignantes, à des projets de réorganisation de nombre d’activités et de réseaux de toute nature en vue d’introduire des technologies nouvelles mais souvent non éprouvées, et qui posent des problèmes considérables de disponibilités des matières premières et des systèmes de production et de distribution de l’énergie. Un mouvement des Gilets jaunes à l’échelle européenne ? Ce n’est pas impensable. En effet la distance entre les décideurs législatifs et ls populations est encore plus grande au niveau européen qu’au niveau national.
Toutefois les fédéralistes ne renoncent pas. Ils fonctionnent en fait comme les « sociétés de pensée » décrites par Augustin Cochin pour le XVIIIe siècle. Ils peuvent même espérer que la nécessité de s’appuyer sur les libéraux et les verts pourra forcer le PPE, devenu très frileux sous l’influence de la CDU allemande, à évoluer, et poussera la future majorité et la Commission à de nouvelles « avancées ». On note déjà que le 14 juin les ministres des Finances de la zone euro ont accepté le principe d’un budget pour la zone euro, que le président Macron proposait en vain depuis 2017, mais auquel la nouvelle « Ligue hanséatique » de l’Europe du Nord, emmenée sur ce point par les Pays-Bas et soutenue discrètement par la RFA, s’opposaient, de peur de devoir « mutualiser » les dettes de l’Europe du Sud. Certes, ce n’est que le principe, aucun financement n’est encore fixé, et en particulier il n’est pas précisé s’il reposera sur des contributions des États ou sur un impôt européen spécifique, et s’il dépendra des gouvernements ou de la Commission.
Mais le cliquet tourne : je suis convaincu que l’on aura un jour un budget de la zone euro, géré par Bruxelles et financé par un véritable impôt européen. Les libéraux ne seront pas chauds, mais les verts, eux, oui. D’autant plus que le risque croissant d’une nouvelle crise financière mondiale plaide en faveur d’un renforcement de la zone euro et du système bancaire européen. Il est évident que dans ce domaine les débats vont se poursuivre…
Une fois les élections passées, d’autres sujets vont revenir à l’ordre du jour. En particulier, et très vite, l’ouverture des négociations d’adhésion de la Macédoine du Nord et de l’Albanie, dont la Presse internationale ne cache pas qu’elle a été remise à « après » les élections européennes à la demande de Paris, pour des raisons que l’on devine aisément…
Une autre question va sans doute être reprise : celle des quotas de migrants, avec des sanctions financières pour les récalcitrants. Là, pour une fois, Paris pourra compter en même temps sur le soutien de Berlin, de Rome et de Madrid. Tout cela, plus les conséquences très concrètes des programmes « écologiques » sur les revenus et l’emploi, va relancer le mécontentement, même si les dernières élections l’ont moins traduit que l’on ne pouvait s’y attendre.
D’autant plus que sur deux grands sujets, en fait les plus urgents actuellement et pour lesquels une réponse au niveau européen serait appropriée, on reste au point mort. D’abord la notion d’une « Europe de la Défense » (sans même parler d’une « souveraineté européenne »), notion reprise par le président de la République à la suite de tous ses prédécesseurs, est moins envisagée que jamais par tous nos partenaires, c’est toujours l’OTAN, et même plus que jamais.
Et, enfin, très peu de responsables comprennent que le débat n’est plus tant entre partisans et adversaires de la mondialisation (ou entre ceux qui en bénéficient et ceux qui y perdent…) qu’entre ceux qui croient qu’elle va se poursuivre et même s’accélérer de façon irrésistible, et ceux qui commencent à comprendre que la phase de mondialisation commencée à la fin des années 1970 est en train de s’achever. C’est clair sur le plan commercial (les conflits douaniers lancés par le président Trump sont là plus un symptôme qu’une cause), c’est clair sur le plan des flux financiers, c’est clair sur celui des grands réseaux et des chaînes de production industrielle. Un recentrage européen face à la concurrence chinoise et au poids du dollar seraient nécessaire, mais c’est encore peu compris. Bruxelles redoute l’apparition de firmes européennes trop puissantes, au nom de la nécessaire concurrence, mais le problème n’est plus là. Quant au rôle exorbitant du dollar, l’affaire des sanctions américaines contre l’Iran l’a remis à l’ordre du jour, mais sans que l’on voie se dessiner des réponses efficaces. En effet, dans les années 1980, et encore plus dans les années 1990, Bruxelles avait fait le choix de la mondialisation, et l’a poursuivi durant les années 2000. Mais sans tirer les conséquences des faiblesses structurelles de la zone euro et de sa politique industrielle dépassée.
Est-ce que les libéraux et les verts seront davantage prêts que la majorité précédente au parlement européen à œuvrer pour une prise de conscience de ces phénomènes ? Ce n’est pas sûr. On peut donc se demander si les dernières élections ne vont pas finalement aggraver les problèmes existants, en créer d’autres, sans proposer beaucoup de solutions valables….
En attendant, on constate que l’influence française recule : les propositions de Paris sont de moins en moins acceptées (on est loin du discours de la Sorbonne de septembre 2017 !). Et Madame Loiseau a dû renoncer à prendre la tête du groupe centriste-libéral, qui était conçu comme le levier européen de la politique macronienne (il est vrai qu’elle a d’emblée gaffé et déplu à ses partenaires, mais je pense pour ma part que son échec va au-delà : les autres Européens ne supportent plus les sempiternelles leçons de la part d’un pays en crise profonde).
Enfin, la montée des verts lors des élections européennes rejaillit sur la politique intérieure de deux des principaux pays membres : l’Allemagne bien sûr (dont l’évolution dans les mois et années qui viennent est de ce fait imprévisible) et la France, où l’on voit déjà le discours officiel se « verdir », mais au prix de véritables impasses financières et industrielles.
Si on ajoute les incertitudes du Brexit et de ses conséquences, les tensions entre Bruxelles d’une part, et l’Italie, la Pologne et la Hongrie d’autre part, les conséquences probables de l’adoption excessive des thèses écologiques et d’une insuffisante prise en compte des effets du coup de froid de la mondialisation, on constate les risques accrus de crises et de divergences, au lieu de la convergence annoncée. Les réponses des années 1990 ne sont pas adéquates à la situation actuelle, et les dernières élections n’y changent rien.
Illustration : Avec la Macédoine du Nord, c’est toute la joyeuse question des Balkans qui resurgit.