Civilisation
De nouveaux types de dictature qui attestent le retour de la prévalence de la Realpolitik
Le caractère révolu des dictatures fascistes et communistes.
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Ukraine, Green Deal, immigration, Mercosur : rien ne va vraiment changer malgré l’émergence des droites. Mais un saut fédéral décisif est en marche, l’abandon de l’unanimité, que Macron souhaite mais auquel la France est très mal préparée.
Le coup de tonnerre des élections européennes en France détourne l’attention de la signification du scrutin au niveau continental. La première impression des pro-Européens était le soulagement : la Droite dans l’ensemble progresse au Parlement européen, mais ce n’est pas un bouleversement. La progression de l’extrême-droite, si sensible dans certains pays, est en quelque sorte amortie au niveau européen. Si on ajoute le poids de la bureaucratie et celui de la Cour de Luxembourg, il est très probable, pour beaucoup de commentateurs soulagés, que l’on continuera dans la même direction.
Le Parti populaire européen PPE progresse en effet, de 179 à 186 députés ; les Socialistes reculent de 139 à 135 sièges ; les libéraux et centristes de Renew passent de 102 à 83 sièges ; les Verts perdent une vingtaine de sièges et se retrouvent à 50, la Gauche se maintient. Certes, les trois formations dites d’extrême-droite progressent, de 24 à 27 % des voix au niveau européen. Mais elles sont souvent en désaccord sur beaucoup de sujets. De toute façon les groupes parlementaires ne seront formés que début juillet, des transferts complexes entre les trois groupes d’extrême-droite (l’AfD allemande et le parti de Viktor Orban, souvent repoussés, ne savent pas trop où se caser) et encore une centaine de députés restent sans affiliation à un groupe. Donc il faut attendre pour des conclusions définitives, mais la majorité PPE-Socialistes-Renew reste majoritaire, avec 407 députés sur 720.
Et le 27 juin les chefs d’État et de gouvernement se sont mis d’accord pour attribuer les principaux postes. Si on pensait souvent que Ursula von der Leyen ne serait pas renouvelée à la tête de la Commission, elle est finalement reconduite. Elle pourrait être adoubée par le parlement européen dès le 18 juillet. On s’est mis d’accord pour le président du Conseil européen, le socialiste portugais Antonio Costa, et pour les affaires étrangères, l’Estonienne libérale Kaja Kallas. Démocrates-chrétiens, socialistes et libéraux se partageraient donc les principaux postes. Comme c’est le cas depuis 1979, comme si rien n’avait changé.
Seulement le soulagement des Eurocrates est trop hâtif : le résultat des élections en Pologne par exemple montre en effet que la Droite y reste très puissante. Et un certain nombre de gouvernements conservateurs, en particulier Giorgia Meloni et Viktor Orban, sont furieux de la façon dont les choses se sont passées, dans le mystère du sérail et sans qu’ils soient consultés au préalable. Il pourrait y avoir des surprises au moment de la ratification de ces choix par le Parlement européen. On verra, mais l’entre-soi confortable entre socialistes et démocrates-chrétiens, qui marquait le Parlement depuis 1979, pourrait bien prendre fin.
Les choses sont d’autant moins prévisibles que le fameux moteur de l’Europe, le couple franco-allemand, a implosé. Le président Macron, d’après l’avis de tous les commentateurs, va connaître une crise tout à fait majeure. Quant à Olaf Scholz et sa coalition, ils ne sont plus qu’en respiration artificielle et on se demande même s’ils tiendront jusqu’aux élections de 2025. Par contrecoup ce sont les pays d’Europe orientale qui voient leur importance croître, et d’autre part et surtout Giorgia Meloni, grâce au succès des Conservateurs et réformiste européens (76 sièges, juste derrière Renew, et peut-être devant, à la troisième place, si des députés encore non-inscrits les rejoignent). Mme Meloni a été court-circuitée dans le choix des responsables, grave erreur à mon avis ; cependant elle maîtrise tout le spectre, des Européens convaincus (elle est désormais incontournable) aux opposants de Droite.
En dehors de Mme Meloni, qui sort renforcé en Europe ? Le chef de la CDU, Merz, incontestablement. Personne ne misait sur lui il y a encore peu, et il a ramené la CDU-CSU à 30 % de voix, avec une perspective très nette de devenir chancelier après les élections de 2025, peut-être bien à la tête d’une coalition avec les socialistes, renvoyant les Verts à leurs chères études.
Qu’est-ce que tout cela comporte pour les grandes questions en suspens ? D’abord la guerre d’Ukraine : si Merz est prudent, quoique plus allant que Scholz, Mme Meloni est en pointe, comme la majorité des députés à Strasbourg, et en France, même le programme électoral du Nouveau Front populaire comporte le soutien aux Ukrainiens. Donc on peut penser que là, la continuité va l’emporter, même si l’extrême-droite et une partie de la gauche sont hostiles à l’engagement en faveur de Kiev. Là, les Eurocrates peuvent respirer.
Pour les autres questions pendantes, on aurait pu penser assister à un recul du Green Deal, de ce programme de décarbonation accélérée en lui-même ingérable et qui a beaucoup contribué à renforcer l’extrême-droite. Mais le 17 juin la procédure pour une directive sur la « renaturalisation des sols », pièce essentielle du Green Deal, a été débloquée, véritable coup de poing en pleine figure des cultivateurs européens, juste après les élections. Vote toujours…
Pour l’immigration, autre grand souci des électeurs, on peut se montrer sceptique, même si la nouvelle représentation à Strasbourg devrait être plus réservée que la précédente, car toutes les mesures un peu incisives seraient condamnées par la Cour de Luxembourg selon sa jurisprudence actuelle.
Même scepticisme aussi pour le libre-échange : il me paraît peu probable que le Mercosur ne soit pas ratifié, même si l’un des évènements récents les plus frappants était qu’agriculteurs français et espagnols, au lieu de manifester les uns contre les autres, pour la première fois ont manifesté ensemble contre les importations agricoles ne respectant pas les normes de l’Union.
Mais l’autre enjeu le plus important, à côté de celui du rôle excessif joué par la Cour de Luxembourg (au-delà à mon avis des traités), est celui des procédures de vote au sein de l’Union et de la poussée en faveur de l’augmentation des cas où le vote majoritaire suffit, voire même de la suppression complète des cas où l’unanimité est exigée. L’Allemagne est favorable à ce saut fédéral décisif depuis des années, depuis un an le président de la République a accepté qu’une commission franco-allemande en discute, la question risque de passer rapidement en tête de l’ordre du jour. Même Mme Meloni à mon avis ne s’y opposera pas, à la fois en fonction des traditions politiques fédéralistes italiennes et parce que Rome a toujours préféré, en matière européenne, à la différence de la France de la Ve République, conserver une capacité d’influence en jouant au maximum des processus de décision européens qu’en cherchant à maintenir une possibilité de blocage, en fait difficile à utiliser dans ce processus de marchandage constant qu’est l’Union. Processus que les Italiens maîtrisent beaucoup mieux que les Français, parce qu’ils apportent une attention minutieuse à des détails en apparence secondaires, mais en fait cumulativement essentiels.
Or sur beaucoup de points la France courrait de grands risques : pour l’élargissement de l’Union, à propos duquel elle se montre en général beaucoup plus réservée que la plupart des autres membres ; pour le maintien d’un minimum de souveraineté sur les courants migratoires ; et même pour des questions politico-stratégiques essentielles, comme l’arme nucléaire (que se passerait-il si une majorité de pays européens souhaitaient ratifier le Traité d’interdiction des armes nucléaires ?). Quant au siège français au Conseil de Sécurité, il deviendrait tôt ou tard un siège de l’Union européenne.
Il nous faut donc conserver le droit de dire non. Mais paradoxalement nous conserverons d’autant plus ce droit que nous éviterons de nous laisser isoler. Les dernières élections européennes, plus « nationales », augmentent nos chances d’y parvenir – à condition de le vouloir…
Illustration : Giorgia et Viktor se promettant de jouer les empêcheurs de danser en rond après avoir été écartés du choix des principaux postes de l’UE.