Des sujets longtemps hors du champ politique. La cause de la défense des animaux (antispéciste ou autre), et l’écologie ne se sont insérées que difficilement dans le champ politique. Quoique leur existence soit ancienne, elles ont fait irruption sur la scène politique, en Europe et en Amérique du nord, à partir du début des années 1970, et en ont décontenancé les habituels acteurs. Ils bouleversaient toutes les représentations traditionnelles du paysage politique. Plus exactement, ils semblaient remettre en question les traditionnelles obédiences politiques et les idéologies et valeurs éthiques les inspirant. La vie politique, en France et dans la plupart des pays de civilisation et de degré d’évolution comparables, reposait sur le clivage droite/gauche et, partant, opposaient les conservateurs aux progressistes, les adeptes prudents de la stabilité et de la continuité aux partisans de changements susceptibles d’accroître les libertés, d’améliorer les conditions de vie et de travail de la population, et de réduire les écarts de revenus et les niveaux de vie entre les différentes classes de la société. Électeurs et militants se répartissaient entre les divers partis de gauche, du centre et de la droite de gouvernement La cause de la défense des animaux n’intéressait pratiquement personne, jusqu’à la fin des années 1970, et même au-delà, et n’était pas considérée comme un sujet de discussion politique. Il en allait à peu près de même de l’attention accordée aux problèmes environnementaux, quand même on commençait à prendre conscience de leur importance, comme en témoignaient la multiplication des associations constituées pour leur étude et la recherche de solutions à leur apporter, la création de ministères de l’environnement et le rapport du Club de Rome de 1972 sur les limites de la croissance (The Limits to Growth), dit Rapport Meadows. Mais, le sort des animaux et les problèmes environnementaux n’étaient pas considérés comme des priorités. Nous ne connaissions pas alors les dérèglements climatiques, la canicule, la quasi disparition d’espèces animales et végétales, la fonte des calottes glaciaires, le blanchiment des coraux mourants, et autres dommages naturels.
Un monde cramponné à la croissance. Un capitalisme consensuel
Nous y étions si insensibles que le rapport précité du Club de Rome sur ces dommages passa inaperçu, et que, lorsque Sicco Mansholt, vice-président de la Commission européenne (laquelle n’avait pas, en ce temps, son importance actuelle), en adopta les conclusions et les fit connaître au grand public, il suscita la réprobation de toutes les formations politiques des pays européens, de l’extrême gauche à l’extrême droite, en passant par les « grands partis de gouvernement » de gauche et de droite. En France, Mansholt et le rapport Meadows furent très durement critiqués par les partis communiste et socialiste (alors dans l’opposition) comme par les partis conservateurs au pouvoir. Georges Marchais, secrétaire général du parti communiste français, accusa Mansholt de « remettre au goût du jour cette vieille théorie réactionnaire qu’est le malthusianisme », et de « renoncer à l’expansion de l’humanité ». Georges Pompidou, président de la République, et Raymond Barre, alors vice-président de la Commission européenne (et, quatre ans plus tard, Premier ministre français), lui reprochèrent vivement de préconiser de « casser la croissance ». Croissance était d’ailleurs le maître mot de ces années. On ne jurait que par ce mot magique. Les discours de tous les partis et hommes politiques de l’époque la présentaient comme la condition absolue du bien-être de l’humanité, comme une source inépuisable de bienfaits, dont le simple tassement eût provoqué – ce qui était exact, d’ailleurs – une crise économique et sociale, et, à terme, le marasme et le délitement de la société, puis, en fin de compte, la décadence de notre civilisation. Cette dernière, devenue purement matérialiste, ayant relégué au second plan ses fondements spirituels et moraux, s’identifiait désormais uniquement à la prospérité et au niveau de vie de la population, estimé à l’aune de la consommation. En France, les conservateurs au pouvoir se flattaient d’assurer, par leur politique, la meilleure croissance possible, et leurs adversaires de gauche réclamaient d’en répartir les fruits plus justement. Au sein des pays les plus évolués, la croissance continue, génératrice d’une prospérité sans précédent et de plein emploi, l’élévation générale du niveau de vie de toutes les classes sociales, l’absence de problèmes environnementaux et climatiques majeurs, rendait incongrue, hors de propos, voire insensée, la remise en question de notre système économique et de notre type de société, matérialiste et consumériste. Et, de fait, cette remise en cause était le fait de mouvements d’inspiration libertaire et anarchiste, de critiques radicaux du capitalisme, et de partisans de la construction d’une société utopique, coopératiste et autogestionnaire, fondée sur un certain retour à la nature et une sorte de socialisme communautaire. Le marxisme jouait alors un rôle ambigu : il inspirait fortement ces mouvements (dont certains se réclamaient de lui), mais sa conception exclusivement économiste et matérialiste du monde et sa philosophie de l’histoire qui incitait à dépasser le capitalisme (considéré comme un stade incontournable des sociétés) sans tenter d’ignorer ou de détruire la société qu’il avait engendrée, et à récuser comme archaïques et irréalistes les contestations visant à lui substituer des communautés humaines prétendant l’ignorer, confortaient plus le système économique et social qu’il ne le menaçait. Et, dans la pratique, même les communistes manifestaient une conception jaurésienne du socialisme, fondée sur la réalisation de réformes tendant à instaurer toujours plus d’égalité et de justice. Au fond, nul ne remettait sérieusement en cause le libéralisme. Au cours du débat télévisé du 10 mai 1974 qui opposa les deux principaux candidats à l’élection présidentielle, François Mitterrand fit l’éloge de ce « merveilleux » (ce fut son mot) instrument qu’était le système économique libéral en lequel nous vivions, et se contenta de demander que les richesses qu’il produisait fussent plus justement et également réparties entre les diverses classes sociales. Valéry Giscard d’Estaing, lui, reprocha aux projets de la gauche de compromettre la croissance et déclara : « Il ne faut pas casser l’outil de travail des Français ». C’est dire que, dans aucun des deux camps politiques qui divisaient habituellement nos compatriotes, il n’était question de remettre en cause la croissance et le capitalisme libéral, et de « changer de société », comme prétendait pourtant vouloir le faire, assez hypocritement, la gauche. Même l’extrême gauche extra-parlementaire de ce temps ne remettait pas explicitement en cause le type de société consumériste engendré par la croissance, bien que la révolution qu’elle appelait de ses vœux n’eût pas manqué de la détruire.
L’écologie : une nouvelle venue incongrue sur la scène politique
Le seul candidat qui remît en cause notre modèle économique fondé sur la croissance permanente, le consumérisme et le gaspillage des ressources naturelles, René Dumont – qui fit connaître en France le terme d’écologie – fit figure d’hurluberlu. Pourtant, à partir de cette date de 1974, l’écologie politique ne cessa de se développer en France et en Europe, au point de devenir une composante non négligeable de la vie politique. Dès novembre 1974, fut fondé le Mouvement écologique, quelques mois seulement après la candidature présidentielle de Dumont. En janvier 1984, naîtront, mutuellement opposés quant à la stratégie politique, et électoralement rivaux, Les Verts et Génération Écologie.
Alors farouchement indépendants, accrochés à leur formule « ni droite, ni gauche », représentant un courant politique neuf, sans passé, sans histoire, donc sans ancêtres connus, Les Verts, quoique proches de la gauche par leur critique du capitalisme libéral, de la société marchande, de la réification des rapports humains, de leurs tendances peu ou prou socialisantes, autogestionnaires et coopératistes, et par l’itinéraire de nombre de leurs militants, passés par le gauchisme des années 1960 et 1970, refusaient cependant d’en constituer une nouvelle composante et de s’allier aux partis qui la formaient (PS, PCF, principalement). Et, ils pouvaient paraître réactionnaires ou conservateurs à certains égards, notamment par leur critique du progrès, de l’industrie, de la société de consommation (laquelle permettait aux couches populaires l’accès à un certain confort et à des loisirs longtemps réservés aux classes aisées), de la croissance (qui en était la condition), de leur critique de l’exploitation intensive des sources d’énergie, de leur idéal d’un type de développement stationnaire, d’un mode de vie plutôt austère, et de leur priorité accordée aux questions environnementales (dont l’urgence n’apparaissait pas encore) sur les classiques problèmes liés à l’emploi, au chômage, aux rémunérations, aux conditions de travail et à la protection sociale. Leur présence sur la scène politique semblait incongrue à tous les partis traditionnels et embarrassait singulièrement la gauche. Celle-ci, à l’esprit du plus grand nombre et à celui de ses partisans en premier lieu, avait vocation naturelle à s’agréger tous les opposants et autres contestataires. Or, elle trouvait devant elle, hors d’elle, des gens qui critiquaient le système, la société, le pouvoir en place, mais refusaient de lui faire allégeance, faisant prévaloir des sujets environnementaux sur les classiques sujets économiques et sociaux, et émettant une critique de la société et du capitalisme sous des angles étrangers aux habituelles discussions (fréquemment empreintes de marxisme) relatives aux rapports entre les classes sociales, aux relations entre employeurs et salariés, aux conditions de travail, de salaires et de niveau de vie.
La conversion de la gauche socialiste au néo-libéralisme gauchiste et sociétal
Pour la gauche, les écologistes constituaient un obstacle à éliminer. Il ne s’agissait pas tant pour elle de torpiller les écologistes que de les « normaliser » et de les lier à elle (de les phagocyter) en intégrant leurs problématiques aux siennes. Dès le début des années 1990, la gauche vit le parti qu’elle pouvait tirer de l’écologie dès lors qu’elle avait l’intelligence d’intégrer ses idées à son propre champ et de les utiliser pour rénover son idéologie et son projet politique. Car, depuis une bonne décennie, elle avait compris l’obsolescence du marxisme, soubassement traditionnel, avoué ou implicite, de son idéologie, et la vanité de la contestation du capitalisme et de l’espérance révolutionnaire dans une société aussi complexe, mûrie et consumériste que celle de la fin du XXe siècle. Nécessité faisant loi, elle avait tourné la page des absurdes promesses du « programme commun d’union de la gauche » de 1972, du « projet socialiste » de la fin des années 1970, et de la politique économique irresponsable des débuts du premier septennat de Mitterrand (mai 1981-août 1984), et, sous la conduite de Fabius, puis de Rocard et Bérégovoy, avait opté en faveur du réalisme et de l’austérité (rebaptisée par eux du mot de « rigueur »), indispensable au respect des « grands équilibres » (dixit Rocard). Mais la « rigueur » n’eût pu tenir lieu d’idéal. Or, la gauche avait besoin d’idéal pour conserver son électorat. Obligée, par souci de réalisme, de renoncer à ses utopies révolutionnaires socialistes, toutes peu ou prou marxistes, elle fit le choix de se muer en une gauche new look, moderne, économiquement libérale, mais socialement réformiste, libertaire eu plan des mœurs, ouverte aux grands enjeux écologiques et aux courants sociétaux tels que le féminisme, la remise en cause de la famille traditionnelle, la défense des minorités LGBT, la lutte contre la xénophobie et le racisme, tout cela accroché aux « valeurs de la République », ancrage historique et mémoriel indispensable.
La normalisation de l’écologie politique
Ainsi, elle fit sa jonction avec les écologistes les plus politisés. Des affinités s’établirent alors au fil des ans, tantôt évidentes et ouvertement exprimées, tantôt subtiles, tacites et discrètes, entre cette gauche révisionniste en quête d’une nouvelle légitimité, et nombre d’écologistes venus de l’extrême gauche, qui cherchaient dans l’écologie un substitut à leur idéal révolutionnaire mis à mal par le réel, et qu’ils espéraient rénover en le colorant en vert. Le rapprochement était cependant rendu difficile par l’hétérogénéité de la mouvance écologiste et des tensions y régnant. Les écologistes étaient en effet profondément divisés. Génération Écologie, de Brice Lalonde, se voulait réaliste, réformiste et proche du parti socialiste. Les Verts d’Antoine Waechter, plus puristes, fondamentalistes, radicalement écologistes, se posaient comme indépendants de la droite et de la gauche. C’étaient eux qui constituaient un obstacle à la gauche, un obstacle qu’il fallait faire disparaître. La réalisation de cet objectif fut menée à bien par les éléments de gauche des Verts et leurs relations dans les médias proches du PS. Les Verts étaient en effet eux-mêmes très divisés. Leur formation incluait des militants venus du syndicalisme étudiant, des jeunesses socialistes ou du PS, des groupes d’extrême gauche (trotskystes ou maoïstes ou libertaires), et d’autres qui, sans passé politique, ne concevaient pas de réformes écologiques importantes hors du cadre d’un projet plus global, d’orientation socialiste. Mais elle comprenait également des militants fondamentalistes qui faisaient de l’écologie le substrat de toute politique et refusaient de le subordonner ou même de le lier étroitement à une politique socialiste qui l’eût dépassée. Pour eux, la question politique cruciale du temps était la survie de la planète, donc la résolution des problèmes environnementaux et climatiques, qu’ils considéraient comme la condition impérieuse de tout projet politique, et donc comme une priorité absolue. Ils refusaient, en conséquence, toute alliance ferme qui eût pu, en raison de considérations de stratégie électorale, faire passer au second plan des préoccupations, jugées par eux urgentes. De 1984 à 1995, Les Verts furent dirigés par Antoine Waechter, à la tête d’une majorité disparate formée par tous ceux qui refusaient l’alliance avec la gauche et tenaient à l’indépendance du mouvement. Une campagne fut alors menée, de l’extérieur comme de l’intérieur, par ceux qui, à gauche comme au sein des Verts, souhaitaient la fin de ce positionnement et l’option en faveur de ce qu’ils appelaient « l’ancrage à gauche ».
Actuel contre Waechter
Une première offensive contre la majorité hétéroclite de Waechter se produisit en octobre 1991, menée par le mensuel Actuel, le magazine post-soixante-huitard récupérateur et synthétiseur de tous les courants contestataires des sixties et de toute la contre-culture underground des mêmes années et de la décennie 1970, et devenu le thuriféraire d’une gauche libérale-libertaire, hédoniste, ultra-féministe, favorable à toutes les formes de sexualité « différentes », fustigeant l’archaïsme du marxisme et de la gauche traditionnelle, et plus portée à défendre les droits de ce que l’on n’appelait pas encore les LGBT qu’à s’intéresser aux problèmes très concrets des gens du commun. Ce mensuel, dirigé par Jean-François Bizot, ancien soixante-huitard, consacra un long article de son numéro d’octobre 1991, intitulé « Les écolos fachos », à ce qu’il considérait comme les dérives réactionnaires des Verts. La première de couverture du numéro portait ce titre : « Les écolos fachos. Attention ! Les Khmers verts sont en France ». L’effet attendu se produisit aussitôt. Il ressembla à celui d’un coup de pied dans une fourmilière. Au sein des Verts, tout ne fut plus qu’émoi, panique, controverses, polémiques, invectives, querelles et autres prises à partie opposant les tenants de la ligne Waechter, majoritaire, à ses adversaires déclarés. L’aile gauche des Verts (appelés alors « Verts Pluriel ») voua aux gémonies les « Khmers verts » (soient les Verts intégristes) représentés par Michel Pizzole, Gérard Monnier-Besombes, Henri Morel Maroger, Maurice Gillard et autres, accusés de donner une image réactionnaire et pétainiste de l’écologie politique. Les « waechteriens » de stricte obédience ne surent comment se défendre, pris entre les critiques acerbes des « Verts Pluriel » et la peur d’être confondus avec les « Khmers verts », indispensables au maintien de leur majorité. Le résultat espéré d’Actuel, de la gauche (le PS surtout) et de l’aile gauche des Verts advint finalement : la majorité hétéroclite (Khmers verts, waechteriens, et autres) se disloqua, et, en novembre 1995, lors de l’assemblée générale du Mans, la motion présentée par les Verts Pluriel, préconisant l’ « ancrage à gauche », et donc une alliance forte et durable avec le PS, fut adoptée à 75% des suffrages, portant à la direction du parti Dominique Voynet et une équipe incluant les Yves Cochet, Gilles Lemaire, Alain Lipietz et tutti quanti. Antoine Waecher, Philippe Lebreton, Christian Brodhag, Michel Pizzole et leurs semblables se résignèrent à quitter « Les Verts » pour fonder un Mouvement écologiste indépendant (MEI) qui demeura on ne peut plus confidentiel.
Rentrer dans l’arc républicain
Une deuxième offensive contre les Verts se produisit en 1992. Elle ne procéda pas d’un plan concerté, mais résulta et des réactions que suscita le livre de Luc Ferry, Le Nouvel Ordre écologique (sous-titré : « L’arbre, l’homme et l’animal » Éditions Grasset.), critique sévère de l’écologie politique dont les médias assurèrent très ostensiblement la promotion et la diffusion dans le grand public et la classe politique. Philosophe kantien, républicain laïc rigoureux, équidistant de la droite et de la gauche, Ferry, qui devait devenir dix ans plus tard, ministre de l’Éducation nationale, prétendait remettre l’écologisme, alors en vogue, à sa place. Son ouvrage se présentait comme une mise au point définitive qui prétendait ramener le combat écologiste à la protection de la nature dans l’intérêt de l’humanité, et à une défense des animaux contre les formes de cruauté dont ils souffraient, et lui assigner des limites à ne pas dépasser, le dépassement consistant en une prévalence accordée à la faune et à la flore sur l’homme. Alors que l’article précité d’Actuel ne s’attaquait qu’à l’intégrisme écologiste des « Khmers verts », prétendument conforté par le « purisme » et le « ni droite ni gauche » de Waechter, le livre de Ferry constituait une critique de l’écologie politique dans son ensemble. L’équipe d’Actuel, constituée, répétons-le, d’anciens soixante-huitards reconvertis dans le social-libéralisme branché, hédoniste et ouvert à toutes les formes de « différences » (sexuelles et autres) et de culture underground, entendait annexer l’écologie à la gauche libérale, européenne et multiculturaliste des Julien Dray et Harlem Désir (elle-même intégrée au PS), ce à quoi s’opposait Waechter. Ferry, lui, contestait son existence même comme formation politique, et semblait vouloir se contenter de l’ajout, aux programmes respectifs des divers partis traditionnels de droite comme de gauche, d’un volet écologique consistant en une préservation minimale de l’environnement, juste à la hauteur des intérêts humains fondamentaux, et non susceptible de remettre en cause l’humanisme classique à la base de notre démocratie républicaine et anthropocentrique, conformément au legs philosophique et moral des « Lumières » du XVIIIe siècle. Donc, deux préoccupations différentes, mais qui eurent les mêmes conséquences sur l’évolution de l’écologisme et du fond idéologique et moral commun à tous les partis politiques de ce qu’on appelle parfois « l’arc républicain ».
La conversion des Verts au gauchisme social-libéral
Les Verts, nous venons de le dire, éliminèrent de leurs rangs les « Khmers verts » et les écologistes waechteriens, soucieux de l’indépendance et de la pureté de leur idéal. Et ils accordèrent leur projet politique à celui du PS, largement converti au social-libéralisme. Pour le faire sans sacrifier leur identité d’écologistes, ils durent réorienter leur projet en direction du social et du sociétal. Sociaux-libéraux en économie, européens, ils firent évoluer leur programme en direction des phénomènes de société devenus prégnants, et se mirent à soutenir le féminisme extrémiste, les droits des homosexuels, l’élargissement du droit à l’avortement, les droits à la PMA et à la GPA, la contre-culture, la libéralisation des drogues « douces ». Par ailleurs, ils aiguillèrent leur projet écologique vers le végétarisme et l’antispécisme. Très peu d’adhérents des Verts étaient végétariens, vegans ou antispécistes au milieu des années 1990. Tel n’est pas le cas aujourd’hui. Beaucoup ont éliminé la chair animale de leur régime alimentaire et seraient favorables à sa raréfaction, par voie d’autorité, au sein de la population, au nom de l’urgence écologique et climatique1. Marine Tondelier, actuelle porte-parole d’EELV, est une militante vegan et antispéciste convaincue. Par ailleurs, Les Verts ont toujours été peu ou prou féministes et de mœurs libres, mais aujourd’hui, ils donnent à ces caractéristiques une coloration dogmatique, intolérante et inquisitoriale. Sandrine Rousseau est devenue le symbole de cette dérive. Et, alors qu’il y a trente ans, ils critiquaient, sans être racistes, le melting pot et les conséquences négatives pour les identités nationale et régionales, d’une immigration incontrôlée, ils comptent aujourd’hui, parmi les champions de la défense de la polyethnicité et du multiculturalisme. Et, concernant le problème de l’immigration, ils se firent les champions de l’accueil sans contrôle, de tous les étrangers, par devoir humanitaire, et de la défense des spécificités culturelles des nouveaux arrivants. Cette évolution notable les accordait avec le PS (et la gauche non marxiste en général) qui, ayant répudié ses tendances révolutionnaires et marxisantes de naguère, se cherchait une nouvelle légitimité et un nouveau pouvoir de séduction dans une société libérale et un monde occidental sans frontières marqué par le jeunisme, les avant-gardes préfabriquées dans tous les domaines, le faux non-conformisme politique et culturel institutionnalisé et encensé par les médias, et, bientôt, les « valeurs de la République » et les droits de l’homme étendus à la plus grande liberté de mœurs et au mariage homosexuel.
Les convergences des Verts et du PS
Le PS (et avec lui, toute la gauche non-communiste), qui tentait ainsi de se rajeunir en s’adaptant à la société de consommation et au néo-libéralisme européen et mondialiste, s’est ainsi coupé de son électorat populaire, aux problèmes concrets duquel il ne s’intéressait plus et auxquels, au nom du réalisme, il ne proposait aucune solution propre à améliorer les conditions de vie et de travail des hommes et des femmes du commun. Les Verts, de leur côté, passèrent de l’intégrisme écologiste des « Khmers verts », allié au purisme waechterien formulé par le slogan « ni droite ni gauche », à un projet politique « citoyen » (un qualificatif à la mode) fondé sur la décroissance et tout un panel de mesures d’austérité (depuis la limitation de la consommation de viande jusqu’au covoiturage et à la mise au rancart des véhicules polluants en passant par les économies drastiques d’énergie et la promotion des éoliennes et panneaux solaires, sans oublier la suppression des sapins de Noël et des subventions aux aéro-clubs) au nom de la lutte contre la pollution et le réchauffement climatique. Les deux projets, celui du PS et celui de EELV, semblent devoir s’opposer sur certains points. La décroissance verte paraît difficilement compatible avec le projet socialiste néo-libéral et social, donc enté sur le maintien de la croissance. Pourtant, les deux projets convergent en ceci que leur mesures respectives (combinées ou indépendantes les unes des autres) aboutissent à l’émergence d’une société néolibérale régulée, à croissance tempérée, à consommation limitée, à niveau de vie austère sinon spartiate, orientée vers la lutte contre le réchauffement climatique et la préservation de l’environnement, et en direction d’une redéfinition des loisirs et de la qualité de la vie, le tout dans le cadre de l’idéal d’une République jeune, branchée, ayant intégrée les avancées morales et sociétales du dernier quart du XXe siècle et du premier du nôtre. Une société en laquelle les gens seraient plutôt végétariens que carnassiers, adeptes du covoiturage, libéraux dans tous les domaines sauf celui de l’environnement et du climat, ouverts à toutes les « différences », européens, politiquement corrects, intellectuellement conformistes, et communiant tous dans les « valeurs de la République ». Autrement dit, un programme politique commun socialo-vert, conçu pour éluder les problèmes et renoncer à leur trouver des solutions en instillant aux citoyens une éthique faussement exigeante, bien-pensante, digne de celle de la « génération morale » des années 1990. C’est la préparation à l’acceptation d’une société de régression généralisée dans tous les domaines (à commencer par celui de l’économie et du niveau de vie), de restrictions, de contraintes et de réglementation, sur fond de « citoyenneté » (cette contrefaçon du civisme) de « valeurs de la République », de fédéralisme européen et de politique écologique dogmatique dérapant vers l’antispécisme.
Caractéristiques et progrès du végétarisme, du veganisme et de l’antispécisme
Ce dernier, nous l’avons dit, n’a cessé de progresser au sein de la mouvance écologique, de la gauche et de la population. Rappelons ici qu’en novembre 2022, le député LFI (donc non EELV) Aymeric Caron, vegan et antispéciste avoué, fut ouvertement soutenu, à l’Assemblée nationale, par Sylvain Maillard, vice-président du groupe Renaissance, et un bon nombre de députés macronistes, lorsqu’il présenta sa proposition de loi visant l’abolition de la corrida dans notre pays. Assurément, nous sommes loin, désormais, de l’époque où, dans son livre Le Nouvel Ordre écologique (1992), et, à la télévision comme dans la presse écrite, Luc Ferry traçait une frontière nette et prétendument infranchissable entre, d’une part les droits de l’homme, dans le cadre de la tradition républicaine française étayée sur une morale kantienne, et d’autre part, l’écologisme, en lequel il incluait l’antispécisme2, et dont il critiquait la propension à étendre aux animaux et même à la flore, le respect dû au genre humain, ce qui comportait, selon lui, le risque d’un dérapage pouvant aboutir à un culte de la nature de type panthéistique lourd de danger pour la démocratie libérale. Aujourd’hui, il est devenu assez courant, sinon d’opter carrément pour le veganisme ou l’antispécisme, du moins d’admettre assez volontiers le bien-fondé de la thèse du caractère criminel de l’abattage des bêtes de boucherie et de la consommation de chair animale. Et cette admission est facilitée par les problèmes de la pollution et du climat dont la résolution, selon certains, passe, entre bien d’autres mesures, par la réduction drastique de la consommation d’aliments de nature animale.
L’antispécisme, quelles que soient ses modalités (ses tenants s’opposent mutuellement, nonobstant leurs fondamentaux communs) a une forte assise philosophique anglo-saxonne. Il a pour inspirateurs Hume, phénoméniste sceptique, Kant, rationaliste transcendantaliste, Bentham, utilitariste (et qui les annonce à maints égards), et Mill, utilitariste également. Ce substrat philosophique fait toute la force intellectuelle de l’antispécisme. À quoi s’ajoutent la sensibilité primaire et le sens commun, qui s’y joignent pour lui conférer sa force morale.
Une telle éthique apparaît irrécusable au plan de la sensibilité pure : la souffrance et la mort infligées aux animaux ne peut manquer d’émouvoir le commun des mortels. Au plan logique, elle l’est si on accepte de se placer dans l’optique philosophique humienne de Peter Singer, ou kantienne de Tom Regan, ce qui ne s’impose pas à l’esprit comme une nécessité logique incontournable. À n’en pas douter, Hume et Kant (et les phénoménistes dits « néo-kantiens » tels Renouvier), ont apporté sur la nature (métaphysique) et la dimension morale de l’homme un éclairage difficilement récusable et généralement admis aujourd’hui par tous ceux qui réfléchissent sur les caractéristiques de ce dernier, sa situation intramondaine, sa destinée ou sa vocation morale (si on croit qu’il en a une) ou (si l’on n’y croit pas), le type de conduite adéquat à son intérêt, ce qui implique une conciliation avec le monde en lequel il vit. Et les antispécistes invoquent couramment ces penseurs à l’appui de leurs thèses, se plaçant même sous leur patronage intellectuel et moral. Tom Regan est kantien, et Peter Singer se situe dans le sillage du phénoménisme humien, même s’il le dépasse dans une perspective utilitariste de type millien.
Dès lors, rien ne semble devoir pouvoir résister à l’antispécisme, et cela explique, dans une large mesure les progrès de la cause animale (le fameux « bien-être animal »), du végétarisme et du veganisme dans l’opinion publique, au sein des partis politiques, et même dans les mœurs (beaucoup de gens deviennent effectivement végétariens ou vegans), la reconnaissance juridique, depuis 2013, des droits des animaux, et, la crise écologique actuelle y contribuant, l’attention de plus en plus soutenue du pouvoir politique aux ressources alimentaires végétales ou artificielles.
La faiblesse argumentaire te morale des opposants à un totalitarisme écologiste et animaliste qui se laisse présager
À cette formidable poussée animaliste, végétarienne et écologiste dans les esprits, la vie politique et les mœurs, ses adversaires n’opposer pas d’arguments propres à emporter la conviction, l’adhésion de la logique, de la raison, et, finalement, de la morale. Leurs arguments ne ressortissent pas à la raison, ni à la morale, mais au sentiment et à l’habitude. Ils ne savent que se poser en défenseurs du bien-être humain, de la gastronomie, de l’art de vivre à la française, du droit au plaisir (celui de la table en particulier), des traditions nationales, régionales ou locales (gastronomiques, cynégétiques, ou autres, comme la corrida). Ils prennent la défense des producteurs et consommateurs de foie gras, de pintades et de dindes de Noël, de homards et de queues de langoustes, d’entrecôtes bien saignantes, le parti des chasseurs et des pêcheurs, des fourreurs et amateurs de fourrures, et invitent à se demander vers quel monde nous irions sans cela. Ils soulignent également la nécessité des expériences médicales faites sur les animaux. Enfin, ils soulignent l’éminente dignité de l’Homme et affirment que lui seul est sujet et objet de droits, malgré ses devoirs de bons traitements à l’égard des animaux. Redoutons l’avènement progressif, à pas comptés, d’un totalitarisme vert-bleu-rose qui nous ferait un monde on ne peut plus réglementé et contraignant, aseptisé, vegan, grevé de prohibitions, d’interdictions, de prescriptions, de réglementations, et conforté par le pire conformisme intellectuel diffusé par les médias. À vrai dire, nous n’en sommes pas loin. Le meilleur des mondes est pour demain.