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Droitisation, vraiment ?

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Droitisation, vraiment ?

L’idée se répand qu’il y a une droitisation en Europe, une poussée de l’identification à la droite ou l’extrême droite politique, et une plus grande approbation des idées dites « de droite ». Une bonne synthèse nous en est fournie (mai 2021) par Victor Delage dans La conversion des Européens aux valeurs de la droite, qui repose pour l’essentiel sur des enquêtes d’opinion dans quatre pays (France, Allemagne, Italie, Royaume-Uni). La masse des données convergentes qui y sont présentées est effectivement frappante et crédible. La question qui se pose est cependant plus complexe. Car ce que recouvre aussi bien l’identification à la droite politique, ou l’adhésion aux supposées « idées de droite », est loin d’être clair et univoque.

Lever quelques ambiguïtés de départ

Déjà, comme on sait, les termes droite et gauche signifient des réalités variables selon les personnes et selon les époques. Il est essentiel d’abord de distinguer d’un côté le positionnement sur l’échelle politique, et d’un autre côté ce qu’on appelle « idées de droite ». Dans nos sociétés où règne une compétition électorale, la tendance à la polarisation sur un axe politique est inéluctable ; on choisit l’un des termes (appelés par convention droite et gauche) parce qu’on le préfère ou qu’on rejette l’autre. Cela suppose bien sûr une affinité avec les idées d’un camp et un rejet de celles de l’autre. Il y a donc un rapport à chaque instant entre l’identification politique et le contenu des idées. Mais ce rapport peut varier considérablement : si par exemple une valeur devient largement partagée, elle est alors moins clivante ; qu’elle ait été classée auparavant de droite ou de gauche peut ne plus être pertinent pour l’identification. Ainsi le nationalisme, plutôt de gauche au début du XIXe siècle, est passé à droite ensuite – même si par ailleurs le patriotisme restait largement commun, petite minorité mise à part. La gauche se polarisait il y a 50 ans face à la droite sur des questions socio-économiques (socialisme contre libéralisme) ; c’est bien moins vrai maintenant où elle met en avant des combats de société (revendications LGBT, avortement, etc.) ou la défense de catégories de population (migrants) très différentes de la classe ouvrière historique.
Assez différente est la question de repérer des « valeurs de droite » (ou de gauche) en soi, assez stables dans le temps de par leur logique. Dans le cas de la droite, on connaît l’excellente présentation faite par René Rémond pour la situation historique, et encore récente, en trois termes : légitimiste, orléaniste, bonapartiste. Le vocabulaire est quelque peu désuet mais sur le plan des idées elle garde sa valeur. On peut en effet toujours distinguer trois courants qu’on appellera conservateurs, libéraux et populistes. Le premier se comprendra en prenant le terme dans un sens fort, proche des penseurs conservateurs anglo-saxons et puisant dans la tradition de la pensée classique, qui s’attache aux bases de la vie en commun à travers des références morales (traditionnelle), de continuité historique (patriotisme), de prudence politique, et un exercice de l’autorité ; la communauté est valorisée mais dans l’autonomie des personnes (subsidiarité). Le second (libéraux) est le plus favorable à la liberté en matière économique et à une moindre intervention de l’Etat, mais il l’est aussi à la liberté individuelle (mœurs, expression d’opinion) ; il est donc individualiste, sous réserve du respect de la loi. Le troisième (populistes) fait au contraire confiance à l’intervention de leaders forts, passant par-dessus les élites en place pour favoriser le peuple, avec une importance donnée aux thèmes de la sécurité et de la nation, perçue comme bloc.
Tout cela est évidemment quelque peu simplifié ; cela montre à la fois la possibilité d’identifier des types d’idées relativement permanents ; et aussi les grandes différences entre elles. Si donc on classe ensemble ces trois courants comme « de droite », c’est par opposition à la gauche, donc en regard de l’identification tendanciellement bipolaire du jeu politique, qui rétroagit alors sur le champ des idées. Les points communs possibles entre eux ne sont pas nuls, mais ne sont pas suffisants pour qu’on puisse parler des « idées de droite » comme d’un ensemble cohérent. Chacun de ces trois courants peut même à l’occasion rencontrer une certaine gauche. Dès lors, si on dit que des gens s’identifient à ce qu’on appelle « idées de droite », il est essentiel de voir de quoi on parle.

Confrontation avec les données des sondages : une droitisation partielle dans une situation instable

Les données des sondages montrent de façon claire que sur le premier plan, la polarisation politique, l’identification à la « droite » progresse nettement. Cela veut dire que de plus en plus de gens se retrouvent ou s’identifient avec le stock d’idées mises en avant sous le nom de droite, et surtout le ou les « camps » correspondants. Mais quand on analyse ces idées, on constate, toujours selon le sondage, que trois éléments progressent : une inquiétude croissante par rapport à l’immigration ; la recherche d’une moindre intervention de l’État dans l’économie ; et enfin un individualisme poussant à compter sur ses propres forces et à revendiquer le libre choix de son mode de vie. Comme on le voit, le fait saillant sous-jacent est le détachement relatif par rapport à la gauche : la gauche traditionnelle social-démocrate, dont les recettes sont jugées à bout de souffle ; mais aussi la gauche nouvelle, favorable à l’immigration. Mais peut-on dire qu’il y a adhésion positive croissante à des idées clairement marquées « à droite » ? Cela n’a rien d’évident. C’est encore plus net quand on va dans le détail de celles-ci.
Prenons les idées « conservatrices » : elles ont connu un certain regain de succès en librairie, mais limité, et leur influence est faible. Au contraire, elles ont connu des défaites électorales ou législatives successives, notamment en matière de mœurs. Qui peut dire qu’il y a vraiment regain des idées d’autorité, de morale objective, etc., voire de communauté au sens traditionnel, ou même de patriotisme ?

Qu’une valeur ait été auparavant classée de droite ou de gauche n’est pas pertinent.

On pourrait penser ensuite que les idées « libérales » ont progressé, libéralisme économique ou libéralisme personnel, avec ce que l’étude appelle individualisme. Mais ce n’est pas un regain des idées libérales comme telles, et cela reste loin du pur libéralisme ; le mot libéral fait toujours peur, et suscite peu d’adhésion. En réalité, le succès se situe au niveau culturel et sociologique, et s’analyse à nouveau comme rejet des solutions économiques de gauche. Mais dans la communion croissante aux idées soixante-huitardes de révolution des mœurs, un pont est possible avec la gauche culturelle. D’où d’ailleurs le macronisme, dont on reparlera ci-après.
Quant au « populisme », il profite principalement de trois facteurs : les craintes suscitées par l’immigration, la peur de l’insécurité dans la rue, et celle de l’incertitude économique. Là encore, il n’y a pas développement d’un discours nouveau, ou adhésion à des thèses politiques nouvelles : on réagit aux faits tels qu’on les perçoit. Et cela reste sur le fond assez mou : pas de culte de la virilité ou même du chef, ni souci d’affirmation nationale forte. À nouveau, on est là aussi devant le fruit d’une déception : envers la gauche social-démocrate, mais surtout face à ce qui est ressenti comme la défaillance des partis existants face à une menace nationale : immigration et insécurité.
Reste que cette déception envers la gauche traditionnelle (ainsi d’ailleurs que, dans une moindre mesure, envers la droite de gouvernement qui a mené une politique assez proche) n’empêche pas qu’au niveau des idées dominantes, et notamment des médias, de la culture ou de l’éducation, l’emprise de gauche subsiste considérablement, son hégémonie, comme disait Gramsci. Comme le montrent le glissement sur les mœurs et les lois sociétales, la puissance du politiquement correct, la capacité à envoyer des anathèmes, ou le monopole maintenu de l’initiative idéologique, avec les thèmes de la diversité, de l’identité de genre, de l’intersectionnalité, etc., ou encore la confiscation du thème de l’écologie. Le fait nouveau en revanche est que cette hégémonie maintenue ne suffit pas à cristalliser un bloc de pouvoir, faute pour ces nouvelles idées de gauche de répondre suffisamment aux besoins d’un nombre suffisant de gens, avec une extrême-gauche trop décalée, des écolos incohérents et parfois lunaires, et des sociaux-démocrates déconsidérés. D’où l’étrange situation actuelle, instable et difficile à traduire en politique réelle durable.

Une situation politique instable

Tout ceci souligne le problème des droites, nouvelles ou non, notamment en France. Ainsi avec le RN, qui n’a pas véritablement de corpus d’idées élaborées, même si la sensibilité est clairement populiste. Même sur des thèmes manifestement porteurs comme l’immigration et la sécurité, le décalage avec l’idéologie toujours dominante l’empêche de faire des propositions fortes ou crédibles. Comme à l’époque antérieure avec le RPR et l’UMP, terrifiés par les idées de gauche. D’où le thème de la dédiabolisation. L’idée affichée du refus de la dialectique droite-gauche, qu’on veut remplacer par une opposition entre mondialistes et souverainistes, se veut habile, mais elle est évidemment insuffisante : le souverainisme ne définit pas à lui seul une vie commune, et ne donne donc pas comme tel de réponse à la plupart des questions. En outre le parti est freiné par son identification à la famille Le Pen et son centralisme quelque peu caricatural.
Par ailleurs le macronisme d’En Marche d’une certaine façon joue aussi sur l’ambigüité. Lui aussi profite du fait que la faiblesse de la gauche politique empêche celle-ci de représenter une alternative. Pas vraiment caractéristique de la droite, notamment sur les questions sociétales (où il est de gauche) et sur l’immigration (où il est indécis), le macronisme a attiré bien des personnes adhérant antérieurement à des partis de gauche, même si le jeu de la polarisation et son libéralisme tendent à le faire identifier par les gens comme « de droite », terme qu’il récuse d’ailleurs. Ce qui explique qu’il ait pu trouver sa place (outre la chance et l’habilité diaboliques d’E. Macron), et qu’il profite du fait que face à lui il ne rencontre qu’un RN caporalisé mais pauvre en idées. À côté, les Républicains sont en effet écartelés entre ces deux forces et ne parviennent pas à choisir, la faiblesse des idées aidant : plus clairement classés à « droite » que le macronisme, et ayant théoriquement de quoi jouer clairement ce côté, ils restent divisés entre une aile tentée par cette carte, de façon plus “populiste” et/ou conservatrice mais hésitante, et une aile libérale, plus dans la ligne historique molle du parti, mais par-là vulnérable aux tentations macronistes.
Des remarques analogues vaudraient pour les autres pays. En Italie, les populistes sont forts mais particulièrement hétérogènes (notamment Cinque stelle par opposition à la Lega) ; dans ce cas, en outre, le ressort de rappel européen a joué fortement, d’où cet étrange gouvernement d’union actuellement en place. Le Royaume-Uni a en revanche trouvé dans le Brexit un débouché à la poussée nationale, ce qui a ravivé une forme de patriotisme, mais cela reste à gérer et ne constitue pas à soi seul une politique, outre le risque de la rupture avec l’Écosse. Quant à l’Allemagne, ses populistes sont bloqués par le spectre du passé et particulièrement indigents en idées ; paradoxalement, c’est là que la gauche peut retrouver un peu de couleur, sous une forme écologique en l’occurrence modérée. Les Verts peuvent y jouer un rôle analogue au macronisme, s’ils ne se laissent pas entraîner par leurs lubies. Mais cela restera du pilotage à vue : du surf sans la vitesse.

Vers une vraie « droite » ?

Dans ce contexte instable et indéterminé, la situation est particulièrement peu satisfaisante pour la droite classique ou conservatrice. En France, par exemple, on lui impute un supposé effet négatif de La Manif Pour Tous, ou on critique l’échec de Bellamy aux européennes ; mais ce sont là des querelles secondaires. En réalité, elle ne parvient pas à reprendre pied malgré des essais plus ou moins lisibles et n’est pas incarnée. Mais cela nous conduit à une remarque plus substantielle : au-delà des insuffisances des hommes, c’est sans doute dû au fait que, des trois droites, c’est la plus éloignée de la gauche et de son ou ses idéologies. Donc la plus handicapée dans un contexte dominé encore par celle-ci. D’où le besoin d’un retournement en profondeur, au niveau des valeurs fondamentales, pour reprendre le titre d’un livre que j’ai publié en 2019 (Pour un grand retournement politique). Ce n’est qu’alors qu’on pourra parler de droitisation, si ce terme a un sens.

Illustration : On aimerait croire que la droite pèse vraiment sur les destinées du pays.

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