Editoriaux
LOIN DE LA FRANCE
Écoutons deux Français, un agriculteur et un ancien ministre des Finances…
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La France se finance sur les marchés financiers. Ce qui veut dire qu’elle n’investit pas mais vit à crédit, et compte bien continuer à dépenser, tirant sans cesse des traites sur l’avenir. Les marchés et l’Union européenne sont-ils prêts à continuer, de leurs côtés ? Non. C’est le sort de la Grèce ou celui de l’Argentine qui nous attend.
Comme les Français commencent à le percevoir, la dette française entre dans une zone de turbulence. La France doit chaque année emprunter des sommes sans cesse plus élevées du fait d’un déficit bien supérieur à la croissance de l’économie censée permettre le service de la dette. Il tombe sous le sens que ce petit jeu ne peut durer indéfiniment, d’autant qu’il contraste avec l’évolution des autres pays européens. En effet, en termes simples, dans tous les cas de figure, un déficit débouchant sur un poids croissant de la dette par rapport à l’économie n’est pas durable avec une monnaie stable.
On sait que la France se finance pour l’essentiel sur les marchés financiers. On sait aussi que la dépendance à l’égard des marchés financiers, l’addiction, peut devenir une terrible menace. Mais en réalité, quels que soient les créanciers, un telle dérive n’est pas tenable sur la durée. On peut même dire que le plus gros défaut des marchés financiers est leur extraordinaire facilité d’utilisation, l’abondance de leurs ressources, leur faible coût, et leur formidable patience. C’est un gros inconvénient pour la dette publique : ils sont trop faciles d’utilisation, et n’envoient pas les signaux en temps utile. En revanche, quand finalement ils se rendent compte d’un problème, ils se retournent d’un coup, et c’est la crise.
Avant 1983 et l’adoption sous Bérégovoy et Mitterrand de ces techniques américaines, la dette publique était bien plus difficile à financer. Régulièrement il fallait recourir à l’humiliation des grands emprunts publics, en outre coûteux. Ce qui d’ailleurs nous rappelle qu’il est illusoire d’imaginer, comme le font certains, un temps où une bonne fille, la Banque de France, aurait financé n’importe quel déficit, sans inconvénient majeur. La seule période où cela a pu se faire sur large échelle était celle des guerres mondiales, et cela a été payé d’une terrible inflation.
Bien sûr, cette nouvelle méthode de financement a supposé d’importantes innovations : un peu techniques, mais consistant surtout dans le développement d’une épargne gigantesque, gérée par des professionnels : fonds de pension, assurances, fonds financiers, etc. ; et en plus l’épargne de pays excédentaires (pétroliers, Asie). Cette facilité a été utilisée massivement par les politiciens de tous les pays avancés, quoique à des degrés divers. D’où ces énormes dettes publiques. Rarement consacrées à de vrais investissements, les déficits correspondants ont été un pur report sur l’avenir de consommations courantes, signe des graves déséquilibres socio-politiques des sociétés en question.
Ces délires collectifs laissent donc partout un héritage pesant. Mais la gravité de la situation varie selon les cas. Au Japon, par exemple, on est en circuit court : la dette est énorme mais due pour l’essentiel à des Japonais ou à des institutions publiques. La monnaie est entre des mains nationales. L’inflation est faible. Les taux d’intérêt négligeables. C’est bizarre, mais peut être tenable. Il y a ensuite des pays endettés dans leur monnaie. Pour les États-Unis, c’est même une monnaie mondiale. Ils en profitent massivement, et s’endettent de plus en plus, avec Biden et maintenant Trump. Le déséquilibre est donc réel. Mais contrôlant leur monnaie, ils ne peuvent avoir de crise des paiements, en théorie au moins, puisqu’il y aura toujours des dollars pour payer ; tout au plus une hyper-inflation et une crise du dollar. Ce ne serait pas rien, mais cela les laisserait en position de contrôle relatif de leurs décisions.
Il y a inversement les pays endettés dans une autre monnaie : les pays en développement ; d’où les crises de la dette depuis 40 ans. Ils n’échappent pas à des restructurations humiliantes et coûteuses. Et il y a enfin les pays européens. Ils ne sont pas endettés dans une monnaie nationale, car l’euro est commun et géré par la BCE. Or la politique de celle-ci résulte d’un équilibre entre des positions diverses. Mais parallèlement, leurs politiques internes sont très différentes et leur niveau d’endettement très variable ; leurs intérêts divergent donc. C’est une situation sans équivalent.
Désormais dans cet ensemble, le maillon faible, c’est la France, deuxième économie de l’ensemble, de plus en plus l’homme malade en Europe. Car dans son cas, aux charmes et facilités offerts par les marchés s’est ajoutée une position apparemment confortable, celle d’une sorte d’Autriche-Hongrie, brillant second d’une Allemagne qui, elle, se veut restrictive et exemplaire. En effet, les gérants professionnels ont besoin d’une dette publique de référence, jugée sans risque, mais abondante, et l’Allemagne n’emprunte pas assez pour cela, les pays de sa périphérie non plus. Restait donc la France. Elle en a bien abusé. Mais avec le dérapage macronien, s’ajoutant aux errements antérieurs, cette position est de plus en plus remise en cause, sans cependant que les marchés aient franchi le pas de la crise ouverte. Que peut-il advenir ?
On pourrait imaginer d’abord une stabilisation relative, à un très haut niveau de dette, permettant de perpétuer une situation certes inconfortable et coûteuse, mais tenable – à l’italienne et ou la belge – pour le moment du moins. Mais cela supposerait un arrêt des super-déficits. Or la perpétuation de la crise politique et l’incompréhension manifeste de la majorité de la classe politique, et des Français, sur la gravité de la situation laissent craindre qu’on n’est pas sur cette trajectoire. Il y a donc un risque majeur de crise.
Quand ? On ne sait pas. Cela dépend de l’humeur des marchés, des histoires qui y circulent, de chocs divers, etc. On peut imaginer ainsi une dégradation progressive de la notation, une augmentation des spreads, une fièvre qui monte. Et de toute façon, un jour, l’impossibilité de financer les sommes demandées, devenues démentielles.
Quel serait alors le traitement ? On l’a dit, la France n’a plus le contrôle de sa monnaie. Les solutions monétaires, par achats massifs de la banque centrale ne sont plus à sa portée, sauf approbation de ses partenaires dans la BCE, Allemands en tête. Mais cela supposerait pour eux de renier toute leur ligne politique, et d’affoler leurs électeurs devant le spectre, réaliste, d’une inflation carabinée, alors même qu’ils ont été « vertueux », et de payer pour la France. Compte tenu de la taille énorme de celle-ci dans le contexte européen, juste après l’Allemagne, un sauvetage éventuel serait en outre une opération gigantesque et sans précédent. Combinant éventuellement un effort de la BCE, des restructurations de dette, une intervention du FMI, des mécanismes ad hoc à inventer, etc., il supposerait en outre ce qu’on appelle dans le jargon une conditionnalité : une politique de rigueur et de redressement, nécessairement à la louche et brutale, et d’ailleurs en partie contre-productive. En tout cas diamétralement opposée à la culture politique locale. Encore faudrait-il en outre qu’il y ait un gouvernement pour l’assumer. Cela ne se ferait donc pas tout seul. Avec politiquement le risque d’un dérapage collectif majeur.
Mais après ? À terme encore plus long, deux débouchés sont possibles. Le premier serait une réorientation du pays, permettant un redémarrage. C’est ce qui s’est passé, clopin-clopant, au Brésil ou au Mexique après les années 80 : il s’agissait au fond de corriger un dérapage momentané, et on l’a fait. Mais pas en Argentine. Avec elle, cela demandait la modification en profondeur de la culture politique ; elle ne s’est pas produite, et le pays est retombé dans les mêmes errements – jusqu’à Javier Milei et ses “remèdes” de cheval.
Nous retrouvons donc ici le « politique d’abord » : sur ce plan comme sur d’autres, tant avant, pendant, qu’après la crise, la France ne s’en sortira pas sans une mutation politique majeure. Mais à ce stade, elle n’est pas dans les cartes.
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