Monde
« Nos dirigeants actuels invoquent souvent la révolution »
Un entretien avec Ludovic Greiling. Propos recueillis par courriel par Philippe Mesnard
Article consultable sur https://politiquemagazine.fr
L’opposition à Macron est légitime car lui-même n’a aucune légitimité : il n’a été élu que par rejet de Marine Le Pen. Et surtout, au regard du bilan très mitigé de son premier mandat, il a été élu dans l’espérance qu’il ne ferait rien. D’où la fureur des Français de voir un ectoplasme prétendre acquérir une substance politique en les frustrant de leurs espérances.
Il serait tentant d’y voir la preuve de l’immaturité inguérissable des Français qui, tels des enfants capricieux, refusent de comprendre que la richesse doit être créée par le travail avant d’être (éventuellement) partagée ; que la retraite par répartition repose fondamentalement sur le rapport entre cotisants et ayants-droits et que la faible natalité française, combinée avec le vieillissement de la population, signifie inéluctablement que l’âge du départ en retraite devra augmenter ou bien que les actifs devront être sans cesse davantage pressurés ; et que, non, il n’est ni juste ni réaliste de vouloir résoudre nos difficultés budgétaires en spoliant « les riches » plus encore que nous ne le faisons déjà.
Bref il est tentant d’interpréter ce refus buté d’une réforme somme toute modeste comme la confirmation que les Français, pris collectivement, sont idiots, paresseux, et de surcroît envieux. Et, certes, je serais le dernier à nier que les Français sont bien trop entichés de leur prétendu « modèle social », qui flatte leurs vices et sape leur énergie vitale, et que la culture politique française est fortement marquée par un étatisme et égalitarisme de très mauvais aloi.
Mais tout cela étant accordé, que j’accorde volontiers, il me semble pourtant que l’on manquerait des choses importantes à s’en tenir simplement là. Si l’on s’en tient aux opposants les plus bruyants et les plus visibles à cette réforme, le portrait moral que j’ai dessiné est à peine caricatural. La Nupes et la CGT, c’est le gauchisme à front de taureau, et je serais tenté d’en dire la même chose que Michel Houellebecq des écologistes : « C’est vraiment la lie de l’humanité. Ils ont tort sur tout, c’est fascinant. »
Mais je ne suis pas convaincu que les motivations de cette minorité très agissante soient identiques à celle de la fameuse majorité silencieuse qui, pourtant, à ce qu’il semble, refuse comme eux la réforme des retraites qui vient d’être débattue au Parlement. Les Français que je côtoie, ceux que j’entends ou que je lis (de tous bords politiques) au gré de mes tentatives pour comprendre mon propre pays, ne ressemblent pas à cette image grimaçante que renvoie le miroir des partis politiques ou des organisations syndicales. Ou plutôt, ils n’y ressemblent qu’en partie et je crois déceler d’autres raisons que celles des dits partis et syndicats pour refuser qu’on touche à « leur retraite ». Appelez ça une supposition éclairée si vous voulez.
Tout d’abord il me semble évident qu’Emmanuel Macron paye aujourd’hui sa non-campagne et sa non-élection : à vaincre sans péril, on triomphe sans gloire et à remporter une élection gagnée d’avance face à Marine le Pen, on est élu sans autorité.
En préférant garder Emmanuel Macron à l’Élysée, les Français ont réellement fait le choix d’une certaine forme de conservatisme : ils ont préféré un homme dont ils connaissaient les graves défauts mais qui garantissait du moins une forme de stabilité plutôt que de foncer dans la tempête avec à la barre un capitaine n’ayant jamais navigué et dont les capacités morales et intellectuelles n’inspirent pas confiance. Ce n’était pas irrationnel, mais cela signifiait qu’ils attendaient avant tout du président reconduit qu’il se tienne tranquille pendant cinq ans.
Ce qui, évidemment, ne convient pas du tout au locataire de l’Élysée, qui se veut l’homme du mouvement, du progrès, du nouveau monde et de la « disruption ». Bref, Emmanuel Macron ne veut pas du mandat de roi-fainéant qui lui a été confié. Voilà pourquoi il a voulu à toutes forces cette réforme dont il savait qu’elle serait impopulaire : pour se prouver et prouver au pays qu’il pouvait encore gouverner comme aux plus beaux temps de son mandat précédent.
Cela signifie que la réforme des retraites risquait de devenir un concours d’orgueil et de volonté entre le président et le peuple au nom duquel il est censé gouverner, et qu’elle l’est devenue en effet. Emmanuel Macron prétend que cette réforme est légitime parce qu’elle figurait dans son programme électoral, à quoi les Français répondent implicitement qu’elle est illégitime parce que le mandat qui lui a été confié est d’en faire le moins possible.
Par ailleurs, peut-être les Français sont-ils particulièrement allergiques à l’effort, mais je crois qu’ils sont surtout allergiques aux efforts qui leur paraissent inutiles. Or les « adaptations » innombrables qu’on leur a demandées ou qu’on leur a imposées depuis deux générations, au nom de la construction européenne, de la modernité ou de la mondialisation inévitable, n’ont pas manifestement rendu la France plus puissante, ni plus glorieuse, ni plus libre ou plus prospère. Elles n’ont pas non plus rendu l’État plus efficace et moins dispendieux, bien au contraire.
En fait, en France l’État ne semble capable de se réformer que pour dégrader la qualité des services qu’il rend aux Français et pour rogner sans cesse davantage leurs libertés et leur propriété. Nos gouvernants savent fort bien comment augmenter la pression fiscale et comment diminuer certains avantages qui sont censés en être la contrepartie, comme les retraites ou le remboursement des soins médicaux. Ils savent fort bien comment inventer des entraves et des vexations au nom de la « transition écologique », ils savent détruire nos atouts industriels pour remplacer, par exemple, une énergie abondante, fiable et peu chère par une énergie rare, chère et intermittente. Ils sont capables de nous dicter ce que nous devons penser et ressentir à travers une discipline langagière et comportementale toujours plus stricte. Mais, dans le même temps, nous découvrons douloureusement presque tous les jours à quel point ils sont incapables de remplir leurs missions les plus fondamentales : la sécurité des personnes, l’instruction des enfants, la préservation du corps politique. Pour ne rien dire de l’état de notre appareil productif ou de nos hôpitaux.
Dès lors n’y aurait-il pas quelque masochisme à dire « amen » à une énième réforme dont ils ne voient pas ce qu’elle leur apportera collectivement, à part des efforts supplémentaires et d’autres réformes de la même farine, car « l’adaptation » est une vis sans fin ? Il y a enfin que les élites doivent bien, à un moment où l’autre, payer le prix de leur sécession. En gouvernant depuis si longtemps au mépris des souhaits, des aspirations et des besoins de leur propre peuple, ils ont détruit le ciment du corps social : la confiance. Et lorsque la confiance a disparu, il ne reste plus que les intérêts corporatistes les plus crus. Quels que soient les efforts de « pédagogie » des gouvernements, plus personne désormais ne croit que les efforts qu’on lui demande individuellement sont « justes », c’est-à-dire qu’ils ont été équitablement répartis et qu’ils servent le bien commun. Le sentiment dominant et buté est désormais que « ceux d’en haut » ne se soucient que d’une seule chose : préserver leurs intérêts au détriment de tous les autres. La nation dissoute ou oubliée, il ne reste plus que la guerre de tous contre tous pour essayer de s’approprier la plus grosse part du trésor commun.
Peut-être est-ce injuste pour cette réforme en particulier, mais cela n’est pas inexplicable au regard de la manière dont la France a été gouvernée depuis environ deux générations. Voilà certaines des choses qu’il me semble discerner, obscurément, comme en un miroir, dans le large et profond refus de cette réforme des retraites. Derrière cette résistance, il n’y a pas seulement le refus de travailler plus longtemps, mais aussi une colère sourde et brûlante contre tout ce qui ne va pas en France, une fierté blessée et qui se cherche un exutoire. Il y a, si je ne me trompe pas, beaucoup de sentiments potentiellement explosifs, or il ne manque pas, parmi nous, de boutefeux qui courent partout le flambeau à la main en espérant l’embrasement. Si, à l’heure actuelle, le gouvernement n’est pas sérieusement inquiet, il me semble qu’il aurait de très bonnes raisons de l’être.
Illustration : Le sentiment dominant est désormais que « ceux d’en haut » ne se soucient que d’une seule chose : préserver leurs intérêts au détriment de tous les autres.