Le RN semble bien parti pour jouer cavalier seul aux législatives. Cette tactique peut-elle lui assurer le statut d’opposant principal à Macron, un nombre élevé de sièges à l’Assemblée ou vise-t-elle d’autres buts ?
Invité à commenter les résultats du second tour de l’élection présidentielle, le 24 avril dernier, Laurent Jacobelli, porte-parole du Rassemblement National, déclarait que le clivage gauche-droite n’existe plus, que Jean-Luc Mélenchon s’est discrédité en appelant implicitement à voter Macron et, en conséquence, qu’il n’y aura qu’un seul parti pour porter la voix de l’opposition aux législatives : le sien.
Ce curieux syllogisme nous en dit beaucoup sur les illusions dont se bercent les cadres du RN. Ceux qui se sont tant attachés à le nier admettent malgré eux la survivance du clivage gauche-droite : Marine Le Pen n’a-t-elle pas affirmé, dans l’entre-deux-tours, que la « gauche souverainiste » avait toute sa place dans son gouvernement d’union nationale ? Jean-Marie Le Pen, tout en se satisfaisant que « le nom Le Pen se soit inscrit dans l’histoire de France », voit dans Macron le candidat de la gauche et dans la candidature de sa fille celle de la droite. Non seulement ce clivage demeure mais, s’il n’est pas exclusif de tout autre, il est bien plus pertinent qu’en 2017, lorsque les Français ont bien voulu essayer le « ni de droite ni de gauche », qui procédait « en même temps » de l’un et de l’autre. Que veut dire le « ni droite ni gauche » lorsque le Parti socialiste et Les Républicains, auxquels ces qualificatifs s’identifiaient, font moins de 6 % de voix ? Le rejet de ces deux partis achevé, le clivage revient en force pour classer les forces nouvelles. Ainsi, les électeurs de Mélenchon se sentent éminemment de gauche. Ceux d’Éric Zemmour, résolument de droite. Les observateurs eux-mêmes, devant ces trois blocs émergents, parlent d’un bloc de gauche (qui se définit lui-même comme bloc populaire), d’un bloc central (expression que faisait sienne hier soir le ministre Julien Denormandie) et un bloc de droite (que ses thuriféraires nomment camp national, à partir d’un terme pouvant suggérer l’enfermement, ce qui semble effectivement être le cas d’une partie de celui-ci).
Le clivage droite/gauche demeure et est même plus pertinent qu’en 2017.
D’autre part, le refus de Mélenchon de soutenir Le Pen ne le discrédite qu’auprès des électeurs de cette dernière : de la même manière que près d’un électeur de Mélenchon sur deux a voté pour Macron au second tour et que seuls 13 à 17 % (enquêtes Ifop et Ipsos) d’entre eux ont voté Le Pen, les électeurs de gauche ne vont pas se mettre à voter pour des candidats RN en raison de la consigne de vote en faveur de Macron de leurs représentants. Au contraire, ils voient dans les élections législatives le moyen de prendre leur revanche sur ce second tour dont ils ont été exclus. Cette prémisse ne repose donc que sur la croyance d’une classe populaire homogène qui prendrait enfin conscience électoralement d’elle-même et de son intérêt dans le vote RN – croyance qui semble conjuguer la doxa marxiste et l’illumination religieuse.
Un objectif, le monopole
Si les deux prémisses sont fausses, la conclusion l’est tout autant. Mais prenons-la individuellement. Contrairement à ce que semble croire Jacobelli, un parti ne peut gagner des élections législatives seul, sauf s’il est du même bord que le président fraîchement élu. On peut réclamer un scrutin à la proportionnelle, mais quand on ne l’obtient pas, il faut respecter le principe de réalité. Le mode de scrutin majoritaire à deux tours nécessite, pour l’emporter, non pas un bon score, ou une majorité relative (sauf cas de triangulaires et quadrangulaires), mais une majorité absolue : 50,01 %, qui s’obtient en faisant des alliances.
Il est peu probable que les cadres du RN croient véritablement à leur raisonnement fallacieux. Un mauvais esprit y verrait plutôt une manière de berner leurs électeurs qui n’entendent rien à la logique des institutions de la Ve République et aux modes de scrutin, pensant qu’un score de 41 % au second tour (ou même de 23 % au premier tour) de l’élection présidentielle augure de performances identiques aux élections législatives. Démystifions : en 2017, Marine Le Pen a obtenu 21,3 % des voix au premier tour de l’élection présidentielle et son parti 13,2 % aux élections législatives, pour 8 députés sur 577 ; avec 20 % à l’élection présidentielle, Les Républicains obtenaient 21,5 % aux législatives et 136 sièges de député. En réalité, cette assurance des cadres du RN vise à masquer la stratégie qu’ils semblent adopter : des candidatures RN partout, pour écraser la concurrence à droite et retrouver le monopole perdu il y a quelques mois, vassaliser ceux qui entendent malgré tout avoir des chances d’être élus, et surtout récolter le plus possible d’argent public (1,42€/an par bulletin) alors que leur parti est surendetté (à hauteur de 23 millions d’euros). Il semble peu probable qu’un accord électoral soit trouvé entre les principales formations du camp national, ce qui fera, en définitive, le jeu des macronistes et de la gauche unie. Surtout, l’explication à l’échec inévitable du RN est déjà tout trouvé : ce sera la faute des zemmouriens qui auront eu tort de présenter des candidats et ainsi divisé le camp national. Depuis l’annonce des résultats, on entend les marinistes les plus obtus répéter qu’ils ont gagné (une « éclatante victoire », selon leur championne) et que leur défaite est imputable aux zemmouriens qui ont divisé la droite (qui, disaient-ils encore la veille, n’avait plus aucune existence). Alors même que Zemmour a appelé à voter pour leur candidate sans condition. Que ses lieutenants n’ont cessé de répéter la consigne durant tout l’entre-deux-tours. Que 70 % de ses électeurs du premier tour ont glissé un bulletin Le Pen dans l’urne, le 24 avril, quand ceux de Mélenchon, qui étaient la cible de toutes les attentions du RN, n’ont été que 13 à 17 % à voter pour elle. Dans la défaite, Zemmour avait au moins l’élégance de reconnaître ses torts. Sans remise en question, la rhétorique paranoïaque du « seul contre tous » et de « c’est la faute des autres » conduira malheureusement à une exacerbation des fractures françaises.