Sous le titre évocateur de Bal des illusions, l’essai de Richard Werly et de François d’Alançon tombe à pic.
Publié juste avant les séismes électoraux en France, et avant les bouleversements des équilibres politiques dans toute l’Europe, il livre une passionnante synthèse des évolutions de notre pays depuis le début du siècle. « Regarder la France comme si on n’en était pas » : cette citation de Péguy éclaire la démarche qu’ils déroulent au long de ces quinze chapitres. Ils ont multiplié pendant plusieurs années les contacts et les entretiens avec économistes, diplomates, politiques, philosophes, historiens…
Au gré d’un récit aussi vivant que documenté, les auteurs fournissent un trousseau de clés de compréhension sur la situation de la France en Europe et dans le monde. Ils illustrent l’ambigüité entre l’affirmation d’une position nationale et une intégration dans l’UE qui viserait sans l’atteindre à une amplification de puissance. Il y a contradiction entre le narratif domestique et la réalité du monde, la France devient illisible de l’extérieur. Les auteurs évoquent la légèreté avec laquelle les dirigeants et les hauts fonctionnaires français sous-réagissent aux diagnostics alarmés des organisations et agences face à la dette publique : un pays surendetté, c’est-à-dire dépendant de ses créanciers, a moins de marges de manœuvre. Ceci pose à nos partenaires un problème de confiance et ruine notre crédit diplomatique.
On bricole, on rapièce. C’est le « syndrome du château de famille » : faute de stratégie et de moyens on essaie de boucher les trous. Arnaud Danjean constate que « Macron voit ce qui ne marche plus, mais peine à être stratège ». Certains chapitres font mal. Faisant référence à la chute de la natalité, liée à l’ambiance générale, au déclinisme, aux peurs entretenues dans un pays désorienté, le politologue bulgare Ivan Krastov lance : « Impossible de demander à un peuple de personnes âgées, apeurées, inquiètes de regarder devant lui de façon conquérante ». Fermez le ban.
Comment retrouver le goût de la victoire ? On nous reconnaît celui de l’épopée, de l’héroïsme, de la noblesse… mais pas la capacité à tirer la leçon des désastres. Évoquant l’Europe élargie, Denis MacShane, pourtant Européen convaincu, constate « Paris et Berlin n’ont plus nécessairement la force motrice indispensable. En clair : le moteur de l’Europe made in France est usé. Sauf que personne ne sait par quoi le remplacer. Et qu’à Paris le garagiste manque de pièces de rechange ». Dusan Sidjanski, 96 ans, ancien enseignant à l’Université de Genève, ancien assistant de Denis de Rougemont, analyse : « Pour les gouvernements français successifs, depuis la politique de la chaise vide du général de Gaulle dans les années 1960, l’objectif prioritaire a toujours été d’avancer dans la construction européenne. Il n’y a qu’à Paris que l’on refuse de délimiter cette aventure institutionnelle dans le temps et dans l’Histoire ».
Ce n’est plus Le Bal des Illusions, c’est la fin de La Grande Illusion !
La conclusion de cet essai est un constat : la guerre russo-ukrainienne a montré la vanité d’une politique française dans une posture d’équilibre. Failles sanitaires pendant la pandémie, échecs au Sahel, épuisement des stocks de munitions ont mis en évidence la dépendance. Et le désordre de la communication présidentielle n’a rien arrangé. Les auteurs donnent des pistes, logiques, pas magiques : clarifier l’approche et le discours de la France, qui conserve un poids réel mais n’en profite pas faute de cohérence : il faut faire des choix et s’y tenir, en Europe et dans le monde ; faire évoluer l’Europe, en brisant le tabou de l’UE qui exclut les structures à géométrie variable selon les secteurs plus ou moins stratégiques – ce que les auteurs assimilent à des niveaux d’intégration différenciés – ce qui pourrait au contraire se défendre sous l’angle de la subsidiarité, sur la base d’actions de coordination et non d’intégration.
Ils constatent que « personne ne croit la France capable de mener seule le grand chantier de la transformation du projet européen ». Cette évidence n’est pas nouvelle, elle est… millénaire. Avoir le souci de la Seule France signifie que l’intérêt national doit être la préoccupation première de ses dirigeants et non pas que la France se croirait seule, ce que feignent de croire les tenants des abandons de souveraineté.
Dans une France qui se réveille, prions pour que nos dirigeants à venir fassent mentir le président de la République qui agite la perspective d’une guerre civile, et conjurent ce risque déjà évoqué par la philosophe Simone Weil, citée au fil des pages : «…cette maladie du pays a pris la forme d’une espèce de sommeil qui seul a empêché la guerre civile ». Au moment du réveil, cela demandera pour le moins clarté, intelligence et détermination.
François d’Alançon, Richard Werly, Le bal des illusions. Ce que la France croit, ce que le monde voit. Grasset, 2024, 240 p., 22 €