Monde
« Nos dirigeants actuels invoquent souvent la révolution »
Un entretien avec Ludovic Greiling. Propos recueillis par courriel par Philippe Mesnard
Article consultable sur https://politiquemagazine.fr
Politique. L’affaire Benalla révèle la carence congénitale du régime. Il ne s’agit pas de horions qui sont d’une extrême banalité, ni d’uniformes usurpés pour jouer les matamores. La question porte sur l’exercice même du pouvoir. Et l’existence de gangs au sommet de l’État.
Nous ne reviendrons pas ici sur les faits précis de cette déplorable affaire et les déclarations polémiques qu’elle suscite.
Un mal inhérent au système lui-même
En réalité, le mal est plus profond, plus fondamental, que l’affirment les anti-macronistes de tout poil. Il ne se résume pas à une flétrissure de la fonction présidentielle, à une tache sur l’honneur de Macron. Il caractérise notre système politique lui-même.
En effet, au-delà de leur caractère spectaculaire, que révèlent les actes reprochés à Alexandre Benalla ?
Rien moins qu’une pratique brutale de l’autorité, en totale contradiction non seulement avec les règles du droit, mais encore avec la conception élevée de sa fonction que le président de la République entend donner depuis son entrée en fonction.
On se rappelle l’exemplarité revendiquée par Emmanuel Macron, tant dans sa ligne politique et son souci de vérité et de transparence que dans sa gouvernance et ses rapports aux Français. Le nouveau locataire de l’Elysée entendait dire la vérité à ses compatriotes sur la situation réelle du pays, sans concession aux illusions, aux mythes chers aux Français, à leurs habitudes, aux promesses de campagne. Il allait mettre fin à l’hypocrisie du PS, aux promesses démagogiques de la droite d’un retour très rapide de la croissance forte moyennant quelques mesures judicieuses. Il s’engageait à dire ce qu’il allait faire et à faire ce qu’il avait dit. Refusant les vieilles lunes, les mensonges coutumiers, les discours convenus, récusant, comme obsolète et nuisible le clivage droite-gauche, il allait refonder la vie politique française sur les bases saines d’un rassemblement de militants et d’élus jeunes, sans passé, exempts de toute contamination idéologique, animés du seul souci de résoudre les grands problèmes dans l’intérêt de la prospérité de la nation et du bien-être de leurs compatriotes, suivant un esprit de justice, d’ouverture et de progrès. La France allait sortir d’un ancien monde, révolu et devenu invivable, pour entrer dans « le monde nouveau », certes difficile, mais riche de possibilités, à condition de savoir les exploiter par une bonne politique.
Aussitôt, tout un chantier de réformes était lancé. Certaines réformes furent menées à la hussarde (réformes du Code du Travail, puis de la SNCF, hausse de la CSG), d’autres sont en préparation (réformes de l’assurance-chômage, des retraites et de la formation professionnelle). Il est honnêtement difficile de démêler en ces réformes le bon du mauvais, et de savoir si elles auront un effet salutaire sur notre économie. Toutefois, il est permis, sans manquer à l’objectivité, de remarquer qu’elles imposent de sérieux sacrifices aux salariés et aux classes modestes, et qu’elles avantagent les plus aisées. Il est vrai que le credo de Macron – et de la grande majorité de la classe politique, dont le PS – consiste à penser qu’en faisant des cadeaux aux plus fortunés, on les incite à investir en France et à créer des emplois.
Mais, jusqu’à présent, nos compatriotes se convainquaient tout de même de la nécessité de ces réformes – « la seule politique possible », eût dit Juppé –, et se persuadaient d’être gouvernés par un président jupitérien au-dessus des partis et de la commune humanité, secondé par une équipe de ministres compétents. Emmanuel Macron semblait – même aux yeux de tous ceux, nombreux, qui n’aimaient pas les sacrifices imposés par sa politique – se comporter en monarque sage, avisé, attentif à la bonne santé économique de son royaume, mettant fin (une fois pour toutes ?) à l’incurie foncière de notre démocratie républicaine. En 2016, n’avait-il pas fait, à mots couverts, dans un journal espagnol, une critique de la République et un éloge discret et voilé de la monarchie ?
Avec lui, les Français semblaient s’être doucement résignés à vivre sous un souverain – certes républicain et élu – œuvrant au redressement du pays avec une dureté sociale amère, mais dans l’intérêt général, et sans se perdre dans les débats, pièges, obstructions, tentatives de blocage des parlementaires, sans plier devant les intimidations et menaces syndicales, et entouré de ministres relevant de « la société civile » et non de la vieille partitocratie. Les Jean-Michel Blanquer, Frédérique Vidal, Muriel Pénicaud, Nicole Belloubet, Agnès Buzyn, Elisabeth Borne, tous – et toutes, soyons « inclusifs » – spécialistes de leur domaine ministériel et sans passé politique professionnel, attestent de cette conception du gouvernement de la France.
Mais la monarchie – comme d’ailleurs la république – a ses spadassins, ses hommes de main et de coup de main. C’est sa face sombre, celle de tout régime, inévitable. L’affaire Benalla met cette face en pleine lumière.
Si on admet cette fatalité, on doit juger démesurées les critiques adressées au Président et à toute son équipe élyséenne. Celui-là et celle-ci n’ont en rien innové, et notre histoire nationale regorge de semblables situations. Louis XIV et Louvois envoyèrent leurs dragons contre les communautés protestantes de certaines provinces. Marie de Médicis abandonna une grande partie du pouvoir à Concini, un aventurier sans scrupules. Henri III fit assassiner par surprise – exécuter, devrait-on dire – le duc de Guise. Et on pourrait citer maints autres exemples de ces faits peu glorieux, mais surabondants.
Seulement voilà, la comparaison, même approximative, avec l’affaire Benalla ne vaut pas. Assurément, Louis XIV et Louvois ne ménagèrent ni le canon, ni l’épée, ni la hache, contre les protestants, mais ces derniers menaçaient alors réellement l’unité du royaume ; du moins, l’opinion publique le pensait et, en les mettant au pas, le Roi et son ministre défendaient ce qu’ils croyaient être l’intérêt supérieur de la nation et l’âme d’une France chrétienne fille aînée de l’Église depuis le sacre de Clovis, donc l’identité française. Henri III se devait de défendre la dynastie capétienne menacée par l’opposition du duc de Guise à la branche cadette des Bourbons, héritière légitime du trône – le Roi n’ayant ni fils ni frère vivant –, et de préserver la France d’une dilution politique dans une catholicité théocratique dominée par Rome et Madrid. Quant à Concini, propulsé au pouvoir par la folle et irresponsable ambition de Marie de Médicis, régente maladroite menée par Rome et Madrid, et incapable de juguler une haute noblesse hostile et frondeuse, son élimination ne put que servir la France. Et, dans tous ces cas, l’essentiel n’était pas en cause. La France était une monarchie catholique de droit divin étayée sur une tradition religieuse, morale et politique millénaire, ce qui donnait à son souverain une pleine et totale légitimité, que personne ne songeait à contester.
Il n’en va pas de même avec l’affaire Benalla. Macron n’est pas un roi de droit divin appartenant à une longue dynastie, mais le simple président élu d’une république laïque, ce qui relativise singulièrement, limite et conditionne très étroitement son pouvoir. Ce dernier ne transcende en aucune façon le droit, lequel le fonde et le borne. Dès lors, les violences perpétrées par le sieur Benalla sous sa responsabilité représentent une violation du droit, autant dire un sacrilège en notre ère démocratique où ne prévaut aucune morale référée à quelque Au-delà que ce soit. Par ailleurs, on ne voit guère en quoi les violences de Benalla pourraient être excusées par d’impérieuses raisons relatives à l’honneur, la sécurité et la prospérité du pays.
Aussi, le président se trouve en fâcheuse posture, en position d’accusé, présumé responsable des actes de son sbire, au pire de manière pleine et entière, au mieux de façon indirecte, par maladresse, négligence, ou inconséquence. D’autant plus qu’il a plutôt mal réagi au scandale. Il a tardivement licencié Benalla ; et sa sortie devant les députés LREM, destinée à clouer le bec des innombrables critiques, a été empreinte de plus de véhémence que de saine vigueur, a donc semblé surjouée et par conséquent peu convaincante, et a même frôlé le mauvais goût : « Benalla n’a jamais été mon amant ! ».
Jupiter tombait de l’Olympe et manifestait, de façon éclatante, qu’il n’était ni ne pouvait être un souverain au-dessus de ses sujets, et n’arrivait pas à s’évader de sa condition de président élu, révocable et aux pouvoirs circonscrits par une constitution : une situation qui le mettait en demeure de s’expliquer, de se justifier et de rendre des comptes en cas de problème. Cela, la presse de tous les pays occidentaux – Allemagne, Espagne, Italie, Grande-Bretagne, États-Unis – n’a pas manqué de le lui rappeler.
Un président en porte-à-faux, atteint d’une flèche dans un pied, bancal, boiteux, voilà ce que notre système fait inéluctablement d’un chef d’Etat en cas d’esclandre. Un président n’a ni l’onction divine et l’autorité spirituelle et morale, ni la force de la double tradition historique et dynastique, qui mettraient sa personne, sa fonction et son régime à l’abri de la flétrissure d’un scandale. Borné par le carcan du droit, il ne peut compter que sur ses propres forces, ce qui l’amène à utiliser des auxiliaires douteux et des moyens d’action peu conformes à la légalité et à la morale, avec d’inévitables risques de bavure, comme dans le cas présent. Le président a donc ses hommes de main, ses sbires, avec leurs procédés malhonnêtes et parfois violents. Macron n’est pas une exception : de Gaulle, Giscard, Mitterrand, Sarkozy, eurent les leurs. C’est une caractéristique de notre système. Mais Macron présente l’inconvénient supplémentaire d’être privé de tout ancrage dans une famille politique solidement établie et forte, et de n’avoir que des ministres inaptes aux jeux politiciens. Aucun député, aucun ministre ne s’est montré capable de défendre efficacement son président durant cette crise.
En définitive, nous assistons, en l’occurrence, au vacillement d’une monarchie de carton-pâte, séduisante au premier regard, mais que le moindre souffle un peu vif menace d’emporter.
Et nous découvrons, interdits, que nous sommes gouvernés par un président sans aura ni grands pouvoirs, qui ne s’en sort qu’en s’appuyant sur des personnages interlopes aux pratiques discutables. n