Monde
« Nos dirigeants actuels invoquent souvent la révolution »
Un entretien avec Ludovic Greiling. Propos recueillis par courriel par Philippe Mesnard
Article consultable sur https://politiquemagazine.fr
Le monde occidental vient encore de subir une défaite. En Afghanistan, après vingt ans de présence militaire, une fois de plus, rien n’a été mené à terme convenablement, aucune politique, aucune stratégie, rien, malgré des efforts considérables militaires et financiers. Sans que jamais rien, non plus, puisse servir de leçon, la sottise des politiques contrecarrant systématiquement le haut commandement de l’Armée quand des stratèges un peu plus avisés cherchaient à faire prévaloir des solutions de bon sens. En France, ce sont là des schémas archi-connus. Les quelques parlementaires qui s’intéressent aux questions de défense, en savent quelque chose. Et nos généraux aussi.
Le désastre final était, en fait, politiquement entériné, et depuis longtemps, dans l’aveuglement, le déni ou le cynisme criminel de toutes les autorités concernées. Jusqu’aux médailles à distribuer sur les cercueils pour consoler les familles et remonter le moral de la nation. Avec discours et trompettes.
Il y a là une responsabilité effrayante qui devrait intimider tout candidat aux magistratures suprêmes dans des nations qui ont été tellement démoralisées par leurs élites dirigeantes qu’elles ne savent même plus porter le poids de l’histoire.
En l’occurrence, cette responsabilité se pèse par rapport aux nations engagées sous prétexte d’alliance, ce qui est déjà grave, par rapport aux soldats sacrifiés, par rapport aux populations jetées dans le désarroi d’une guerre perdue et qui, elles, paient les pots cassés. Qui pense réellement aux Afghans, au-delà même des personnes que l’Occident a compromises et qu’il cherche à tirer d’affaire ?
Il était fatal, étant donné les plans et les opinions à l’origine de ce genre d’expéditions, que le départ tournât à la débandade honteuse et sanglante. Tout était prévisible et, pour ainsi dire, prévu. Et ce n’est pas fini ! S’imaginer que les Talibans vont agir et réagir comme un État coordonné et responsable n’a pas de sens et, encore moins, se rassurer en misant sur les querelles et les violentes agitations qui secouent les organisations islamiques et divisent leurs diverses obédiences. Ces calculs lénifiants de politiciens qui se croient malins, évitent d’appréhender la situation dans sa gravité et sa cruauté.
Le président Joe Biden qui a revendiqué son rôle de Commandant en chef des Armées des États-Unis, est, de jour en jour, de plus en plus pitoyable. Dans son attitude et ses discours. Jusque dans son élocution chevrotante. Il n’est pas à la hauteur du rôle qu’il prétend assumer. Et comment pourrait-il en être autrement, vu les circonstances et, surtout, vu les décisions qui ont été prises, plus absurdes et contradictoires les unes que les autres ? Quand on livre à l’adversaire, soi-même et à l’avance, la date de son échec ! Comme jadis, chez nous, Mendès-France et De Gaulle. L’ennemi en armes n’a plus qu’à accourir pour acter sa victoire, en criant à la libération et en s’excitant à l’épuration. Et d’autant plus intransigeant qu’il sait que tout est lâché d’avance et par principe. Pas moyen de faire autrement, dit-on pour se conforter dans son imbécillité.
Et, en effet, l’impression est donnée au monde entier, en Asie comme en Afrique, que tel est le lot obligé de l’Occident de perdre la partie, de manière répétitive. Le comble étant qu’il déploie à cette occasion des moyens de puissance technologique ahurissants. C’est qu’il doit lui manquer par ailleurs un élément essentiel au niveau du jugement et de l’intelligence politique. Qui ne le comprend ?
Le déshonneur qui le frappe en contrecoup ne modifiera pas le comportement des politiciens, insensibles par nature à ce genre de considération et de plus en plus inaptes à tous les niveaux à quelque direction que ce soit, guerre ou paix. Dans les nations dirigeantes d’Occident, pas un chef politique digne de ce nom, malgré leur prétention à tous. Aucune vision cohérente. Aucune dignité vraie. Des discours pour faire semblant de garder la main. Et jouer à l’imperator. Comme Biden ! Comme Macron aussi, que ce soit dans la crise sanitaire en France, ou dans le Sahel où il maîtrise de moins en moins la situation, ou, pas plus tard qu’hier, à Bagdad où il engage la France en faisant croire qu’il en a les moyens quand il ne contrôle plus ses banlieues ni son propre territoire. Politique de communication qui s’étale dans les médias et dont la visée est d’abord électorale. Assurément, il doit y avoir un défaut dans la sélection démocratique des chefs pour aboutir à de tels mécomptes.
Le drame qui ne va cesser de s’amplifier, non seulement en Afghanistan mais dans tous les pays soumis à la pression islamique, ne changera en rien les conceptions qui dominent dans la classe dirigeante occidentale, ni ne corrigera l’opinion publique – ou ce qu’on appelle telle – fabriquée sur les mêmes schémas en vue de soutenir les mêmes processus dérisoires de décisions calamiteuses. Uniformisation du même abêtissement politique par le même ressassement indéfini des mêmes faux principes dans tous les grands pôles de décision où l’illusion est donnée aux apprentis sorciers du mondialisme heureux de gouverner, de diriger, de mener le monde : politique intérieure, politique extérieure, mœurs publiques, santé, éducation, conventions sociales, religion même, tout doit afficher officiellement les mêmes doctrines et les mêmes pratiques, avalisées par les organismes inter et supranationaux, et imposées comme normes universelles au monde occidental, à défaut du monde entier qui, quant à lui, n’a rien à en faire. En Europe, en particulier, gare aux récalcitrants qui veulent garder leur libre jugement. Pourquoi s’étonner de ce qui s’ensuit inéluctablement ? La sottise politique coupable se situe au plus haut niveau !
Il y a de quoi s’inquiéter pour la France. La macronie dans ses éléments constitutifs est de cet acabit et, d’ailleurs, malgré la prétendue volonté de rupture, conforme à la succession des prédécesseurs. Les grands discours de Macron illustrent parfaitement les mêmes illusions fantasmagoriques qui, sous prétexte de visions élevées, ne cessent de couvrir nos déboires et nos effondrements. Ce ne sont que propos grandiloquents et, « en même temps », reculades effectives quand il s’agit de l’honneur français, de l’intérêt national, du simple bon sens.
Les Français qui ont gardé encore un peu de sens critique, sont bien placés pour savoir que jamais l’idéologie au pouvoir sous les allures hypocrites d’un libéralisme douceâtre et inclusif, selon le jargon actuel, n’a été plus contraignante et, en réalité, plus exclusive. Il est à craindre qu’elle ne le devienne encore davantage, pandémie et insécurité aidant, dans les mois qui viennent. Tout a été dit sur le sujet par les meilleurs esprits sans qu’il y ait jamais eu la moindre répercussion dans le cadre des institutions existantes – en France en tous cas –, ce qui constitue tout le problème, au vrai notre seul problème politique, et qui devrait susciter la réflexion de ceux qui souhaitent changer le cours des choses. Pourquoi et comment se fait-il qu’aucune réaction ne soit envisageable ? Au point que tout est joué d’avance. Cette incapacité à réagir intelligemment et efficacement aux difficultés de l’heure accroît les risques encourus quand l’environnement géostratégique aggrave les menaces. Or, ce sinistre pronostic est pour demain ; il est même pour tout de suite.
Pourquoi et comment se fait-il qu’aucune réaction ne soit envisageable ?
La débâcle afghane qui s’ajoute à tous les autres désastres en ne comptant pourtant que les plus récents, somalien, irakien, syrien, libyen, sahélien, comporte, comme à chaque fois, un triste bilan humanitaire, comme il est dit par euphémisme pour éviter de parler de conséquences d’une atroce inhumanité : le monde occidental est incapable de garantir sa protection ni même sa propre parole à quelque peuple que ce soit.
Plus tragiquement encore, cette succession d’événements, jamais anticipée dans leurs suites épouvantables, laisse pendante une lourde question intellectuelle, morale, pour ainsi dire civilisationnelle. Car il s’agit de la conception même de la vie.
En effet, une telle catastrophe qui sera ressentie au contraire comme une victoire dans toutes les populations hostiles au monde occidental jusqu’au fond de l’Asie et de l’Afrique, aura de funestes répercussions tant dans le monde musulman – ce qui est plus que prévisible, et pour la France singulièrement dans le Sahel – qu’au sein même des nations qui sont censées constituer ce qu’on appelle le monde libre et démocratique. L’état politique, social, spirituel de ces nations, déjà fortement dégradé et miné de l’intérieur, ne pourra qu’empirer, malade de tant de fausses idées qui pourrissent les esprits, et victime « en même temps » d’attaques de toutes sortes qui viseront de plus en plus à faire exploser le corps social. La France est concernée au tout premier chef. Elle n’échappera pas à son sort. Les discours rassurants de Macron, de Darmanin, de Dupond-Moretti, de Le Maire qui, quant à lui, est chargé d’expliquer que jamais la France ne s’est mieux portée économiquement et socialement, ne sauraient apporter une réponse suffisante et adéquate à une crise qui atteint le cœur même des institutions françaises et pèse sur leur avenir immédiat. L’élection présidentielle de 2022, présentée à cet égard comme un tout ou rien, ne résoudra précisément rien.
La situation politique se durcira, mettant en cause la légitimité des résultats dans une atmosphère de quasi-guerre civile. La politique en est réduite, au milieu d’urgences de toutes sortes, sécuritaires, sanitaires, bientôt sociales et politiques, à n’être plus qu’un jeu d’ambitions personnelles où les malheurs mêmes du pays servent d’argumentaires électoraux. À vous donner la nausée ! Inutile de revenir sur cet enchaînement de causes et d’effets qu’il devient fastidieux d’analyser, tant le mal est invétéré. Sans que jamais rien de sérieux ne soit opéré pour un véritable redressement.
Face à cette impasse, il convient de voir plus haut et plus large. Le mal n’est pas seulement politique ; il est fondamentalement religieux. Il n’est pas question ici de l’islam ; et, pourtant, il pose une question majeure à notre société qui n’a à proposer que son inconsistance spirituelle et le vide de sa laïcité dont la philosophie négative empêche toute réponse positive. Les dirigeants politiques en France en sont à calculer que les populations musulmanes se laisseront entraîner, elles aussi, dans le consumérisme universel et la vanité du débat démocratique. Mauvais calcul assurément !
Cependant le mal aujourd’hui se situe à un plus haut niveau. Il faut que ce soit un Michel Onfray qui rappelle au pape que l’Occident ne peut se passer de sa vraie religion, celle qui l’a constitué dans sa foi et sa destinée, et qui ne se réduit pas à un salmigondis démocratico-onusien offert au monde en forme d’unique doctrine du seul salut ! Rien d’autre que le chiffre de la Bête dont tous les fronts doivent être marqués ! Et voilà que Rome dans son discours politique officiel s’apprête à « rallier » cette République universelle, « la grande Prostituée », qui devient la vision de son eschatologie et la cité radieuse de son apocalypse.
Newman et Soloviev avaient tout anticipé sur l’Antéchrist sans imaginer une telle conclusion. La question qui se pose est telle qu’elle dépasse toute considération humaine et toute solution naturelle. Commence, comme dit le prophète, « les visions de la Nuit ».
Illustration : L’homme fort d’une Amérique forte.