Editoriaux
Cierges et ministres
Il y a une semaine à peine, une grave question agitait le monde politique : qui allaient être les ministres délégués aux Personnes en situation de handicap et aux Anciens combattants ?
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Ce n’est pas seulement 1995 que la France va revivre, c’est le début d’une crise institutionnelle, aujourd’hui sans solution.
Quand Politique magazine sera déposé dans les boîtes aux lettres de ses lecteurs en ce début décembre – ce qu’il faut espérer, mais nul n’en sait rien –, la grève annoncée depuis de longues semaines aura commencé. La journée du 5 décembre aura donné le « la » de la contestation. Telle que se présente la situation, il est à prévoir que la grève « reconductible par périodes de vingt quatre heures », en réalité sine die, se généralisera et se durcira.
La CFDT, elle aussi, qui pourtant était prête à accepter le principe d’un régime universel de retraites par points, n’ayant reçu aucune assurance sur l’échéancier et sur l’installation du nouveau système, a décidé, par la voix d’un Laurent Berger exaspéré, de rejoindre le soulèvement collectif. Le débat sur la scène politique a pris une tournure absurde : tout le monde donne son avis et personne n’y comprend rien ! Âge pivot, âge légal et âge effectif de la retraite, unité des caisses, c’est-à-dire captation des caisses bien gérées au profit d’un régime général déficitaire, équilibre du régime général mais pas avant 2025, etc. La faute en revient principalement à Macron qui, selon son habitude, se mêle de tout, et à son gouvernement qui passe son temps à proclamer qu’il va résoudre tous les problèmes alors qu’il ne fait qu’ajouter à leur complexité.
Ils ont affirmé hautement qu’ils ne fléchiraient pas sur les réformes et, en particulier, sur la réforme des retraites ; ils ont nommé Jean-Paul Delevoye haut-commissaire aux retraites ; ils ont reçu en grande pompe son rapport tout en faisant savoir qu’il avait été longuement travaillé et minutieusement élaboré ; ils ont intégré ledit haut-commissaire dans leur gouvernement avec rang de ministre, aux côtés de Madame Agnès Buzyn, ministre des Solidarités et de la Santé : mon Dieu, que tout cela était beau ! Cette mise en scène dans le style macronien avait pour but de rassurer, en préambule à la mise en place du projet de loi qui devait être discuté sans tarder.
Jean-Paul Delevoye était dans l’esprit de Macron la personne idoine pour remplir un tel rôle. N’était-il pas un exemple admirable de vie démocratique et d’intelligence républicaine ? N’avait-il pas brillé à la présidence du Conseil économique, social et environnemental ? Il s’y était distingué en refusant de recevoir la pétition de près de 800 000 signatures de La Manif Pour Tous, pourtant parfaitement légitime et légale, et ce contrairement à tout droit, comme sera obligé d’en convenir le Conseil d’État. Mais – et c’est là le fort de cet homme formé chez les bons Pères comme tant d’autres de nos politiques – au motif supérieur que la République est par nature au-dessus de toute loi quand il s’agit de la défense de son principe existentiel. Et ça, c’est une longue et constante jurisprudence, comme en conviendra encore et à la même occasion le même Conseil d’État. Qui se souvient qu’au moment du départ de Delevoye de cette haute charge républicaine, il fallut procéder à des investigations sur des pratiques singulières, peu régulières et qui pouvaient relever même de la prévarication, certes d’usage courant dans ce genre de prébendes organisées où les exemples similaires et récents ne se comptent plus, mais qui avaient un peu trop fâcheusement prospéré sous son avantageuse présidence ? Est-il utile de rappeler que le rapport a été proprement et républicainement enterré ?
L’homme a d’ailleurs toujours fait preuve des mêmes qualités de caractère. Dans le sillage de Macron, de LR il est devenu en un rien de temps LREM, ce qui a mis en valeur la ductilité de son esprit et donc décidé de son choix. Ce choix se révèle chaque jour plus judicieux. On a appris ainsi que le haut-commissaire touchait, en plus de ses émoluments ministériels, l’intégralité de ses retraites diverses et variées. Ce que la loi autorise, s’est-on empressé de préciser. Ce qui est aussi de pratique courante dans la plus haute fonction républicaine dont on ne saurait mettre en doute, à ce degré de conscience morale et de probité démocratique, ni le dévouement, ni l’abnégation, ni surtout le désintéressement, jusqu’à notre Défenseur des droits, si exigeant dans son intransigeance, qui ne manque pas, lui aussi, avec une extrême exactitude, de percevoir en même temps que toutes ses pensions de retraites sa solide rétribution pour l’œuvre tellement édifiante à laquelle il a généreusement consacré sa fin de carrière. Il faut bien avouer que de tels exemples justifient tout. Et puis, sur des considérations plus terre à terre, après tout, comment ne pas être tout simplement content de savoir que l’expert désigné par le président de la République possède une science si avisée de la question qu’il doit traiter : les retraites, il connaît, et les rétributions aussi, n’est-ce pas ?
Mais voilà qu’après de si belles prémices qui laissaient augurer d’un rapide développement et d’un heureux dénouement, les choses se sont gâtées. Salement gâtées. Il fut facile d’expédier dans le néant républicain les centaines de milliers de protestataires qui manifestaient leur refus de lois qui détruisent la famille et instrumentalisent la vie humaine, ces braves gens ne se rendant même pas compte de leur anéantissement politique. Il fut facile encore – quoique plus long et plus besogneux – de coincer et d’épuiser les Gilets jaunes, braves Français aussi, privés d’esprit politique par une démocratie abêtissante et une République perverse, en les réduisant peu à peu à des groupes de casseurs, eux, jamais arrêtés – jamais, car si utiles ! – alors qu’une simple manœuvre des forces de l’ordre aurait suffi à chaque fois à les coffrer et à les juger avec la plus extrême sévérité, mais la conséquence aurait été de libérer la force sociale du mouvement contestataire, ce que les autorités gardiennes du régime ne pouvaient accepter. Il fut possible néanmoins mais, du coup, moins aisé pour Macron de tenir politiquement pendant l’année 2019, en menant son prétendu grand débat qui ne fut qu’un long monologue – courageux, d’ailleurs, mais littéralement fou – et en essayant d’apaiser les colères par toutes sortes de réponses, plus ou moins financières et démagogiques, mais, pour la plupart, inadéquates ; il alla son chemin cahin-caha, en essayant de s’attribuer un rôle international pour se façonner une figure d’homme d’État.
Mais aujourd’hui il est sûr que Macron n’a plus guère de marges de manœuvre. Le sachant, car il est tout sauf idiot, il veut éviter l’affrontement qui se prépare, passer les municipales, les régionales, en faisant semblant de consolider son parti – qui n’en est pas un – pour enfin arriver à la prochaine présidentielle, son unique espoir, qui devrait, croit-il, lui redonner un second souffle. Voilà, en vérité, en quoi consiste l’Acte II de son premier mandat. C’est le plan qu’il a dans la tête. Il espère avoir à ce moment-là un bilan européen avec son homme-lige, Thierry Breton, chargé grâce à son grand ministère, défini et nommé ainsi par Macron lui-même, de donner de la consistance à une Europe qui n’en a plus guère ; et si Macron critique publiquement l’OTAN, la décrétant en mort cérébrale, c’est qu’il voudrait reconstituer à son profit le projet de la fameuse CED des années 50 dont il s’imagine pouvoir faire un pilier européen : ce garçon intelligent est décidément un esprit faux qui ne sait pas raisonner en fonction des seuls intérêts français. Hélas, question d’éducation !
Il voulait aller vite sur la réforme des retraites pour se donner un bon point sur le plan européen et avoir enfin le problème derrière lui. Voici qu’il l’a devant lui. Énorme. L’obstacle est-il, dans l’état actuel, franchissable ? C’est la question qu’il se pose. Après avoir hâté et bousculé les choses, Macron fait tout à coup marche arrière ; ses ministres, comme toujours, ont du mal à suivre.
Il y a encore quelques jours, il vantait – et tous vantaient à qui mieux mieux – la réforme à tout vent, ricanant des oppositions jugées « corporatistes », intéressées et inintelligentes. C’était autant d’injures ! Il fallait entendre Buzyn, Delevoye, Djebbari et tutti quanti. Édouard Philippe était censé ajouter de la fermeté, de la logique, du suivi.
Or, en réalité, le chef de l’État qui est au départ le maître d’œuvre de cette réforme (qualifiée de « géniale ») du système de retraites, se voit dans la nécessité d’atermoyer. Il diffère, il reporte, il tergiverse. Il essaye la clause dite du « grand-père », pour sauvegarder les anciens statuts des contrats de travail déjà signés, ce qui a eu le don de faire éructer le père Delevoye et gémir la mère Buzyn : un 43e régime en quelque sorte ! À quoi sert la réforme ?
Cependant le train, si l’on ose cette comparaison, est lancé sur ses rails. La grève sera totalement intersyndicale et, dès maintenant, de plus en plus interprofessionnelle. Tout le service public se met de la partie : les transports, SNCF et RATP en premier, puisque leurs personnels étaient les premiers concernés, les aéroports, Air France, Gaz et Électricité, la Poste, les hôpitaux et, singulièrement, les Urgences, les universités et les écoles avec les syndicats étudiants et lycéens, enfin tout ce qui relève de l’État ou du para-État. C’est toujours le même jeu. Le secteur public qui est sous la coupe de l’État, se révolte contre ceux qui dirigent cet État dont ils dépendent. La France va être paralysée et, vraisemblablement, pas seulement quelques jours. Les employés du privé qui s’efforcent de survivre, seront contraints de cesser eux-mêmes le travail, sauf à accomplir des exploits ou à se résoudre au télétravail. Notre pays va connaître un de ces mouvements sociaux dont son histoire a le secret. L’exaspération est à son comble, partout et à tous les niveaux, depuis les services publics jusqu’à l’industrie et à l’agriculture, pour de multiples motifs, aussi divers que différents, mais qui tous poussent les ressentiments, les rancœurs, les désarrois, les fureurs, dans le même sens, vers la même cible qui est l’État, et ceux et surtout celui qui le dirigent. Ces gouvernants – singulièrement les députés de LREM, – hier encore, se gaussaient de la convergence des luttes et de la coagulation des colères dont un Mélenchon rêvait ! Voilà qu’elles se forment sous leurs yeux. Heureux pour Macron si les pompiers et les policiers ne s’en mêlent pas, eux qui sont envoyés au casse-pipe régulièrement sans compensation et sans direction. Doublement heureux si les gendarmes et les forces de l’ordre ne basculent pas, si les magistrats comme les avocats ne se mettent pas de la partie. Dans ce mois de décembre, tout peut arriver. Absolument tout.