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Croche-pied dans la fange

Dans son livre Le consentement, Vanessa Springora, cherchant à donner du poids au réquisitoire, convoque l’écrivain E. M. Cioran sur le banc des accusés, qui, manifestement, doit être aussi vaste que possible. Démontage du récit et défense de l’homme.

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Croche-pied dans la fange

L’« affaire Matzneff », qui n’est sans doute qu’à son début, a déjà fait une victime collatérale, s’il est permis d’utiliser cette expression lourde d’hypocrites ambiguïtés. Et c’est Cioran qui a été choisi pour jouer le rôle ingrat de celui qui se fait flétrir par ricochet.

Cela se passe en 1987. Perdue dans les méandres de sa relation avec Gabriel Matzneff, désespérée, la très jeune Vanessa résout d’aller chercher réconfort auprès de Cioran, que son amant admire et fréquente. C’est, du moins, ce qu’elle raconte dans un bref chapitre de son livre. Chapitre curieux, où tout est invraisemblable et tout fait douter de la réalité de cette visite.

« Machinalement, je me retrouve en bas d’un immeuble cossu dont le premier étage est occupé par un ami de G., un philosophe d’origine roumaine […] », écrit Mme Springora. Habiter le premier étage d’un « immeuble cossu » veut dire tout l’étage, ce qui crée une impression d’opulence, particulièrement mal vue par les temps qui courent. La réalité, toutefois, est différente : Cioran occupait, au dernier étage du 21, rue de l’Odéon, trois chambres de bonne réunies en un simulacre d’appartement. Cela a été dit et redit dans une multitude d’articles consacrés à l’écrivain.

Un couloir qui n’existait pas

« Une petite dame d’un certain âge m’ouvre […] », poursuit Mme Springora. Mais Simone Boué, qui partageait la vie de Cioran et qu’il présentait partout, avec gaucherie, comme sa « compagne », était une femme de grande taille. Mme Springora la définit comme « l’épouse d’Emil », alors que, de notoriété publique, l’écrivain s’était toujours refusé au mariage.

« “Emil, c’est V., l’amie de G. !” crie-t-elle à travers l’appartement, puis elle s’engouffre dans un couloir […]. » Aussi bien Cioran lui-même que Simone avaient le prénom Emil en horreur. Elle ne l’appelait donc jamais ainsi, du moins en public, préférant utiliser le nom de famille : Cioran. Son propre frère ne l’appelait pas Emil (il se servait d’un diminutif), et ses amis non plus. Quant à la topographie des lieux, voilà ce qu’il en était : deux portes s’ouvraient dans la minuscule entrée, l’une, à droite, donnant sur la chambre-bureau de l’écrivain, où on avait du mal à se tenir debout, tellement la pente du toit était raide, l’autre, faisant face à la porte d’entrée, menant au salon, qui faisait également office de salle à manger et de chambre pour Simone. Il est ridicule de prétendre que, dans cet espace exigu, Simone ait pu crier « à travers l’appartement ». Quant au couloir, il n’existait tout simplement pas.

Une familiarité impensable

De nombreuses photos sont là pour contredire « le nez d’aigle » de Cioran. Pour ce qui est de son accent, s’il était, effectivement fort – ce dont Cioran souffrait –, il ne lui faisait pas déformer ridiculement les mots (« tzitrón ? tchocoláte ? »). Il est aisé de s’en assurer, puisqu’il a accordé quelques interviews enregistrées.

« Emil, je n’en peux plus […] », s’exclame d’emblée la jeune fille. Mais, alors que ni Simone, ni sa famille, ni ses amis les plus proches ne l’appelaient jamais « Emil », comment imaginer qu’une gamine de 15 ans (lui en avait 76) ait pu se permettre une telle familiarité ? La chose est à ce point impensable qu’elle devient grotesque.

Mme Springora cite ensuite, in extenso, la réponse de Cioran. Quelques phrases dont il serait possible de souligner l’immoralité, mais dont il est, avant tout, nécessaire de mettre en avant la parfaite idiotie. Quiconque a connu un tant soit peu Cioran sait qu’il n’aurait jamais été capable de proférer ces tristes platitudes, qui semblent plutôt extraites du plus mauvais d’entre les magazines féminins. La précision avec laquelle ces propos sont reproduits – précision qui seule sert à l’entreprise d’incrimination – est prodigieuse dans ce contexte où tout le reste est imaginaire. Maladivement discret, détestant confidences et épanchements, il n’aurait jamais accepté de commenter les affaires personnelles de quiconque, et encore moins celles d’une adolescente.

Cioran ne buvait pas de thé

Le thé servi (Cioran n’en buvait pas), Mme Springora évoque « La vision des petits doigts potelés de la femme de Cioran […] », avec l’intention manifeste de créer une impression négative : celle de la commère grasse et infecte. Mais les mains de Simone n’étaient ni petites ni potelées. « Toute pomponnée, ses cheveux bleutés […] », ajoute-t-elle pour accentuer cette impression. Mais les cheveux de Simone étaient d’un curieux blond foncé, avec des mèches blanches sur le devant. « En son temps, elle a été une comédienne en vogue. Puis elle a cessé de tourner dans des films. » Mais Simone a été toute sa vie professeur d’anglais.

Inadvertances ? En si grand nombre en si peu de pages ? Affabulations serait un mot bien plus approprié. Elles donnent à penser que Mme Springora n’a jamais été chez Cioran et que peut-être ne l’a-t-elle jamais connu.

Accabler Cioran

Il sera toujours possible de rétorquer que le temps efface les souvenirs. Certes, mais Mme Springora offre beaucoup de détails, comme si elle voulait affirmer la force de sa mémoire – et tous ces détails sont faux. Il est permis à tout le monde de se tromper, de confondre, mais quand on témoigne, se tromper sur tout détruit la crédibilité du texte. Cioran est, ici, mis en accusation. Quel réquisitoire, cependant, peut être pris au sérieux lorsqu’il est constitué de faux éléments ?

Voilà une question qui n’a pas embarrassé les journalistes. Avides de punitions, ils ont trouvé dans le texte de Mme Springora une bonne occasion d’accabler Cioran. Est-ce, d’ailleurs, pour arriver à cette fin qu’un chapitre le concernant a été introduit dans le livre ? Le seul intérêt de ces pages est de montrer Cioran sous les traits d’un individu misérable qui justifie les penchants maladifs de Gabriel Matzneff et pousse une adolescente dans ses bras. Mais qui avait cet intérêt ? Des esprits tristes ont déjà, à maintes reprises, cherché à abattre Cioran par des arguments politiques. Cela a échoué. Quel est, maintenant, le stratège en démolitions qui, à la faveur de cette période où la vertu s’est faite rigoureuse et vengeresse, a pu se dire qu’en le mettant dans la posture de l’être immoral, non loin du rabatteur minable, la réussite de l’entreprise sera assurée ?

Par Radu Portocala

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