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Börü, ou la guerre culturelle turque

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Börü, ou la guerre culturelle turque

Kaya Ülgen, jeune policier turc idéaliste, décide de rejoindre une unité des services spéciaux (mélange de GIGN et de commandos) après que sa sœur a été massacrée par ce qui semble être des djihadistes (la série gardera en permanence un flou géopolitique bien pratique). Kaya combattra inlassablement avec ses camarades les séparatistes kurdes, caricaturés à souhait, les islamistes et les traitres internes. Bienvenue dans le monde de Börü, le « loup solitaire protégeant la meute quand elle est vulnérable », série de 2018 diffusée sur Netflix.

La fabrique des héros

Son entrainement ressemble à une version positive de Full Metal Jacket (Kubrick, 1987). Une franche camaraderie, cimentée par des blagues et des références communes, soude les héros. Ils sont présentés comme des surhommes abattant des adversaires bien plus nombreux. Les membres de l’unité spéciale de Börü sont présentés comme des chevaliers (ou plutôt des ghazis, terme polysémique turc issu de l’arabe, signifiant guerrier religieux de l’islam et conquérant) des temps modernes. Dans la nuit partent leurs commandos, luttant contre toutes les menaces, défendant la continuité de l’État turc et exaltant l’ordre nouveau turco-islamique et kémaliste.

Asena, qui fait partie de l’équipe de Börü, représente un modèle de femme guerrière et héroïque tuant les ennemis de la turcité. Le discours de la série n’est clairement pas un discours musulman orthopraxique. Au contraire des jeunes femmes kurdes, qui sont présentées comme se mariant jeunes, Asema a été en couple avec Kemal, autre membre de Börü, puis ils se sont séparés. Elle est une femme moderne, une valkyrie version synthèse islamo-nationaliste turque. Cela va avec un discours présentant en permanence les membres de Börü comme citoyens d’un pays moderne. À l’inverse, les Kurdes sont typés comme des orientaux pittoresques, à la limite du cliché, avec pantalons bouffants et keffiehs. La scène de l’épisode 2 où l’équipe visite un « folklorique » petit village kurde « ami », qui sera attaqué par des méchants « séparatistes » membres du PKK, pourrait être tirée des Centurions de Jean Lartéguy. Il est à noter que les Kurdes « amis » sont tout aussi altérisés. Le message est donc clair et montre la différence entre le discours nationaliste type loups gris et le discours islamiste de l’AKP. Outre les Kurdes, les chrétiens viennent compléter les « menaçants ». Par exemple, le père de l’un des membres du bataillon a participé à l’invasion de Chypre (et donc, bien que cela ne sera pas précisé, à l’épuration ethnique de la population grecque et chrétienne du nord de l’île).

« La nation turque est musulmane »

La série est placée sous le patronage de Mustafa Kemal Ataturk, de Gengis Khan et du Livre de Dede Korkut[1]. Mais l’aspect « laïc » du kémalisme ou le fait que les Mongols n’étaient pas musulmans (et ont massacré la population de Bagdad) n’est absolument pas contradictoire avec des références permanentes à l’islamité des personnages. Nous avons affaire à une synthèse identitaire voyant dans les croyances préislamiques des Turcs une préparation logique à leur conversion à l’islam entendu comme un marqueur purement identitaire définissant la turcité (ce qui est d’ailleurs exactement la définition du kémalisme). Cela se voit dans les prénoms que Kemal et Asena ont donnés à leurs deux enfants, Turan, du nom mythique de l’Asie Centrale, et Asena du nom d’une déesse louve ancêtre mythique des premiers Turcs (la mère et la fille portent le même prénom).

Menaces et complots.

Une menace indéterminée planifiée par des mystérieux « ils » plane sur l’équipe. Au premier épisode, un ancien membre de Börü est emprisonné par un procureur car accusé de détournement de fonds (les islamo-fascistes turcs ayant une longue tradition de liens avec le crime organisé). L’héritage d’Atatürk est menacé par les gulenistes (faction islamiste opposée à Erdogan) et des officiers sont mis en prison. Cette ligne narrative qui va jusqu’à une tentative de coup d’État faite par les « traîtres » est particulièrement intéressante. En effet, elle mixe la tentative de coup d’État des gulénistes (2016) et les purges dans l’armée faite par Erdogan et les gulénistes quand ils étaient alliés. Or Erdogan, après la tentative de coup d’État, a libéré certains des officiers ou des généraux nationalistes kémalistes, s’est allié aux néo-fascistes du MHP et a lancé un expansionnisme militaire ciblant Kurdes, Grecs et Arméniens. De même, la série se clôt sur la tentative de putsch faite par des traîtres gulénistes, qui sera traitée dans un film suivant la série. Le putsch sera vaincu au prix de lourdes pertes (dont Asena) et débouche sur une volonté de vengeance qui se projette y compris aux États-Unis contre les anciens gulénistes (ce qui correspond à ce que fait le gouvernement Erdogan depuis 2016).

Börü participe donc totalement à la synthèse entre kémalisme et islamisme à la sauce Erdogan que Jean-François Colosimo évoque si brillamment dans son essai Le Sabre et le Turban (Cerf, 2020). Il témoigne d’une Turquie à la vision obsidionale se considérant en guerre permanente contre l’Europe chrétienne, les Kurdes et les traitres internes. Comprendre ce logiciel permet de comprendre le soutien de la Turquie d’Erdogan à l’Azerbaïdjan « laïc », par exemple. Et comme exemple d’un contre-discours méritoire, on ne peut que saluer La fin sera spectaculaire (2020), très beau film kurde sur la résistance de Diyarbakir (dont la série Börü exalte l’écrasement).

 

[1] Épopée turkmène

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