L’intelligence au XIXe et au XXe siècle s’était durcie dans une croyance absolue au progrès et qu’elle pensait établie sur la science. Les deux termes allaient de pair. Les événements du XXe siècle et les prémices du XXIe siècle amènent à reconsidérer les notions même de progrès, de science et d’intelligence.

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« La science, la nouvelle noblesse ! Le progrès. Le monde marche ! Pourquoi ne tournerait-il pas ? » Quelques mots de Rimbaud, et le paysage du XIXe siècle s’éclaire d’étranges lumières. Un peu comme Baudelaire, même si ses appétences sont différentes, le poète du Bateau ivre est en décalage par rapport à son temps. Il supporte difficilement les prosopopées du progrès. Il discerne trop à quelles « monstrueuses exploitations militaires et industrielles » il peut mener. En dépit du culte dont-il a été l’objet, Rimbaud ne correspond pas à la philosophie générale d’un siècle qui s’accorde sur deux idoles : la science et le progrès. Deux idoles qui n’en font qu’une, car la science est le vecteur infaillible du progrès. En ce sens, le prophète vraiment dominant l’époque est le comte de Saint-Simon responsable d’une postérité nombreuse et influente, dont le destin sera lié à l’essor de la société industrielle.

Nous avons vécu longtemps sous l’emprise d’une sorte de religion du progrès, qui conférait une dimension eschatologique (mais de type positiviste) au développement des forces productives. Et il y avait de bonnes raisons pour adhérer à cette croyance dont la crédibilité n’était fondée que sur les résultats avérés de la croissance économique et de ses multiples retombés, ne serait-ce que dans le domaine de la santé publique. La plupart des philosophes et des théoriciens convergent dans une projection vers un en avant prométhéen. L’évolutionnisme de Hegel fournit la matrice intellectuelle d’un courant où Marx figurera longtemps en première place, parce qu’il l’achève en dessinant concrètement en quoi consistera la fin de l’histoire, celle où une humanité désaliénée entrera dans un nouveau monde.

L’engouement pour Teilhard de Chardin

Il est aussi remarquable qu’au lendemain de la Seconde guerre mondiale, une mouvance importante du christianisme se réclamera du progressisme, voulant rompre définitivement avec les compromissions réactionnaires du passé. L’extraordinaire vogue dont jouira, à partir des années cinquante, l’œuvre du père Teilhard de Chardin s’explique par l’engouement généralisé en faveur d’une réconciliation de la foi avec la société moderne. L’évolutionnisme généralisé fait participer d’un même élan le cosmos, l’humanité et le plérôme christique paulinien. Les barrières sont définitivement tombées et tous peuvent se retrouver dans un même culte humanistico-techno-futuriste. Teilhard n’a-t-il pas été trop sollicité posthumement dans un climat idéologique surchauffé ? C’est le sentiment du père de Lubac qui dénoncera une trahison de la pensée de son frère jésuite. Mais le succès du Phénomène humain est incontestablement porté par un consensus syncrétiste qui semble tout emporter sur son passage.

Pourtant, une opposition à cet optimisme commence à s’affirmer aussi dès après la Libération. Bernanos, dans ses dernières interventions, par la parole ou par l’écrit, va vouloir dresser La France contre les robots et, du même coup, redéfinir une vocation spirituelle à cette même France à l’encontre d’un péril qu’il décrit comme mortel. Le romancier n’est ni philosophe ni sociologue, mais c’est de toute sa sensibilité douloureuse qu’il a perçu la menace nucléaire au moment d’Hiroshima et de Nagasaki. Intuitivement, il saisit que la technique n’est pas le simple prolongement de la volonté souveraine, elle peut se soumettre cette volonté. Il dénonce une déshumanisation fatale si le spirituel est délaissé. Et ce spirituel n’est pas pour lui une vague errance sentimentale. Il a toute la consistance de la rédemption du Christ, celle qu’il fait vivre dans ses sublimes Dialogues des carmélites.

Sur le moment, il est violemment contré par le directeur de la revue Esprit, Emmanuel Mounier, qui s’associe alors pleinement à l’optimisme ambiant, très attiré par un communisme qui semble pouvoir conquérir la planète. Bernanos est là-dessus vent debout, car il a pressenti dès Stalingrad que le stalinisme conquérant pouvait gagner la partie. L’affrontement est brutal. Mounier n’accorde rien à Bernanos qu’il accuse de prolonger l’archaïsme romantique avec la phobie de l’industrie, notamment dans un livre intitulé La petite peur du vingtième siècle.

La résistance de günther anders

Bernanos ne le sait pas. Mais en même temps que lui, un écrivain, surgi d’une toute autre culture, est en train de découvrir le vertige mortel d’un monde qui abolit la liberté. Günther Anders, qui fut le premier mari d’Hannah Arendt, a lui aussi perçu le terrible avertissement de la bombe atomique. Il a fait connaissance d’un des pilotes qui avait lancé la bombe sur Hiroshima, communiant à sa crise intérieure terrible. à l’encontre du prométhéisme généralisé, il s’inquiète de la fragilité humaine et son œuvre majeure concernera précisément l’obsolescence de l’homme. Anders ne bénéficiera pas du relais de la renommée, mais il aura des lecteurs fervents qui entretiendront la flamme de son inquiétude, fondamentalement anthropologique.

Il faudrait aussi faire toute sa place à un Jacques Ellul, ce protestant d’une indépendance farouche qui, à partir de son observation de la société contemporaine dans ses aspects les plus divers, entreprendra une analyse impitoyable de L’illusion de la technique. Lui aussi restera assez isolé, malgré son rayonnement auprès de ses étudiants bordelais et l’influence qu’il aura sur quelques dirigeants du mouvement écologiste, qui n’ont peut-être retenu, d’ailleurs, qu’une partie de son enseignement. Notons qu’Ellul était associé à Esprit qui, après la mort de Mounier et sous la direction de Jean-Marie Domenach, remettra en cause la ligne de l’après-guerre en diffusant les thèses d’un autre contestataire de la société industrielle, l’inclassable Ivan Illich. Ce dernier bénéficiera de l’après soixante-huit sans parvenir toutefois à renverser une tendance de plus en plus favorable à l’ultra-libéralisme.

Edgar Morin qui vient d’adhérer d’enthousiasme à l’encyclique Laudato si’ s’inscrit dans ce courant avec l’élaboration d’une œuvre originale qui va se déployer à partir d’un essai décisif, publié en 1973, Le paradigme perdu, la nature humaine (Seuil). Dès ce moment, Morin est persuadé que sans un nouveau choix de civilisation, nous courons à notre perte. En dépit de son prestige certain, de son aura internationale, il n’est pas avéré qu’il ait été vraiment compris et suivi. Mais il est possible tout de même qu’un tournant réel commence à s’opérer, ne serait-ce qu’à partir de la nécessaire conversion écologique dont parle le pape François. Nous sommes face au défi d’un changement de paradigme, celui que ne cesse d’annoncer un Jean-Pierre Dupuy qui ne craint pas de se réclamer d’un Catastrophisme éclairé (Seuil 2002). à divers signes, on peut supputer que l’intelligence contemporaine est mûre pour la conversion.

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