Józef Elsner demeure l’une des figures les plus importantes du monde artistique de Varsovie au début du XIXe siècle. Chanteur, pianiste et violoniste, chambriste reconnu, concertiste apprécié, organisateur de concerts, mais aussi éditeur, compositeur et pédagogue d’envergure, il fit preuve d’une activité débordante qui marqua profondément son temps.
Fils d’un menuisier et réparateur d’instruments, il vit le jour le 1er juin 1769 à Grottkau, dans la province prussienne de Silésie. Enfant de chœur, Józef montra de précoces dispositions. À douze ans, son père l’envoya faire ses études chez les dominicains, puis chez les jésuites de Breslau, important centre culturel et commercial. Il put entendre de la musique religieuse lors des célébrations, des symphonies classiques au concert, des pièces de Shakespeare et assista même à une représentation de L’Enlèvement au Sérail de Mozart en 1787. Nourri par ces expériences formatrices, il développa ses dons de compositeur. Une audition du Messie de Haendel le subjugua et il livrera au cours de sa carrière une trentaine de messes, de nombreux offertoires, cantates et oratorios (dont en 1837 La Passion de Notre Seigneur Jésus-Christ dédiée au tsar Nicolas Ier). Grâce à une bourse, il s’inscrivit à la faculté de médecine et de théologie. Mais la vie artistique foisonnante de Vienne, où il s’était fixé en 1789, le détermina à abandonner la médecine pour embrasser pleinement la carrière musicale.
Un des pères fondateurs de la musique polonaise
Le jeune homme ne tarda guère à être engagé comme premier violon dans l’orchestre du théâtre de Brno, puis, en 1792, comme second maître de chapelle à l’Opéra de Lviv, capitale d’une Galicie sous domination autrichienne, où il se prit d’intérêt pour le répertoire populaire local et pour la langue polonaise qu’il commença à apprendre. En conséquence, ses œuvres combinèrent les aspects du classicisme viennois avec des éléments de musique traditionnelle. De même produisait-il désormais ses opéras sur des livrets en polonais, comme Les Amazones (1797). Innervant ses partitions de motifs folkloriques, il est considéré comme un précurseur du style national.
Appelé en 1799 à Varsovie, devenue le chef-lieu de la province de Prusse-Méridionale formée à la suite du troisième partage de la Pologne, il y dirigea le Grand Théâtre pendant vingt-cinq ans. Y fut créée sous sa baguette la majorité de ses propres ouvrages lyriques (une trentaine) exaltant notamment l’histoire de rois polonais. À l’époque de l’émergence des peuples, il pressentait la nécessité d’un opéra national qui ne se concrétisera plus tard qu’avec Stanisław Moniuszko. Contrairement à d’autres immigrés prussiens, comme E. T. A. Hoffmann, il ne s’exila pas lorsque Napoléon instaura le duché de Varsovie (1807) ni lorsqu’un nouveau royaume de Pologne dévolu au tsar de Russie fut installé (1815). Incontournable animateur de la vie culturelle, Elsner s’investit dans la création d’une maison d’édition, d’une revue mensuelle, d’établissements d’enseignement, et publia deux livres théoriques sur les relations entre langue et musique.
Professeur de Chopin
En 1821, il occupa le poste de premier recteur de l’Institut de Musique et de Déclamation de Varsovie, futur conservatoire, et professa l’écriture dans cette nouvelle institution. Parmi ses étudiants de l’Ecole Principale de Musique, il compta de 1826 à 1829 le jeune Frédéric Chopin, à qui il donnait des leçons particulières de piano depuis 1823 et dont en pédagogue avisé il avait tôt décelé le « génie inné ». En témoignage de gratitude, Chopin lui dédia sa Première Sonate pour piano op. 4 (1828). Ils entretinrent une correspondance après le départ du prodige à l’étranger. Ainsi, dans une lettre du 27 novembre 1831, Elsner déconseillait-il judicieusement à Chopin, arrivé depuis peu à Paris, de prendre des leçons avec Friedrich Kalkbrenner qui prétendait lui faire modifier son Premier concerto pour piano !
Comme beaucoup d’éminents représentants de l’Aufklärung, Elsner appartenait à la franc-maçonnerie et présidait la loge varsovienne. Son opéra Andromeda (1806) est dédié à Napoléon Bonaparte, libérateur du joug prussien. Persée y symbolise l’Empereur délivrant la Pologne personnifiée par Andromède. Józef Elsner s’éteignit le 18 avril 1854 dans sa propriété familiale d’Elsnerów, à Varsovie.
Trois sonates représentatives
Bien que plusieurs labels aient déjà révélé une partie de l’importante production de Joseph Elsner, beaucoup reste encore à enregistrer. Contribution appréciable à la redécouverte d’une musique mésestimée, le disque de Christian Danowicz (violon) et Robert Morawski (piano) présente trois sonates pour violon du même opus 10, datant de 1798, qui diffèrent considérablement les unes des autres et attestent l’inventivité toujours renouvelée du compositeur. Les interprètes servent ces partitions avec un goût parfaitement mesuré, dotant les diverses atmosphères d’une couleur idoine, alternant verve et intériorité, humour et sensibilité.
« Elsner avait sur la construction d’une œuvre musicale et de toute œuvre d’art en général une opinion très juste, remarquablement en avance sur son temps. Pour lui l’œuvre musicale parachevée formait un tout dont aucune des parties ne pouvait être retranchée sans qu’aussitôt l’ensemble en souffrit. »
L’Allegro volontaire de la Sonate en fa majeur développe une cantilène intense, ponctuée de formules toutes mozartiennes. Une particularité frappera le mélomane : la récapitulation débute par l’énoncé du second thème, innovation formelle que l’on retrouvera dans la Sonate op. 35 de Chopin 40 ans plus tard ! Les deux instruments complices murmurent un émouvant dialogue dans l’Andante avant de se lancer dans un Rondo pétillant de belle facture aux contrastes affirmés.
Gorgé d’une lumineuse énergie, l’Allegro de la Sonate en ré majeur lorgne avec une grâce bondissante vers la musique italienne et offre de réjouissantes envolées. Le violon passe au second plan dans le surprenant Scherzando destiné surtout à faire valoir le chant du clavier et n’intervient vraiment que dans un bref interlude. Le Rondo final distille une distinction nostalgique semblant échappée du Grand siècle
La Sonate en mi bémol majeur s’énonce en deux parties seulement. L’élégant mouvement initial se déploie selon les canons esthétiques en vigueur. La ligne souple est finement agrémentée d’ornements expressifs et ponctuée de ruptures de ton vitalisant le discours. Effluves beethoveniens et rythmes de polonaise se décèlent dans le facétieux Andantino con variazioni.
Artiste bouillonnant et prolifique, Józef Elsner produisit près de 400 œuvres dont seules 85 sont parvenues jusqu’à nous. Continuateur de l’esprit de Haydn et Mozart, Elsner est tenu pour le créateur de la polonaise pré-chopinienne. S’il n’annonce en rien les passions du romantisme, son style policé, spirituel et inventif peut être associé aux classiques viennois, mâtinés de polonité, ce qui en fait toute l’originalité et lui confère une place singulière qu’il importe de réévaluer.
Józef Elsner, 3 Sonates op. 10, Christian Danowicz & Robert Morawski, 1 CD Chopin University Press.
