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Un homme de bronze

Il en est peu de ce métal par nos temps calamiteux, aussi Stéphane Barsacq veut-il nous en présenter un d’autrefois, en publiant Ariel dans l’orage, pages inédites d’André Suarès, qu’il préface avec délectation (éd. Le Condottière).

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Un homme de bronze

André Suarès eut un énorme succès, fut admiré des plus grands, puis disparut dans quelque in pace. On comprend pourquoi. Quand on ne lit que des mangas et qu’on se chatouille les oreilles avec des slameries en se pourléchant d’un pain fourré américain, on se dessèche la cervelle plus vite que les Jivaros ne racornissaient les têtes. Par contre, si la colère froide qui éreinte les célébrités ne vous fait pas blêmir, entrez, entrez, et vous verrez, non pas la femme à barbe, mais un ravageur de préjugés et de réputations bien établies. Et de plus, un démolisseur qui parle le français pur, celui qu’on enseignait encore au temps de Voltaire, si radicalement que même un imbécile comme Rousseau ne pouvait plus s’en débarrasser lorsqu’il prenait la parole pour apostropher Dieu au début de ses Confessions.

Voici un premier échantillon du mordant suarèsien. Il fait parler un certain Parthène, lequel s’étonne « que Flaubert ait passé pour le plus grand et le plus pur des artistes. » Selon lui, « il sent d’une lieue le meuble du Second Empire, la villa pompéienne, la philosophie de Claude Bernard, la misère laborieuse, si morose et si honnête de Taine, et le génie politique du Prince Jérôme, ce Napoléon Ier du faubourg Saint-Antoine. Il n’y a pas de plus triste époque pour l’art. » Jolie mise à mort de l’auteur de Salammbô, non ? Le coup d’œil, le coup de patte, la morsure d’un fauve, voilà Suarès critique. Non qu’il ne sache pas admirer les génies de ce temps-là : souvenez-vous de ses Vues sur Baudelaire, que j’ai vantées en septembre 2021 (Politique magazine n° 205). Sa brutalité se veut déniaisante. Il enseigne à voir ce qu’on a sous les yeux, et qu’on ne voyait pourtant pas. Je lis Flaubert avec plaisir, j’admire son talent, et malgré ce, Suarès me fait comprendre pourquoi Flaubert n’est pas, en fin de compte, un génie du premier rang.

Deuxième illustration : une joyeuse déculottée de Proust. « Leur Proust : dans ce bavard éperdu, dans ce flux mou et lent où roulent toutes les snoberies du siècle, ils veulent voir un grand artiste et un grand esprit, […] comme si un grand esprit pouvait se réduire au radotage de tout ce qu’il y a de médiocre, de vil, de linge taché, de mœurs et d’idées basses dans un quartier envahi par les seaux de toilettes et l’office. » C’est écrit en 1929, la publication de La recherche vient de s’achever, et le critique n’a sans doute pas tout lu ; c’est donc méchant, injuste, fait pour choquer. Cependant, il y a dans cette charge au tranchant du sabre une heureuse justesse, qui empêche de tomber dans le panneau des admirations télécommandées par une réclame d’autant plus délirante qu’elle s’était d’abord embourbée.

C’est avec une langue exacte qu’on pense justement.

Et ce n’est pas seulement comme critique littéraire que Suarès décape la vue, ce qu’il fait en décapant les mots – car c’est avec une langue exacte qu’on pense justement. Voici ce qu’il écrit en 1935 à propos des émigrés de ce temps-là, car le problème n’est pas d’aujourd’hui. Écoutons d’abord la façon dont il exprime son amour de la France et de son peuple : « C’est à la vie de ce peuple, à ce qu’il fut, à ce qu’il peut être encore, à son génie, que je tiens. » Alors, on peut entendre ce qu’il ajoute sur ces « Français d’hier ou de la veille, soudain transplantés du Nord et de l’Orient dans les faubourgs de Paris. Ils y campent encore et se donnent le droit de juger impudemment ce qu’il faut garder ou non de l’œuvre de vingt siècles. » Qu’ils aient un avis, « soit, mais qu’ils l’expriment, non » car « ils ne sont pas du peuple […] À peine sont-ils de la plèbe, cette lie confuse que tous les flots du hasard, des migrations, de la misère poussent dans les immenses capitales. » Je répète : la justesse de la langue donne de penser les choses réelles sans égarement. Qui aujourd’hui prend la peine de distinguer sereinement le peuple de la plèbe ? Il faut pour cela une culture classique, la fréquentation des auteurs de l’Antiquité, sur lesquels Suarès a des aperçus d’une extraordinaire profondeur. Par exemple, lisez son analyse de l’Antigone de Sophocle, d’une justesse psychologique stupéfiante, d’une vérité politique lumineuse, éclairant non seulement les temps anciens, mais tous les temps, toutes les folies furieuses de l’histoire.

André Suarès est un homme sombre, mais dans l’ombre où il lui faut survivre, il se tient droit et fixe l’horreur sans ciller. Ainsi de la guerre. Tout le monde aime la paix, bien sûr, et lui le premier. Mais hélas, la guerre est une nécessité de nature depuis l’origine, puisqu’il faut manger. « La guerre est un fait vital. Et même un fait chimique. La guerre des atomes et celle des cellules précèdent la guerre des espèces et des armées. » Il n’y a pas même de grandes révolutions ; le genre humain est sans cesse en révolution. Il y a les gras et les maigres, les forts et les faibles. « Le faible n’est pas quitte même s’il accepte la loi du plus fort. Il faut que le fort le batte et l’atterre, pour lui faire subir sa loi dans toute sa rigueur. Et sa loi, c’est sa raison. Je n’y peux rien. Ni toi. » Ni personne. L’implacable nécessité est la raison suprême. Et c’est la même nécessité implacable qui fait que Flaubert, contemporain d’Offenbach, est un orfèvre du clinquant, et que Proust ne peut effacer qu’il est snob, que ses passions le portent à se complaire dans les relents de l’office, qu’il juge élégant d’allonger ses phrases avec l’indolence des gens qui paonnent dans les salons.

Cette intelligence est éblouissante de pénétration, de force, de mystère aussi. Car Suarès nous fait toucher de la pointe de l’âme les fonds embrouillassés de notre esprit. Il nous dit des choses impensables, autant qu’inépuisables à creuser. Comme cette remarque sur les idées, toutes les idées que les hommes expriment, les plus folles, les plus étranges, les plus contradictoires, qu’on peut toutes admettre pourvu qu’elles soient belles. Et il ajoute, plus fort encore, que n’importe quelle idée peut être belle, pourvu qu’elle trouve son Pygmalion qui l’anime. Et ce qui rend vivante l’idée de marbre froid, c’est la langue qui l’exprime, cette « langue qui est le pays de l’esprit. » Ses remarques sur la langue, sur la poésie, illuminent, comme les éclairs redessinent les nuées. Elles renouvellent nos admirations, elles les creusent afin d’y mettre à jour des trésors, entrevus peut-être, mais jamais encore tenus à pleines mains avant qu’il ne nous les révèle.

« Tous nos maux viennent de l’Amérique. Je ne parle pas des dettes seulement. »

Et cet homme tellement brillant est aussi un amoureux de la beauté vivante, pas trop celle des femmes sur laquelle il a des notations cruelles, mais celle des bêtes. Il peut passer des heures à observer les hirondelles qui maçonnent, et mènent leur vie familiale : « J’ai vu le ménage des hirondelles ; à trois reprises, j’ai suivi les amours, la naissance et l’éducation des petits ; je sais la vie exquise du nid, l’ardeur du père, la bonté maternelle. […] Et si je pense à leurs chants du matin au soir, à leur musique nocturne, l’émotion de leur art me met les larmes aux yeux. » Et cette observation, comme il se doit pour un homme qui ne cesse de penser gravement, débouche sur une notation aussi profonde qu’émouvante : « l’homme meurt, hélas, dans quel état. Le petit oiseau semble éluder la mort. On dirait que la charmante créature se dissout dans l’air nocturne, à la fin de l’automne. On ne trouve presque jamais un petit oiseau mort. Où est-il allé, cet enfant qui vole ? »

Eh bien, il y a encore plus merveilleux que cette évocation poétique de la disparition du passereau, c’est la prose musicale consacrée à l’étalon Pharis : « Que ce cheval est beau ! […] Le pur-sang est une admirable création de l’homme ; ici, le choix et l’esprit de l’homme ont beaucoup ajouté à la réussite de la nature. […] Sa foulée est un coup d’aile, ou l’embardée du navire le plus rapide. […] Mais tout le cède à la tête, et dans la tête aux yeux. Pharis a les yeux d’Orphée couronné aux jeux olympiques. La gloire rit dans ces grands lacs ovales de vie ardente, et une espèce de modestie. » Admirez la science du rythme dans cette phrase qui monte et s’élance pour ouvrir l’espace (4 syllabes, encore 4, puis 7), puis se referme, comme une paupière descend sur un sourire, et le plisse (4 plus 4 syllabes) ; lisez-la à haute voix en respectant cette respiration : vous apprécierez pleinement la perfection de cette langue qui magnifie ce qu’elle habille avec la discrète science de l’ouvrier tulliste.

Je ne voudrais pas finir sans évoquer notre actualité la plus déplorable ; en 1929, André Suarès publiait ceci : « Tous nos maux viennent de l’Amérique. Je ne parle pas des dettes seulement […] L’Europe s’est mise en tout à la remorque de ces Barbares automates. […] Athènes ne peut pas prendre les mœurs du Scythe : elles l’empoisonnent. […] Le goût de la bassesse et de l’imitation qui s’en suit est la plus incurable des maladies. » J’ai dû couper, mais vous lirez le reste dans ce volume précieux – et tant d’autres belles choses. Puis vous remercierez avec moi ceux qui vous offrent ce bonheur, Stéphane Barsacq et les éditions Le Condottière.

 

Ariel dans l’orage, André Suarès, Préface de Stéphane Barsacq Le Condottiere, 2025, 384 p., 20 €.

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