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Triomphe du réalisme fantastique

Bandes dessinées. Schuiten et ses acolytes s’emparent de l’œuvre de Jacobs et livrent un album aussi scientifique, naïf et enthousiasmant que SOS Météores ou Le Piège diabolique.

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Triomphe du réalisme fantastique

Le dernier album de la série Blake et Mortimer, Le Dernier Pharaon, est… un hors-série, préparé de longue date dans le plus grand secret. L’éditeur a voulu un album d’exception et il a réussi un véritable tour de force : imposer aux lecteurs de Blake et Mortimer un titre dessiné par François Schuiten (co-auteur des Cités Obscures) dans son propre style graphique, et co-écrit par Jaco Van Dormael (l’auteur du Huitième jour et de Mr. Nobody) et Thomas Gunzig, le graphiste Laurent Durieux assurant la mise en couleurs.

Marier le style de Schuiten à l’atmosphère de Jacobs

De prime abord, rien ne rapproche les héros d’Edgar P. Jacobs (nés en 1946) de l’univers graphique de François Schuiten. Même si le style graphique de Jacobs variait de titre en titre, il tendait toujours vers une forme d’épure et était classé dans le style « Ligne Claire » ; Schuiten, lui, dans la veine du regretté Claude Renard, dessine un noir et blanc envoûtant, avec force hachures, ombrages, et un réalisme qui est allé grandissant au fil des années. Mais c’est précisément ce que l’éditeur de Blake et Mortimer recherchait : permettre au dessinateur de La Fièvre d’Urbicande de dessiner à sa façon un album hors normes. Ainsi la pagination a été libre, ce qui donne un album plus copieux que de coutume, et les auteurs du Dernier Pharaon ont eu carte blanche pour écrire, dessiner et colorer l’album de leur rêve.

L’album, déconcertant au premier coup d’œil, est finalement infiniment respectueux de la série canonique. Situé dans les années 80-90, il évoque des héros vieillis, fatigués, et même séparés : Blake est monté en grade et Mortimer, vieillissant, vit seul avec… son chien. Les auteurs voulaient suivre l’exemple de Jacobs qui dessinait ses aventures en rapport avec son époque ; ils ont donc cherché une histoire qui pourrait avoir lieu dans notre époque ou à une décennie près. Une note de Jacobs, à laquelle Schuiten a pu avoir accès, indiquait que le créateur de la série envisageait une aventure dans le Palais de Justice de Bruxelles. Cette piste, jamais explorée, aura été le déclic qui manquait à l’équipe du Dernier Pharaon pour se lancer dans l’aventure. Voici ce que l’éditeur nous en dit :

Le souvenir de la Grande Pyramide hante à nouveau Mortimer. Ses cauchemars commencent le jour où il étudie d’étranges radiations qui s’échappent du Palais de Justice de Bruxelles : un puissant champ magnétique provoque des aurores boréales, des pannes dans les circuits électroniques et d’épouvantables cauchemars chez ceux qui y sont exposés. La ville est aussitôt évacuée par l’armée et enceinte d’un haut mur. […] Pour venir à bout du rayonnement, l’armée a conçu un plan qui met en péril l’avenir du monde. Pour Blake et Mortimer, malgré leurs vieilles querelles, malgré leur âge, il va s’agir de repartir à l’aventure, vers une Bruxelles abandonnée pour tenter encore une fois de sauver le monde. Et s’apercevoir que la zone interdite n’est pas si abandonnée que cela.

Réalisme fantastique

Qu’il suffise ici d’écrire que l’intrigue est habilement menée : l’apocalypse technologique promise par les rayonnements mystérieux émanant du Palais de Justice devient une réalité, dans un monde qui devient donc alternatif : une uchronie décroissante. Blake et Mortimer vivent dans cet album une aventure qui diverge de notre réalité, mais aussi de l’univers de la série canonique, du segment temporel créé par Jacobs. Ainsi Le Piège diabolique, qui se passe pour partie dans le futur, n’expose pas ce que raconte Le dernier Pharaon. Mais que le lecteur se rassure : cet album atypique demeure fidèle à l’héritage de Jacobs. Le récit, étrange, emprunte au meilleur de son œuvre. À la lecture, les souvenirs affluent. On retrouve l’esprit du Mystère de la Grande Pyramide, bien sûr, mais également de SOS Météores ou du Piège diabolique. On pouvait craindre que cet album spécial ne vienne troubler la série canoniques et ses épigones qui, depuis les années 1990, reprennent la série originale avec une fidélité graphique saisissante. Il n’en est rien : même dessinés par Schuiten dans un style aux antipodes de celui de Jacobs (le graphisme de Schuiten rappelle comme toujours les gravures du XIXe siècle par son trait, et les cases ont des cadrages cinématographiques, sans nul doute influencés par Jaco Van Dormael), Blake et Mortimer restent ainsi qu’on les avait laissés à la fin des Trois Formules du Professeur Sato. L’esprit du Dernier Pharaon est très fidèle aux questionnements soulevés dans chaque album de la série originale. Jacobs était un humaniste, cet album fait honneur à ce qu’il a créé. Le réalisme fantastique dont il était friand est ici de retour et, au final, le succès public et critique de cet album est mérité : il s’agit probablement du meilleur album de la série depuis sa reprise par le regretté Ted Benoit. Il permet de se forger des souvenirs de lecture, des images fortes comme celles qu’affectionnaient Jacobs. La Bruxelles sous la neige, désertée, et le Palais de Justice créé par Joseph Poelaert sont de nouvelles images de la série, au même titre que le M de La Marque jaune ou les vaisseaux de L’Énigme de l’Atlantide. Le Dernier Pharaon, suite lointaine du Mystère de la Grande Pyramide, est presque immédiatement devenu un classique.

Par Jérôme Presti

 

© éd.Blake et Mortimer / Dargaud / François Schuiten

François Schuiten, Thomas Gunzig, Jaco Van Dormael et Laurent Durieux, Le Dernier Pharaon. Dargaud, 2019, 92 p., 17,95€.

 

 

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