L’histoire qu’on réinvente est le meilleur appareil à mettre sur les cicatrices qui ne guérissent pas. Voilà sans doute ce qui a poussé Bruno Lafourcade à nous raconter Le portement de la Croix, qu’il réédite aujourd’hui chez Jean Dézert. Ce roman présente quelques défauts, comme une construction tarabiscotée, mais il a aussi une puissance d’évocation, des personnages d’une richesse telle, il aborde des sujets si essentiels, si rarement abordés en nos jours d’aveuglement volontaire, que le lire fait du bien.
Ses héros sont des prêtres, des séminaristes, les jeunes pensionnaires d’un collège religieux, du genre de ceux qui sont aujourd’hui presque tous fermés, situé dans un village administré par un maire communiste, avec ses familles cassées, ses femmes dérangées, ses superstitions, et même ses amateurs d’art qui ne savent plus ce qu’est l’art. La vie s’y déroule comme un peu partout en nos temps de progrès, dans un carnaval permanent que presque plus personne ne saurait décrypter, simplement nommer pour ce qu’il est : une décadence pire que celle de la Rome des derniers Césars, dans la mesure où elle se donne en spectacle à elle-même comme la dernière des merveilles de la créativité d’une humanité bouffie d’orgueil, qui se juge supérieure à tout de ne plus croire qu’en elle-même.
Mystérieuses complicités et dangereuses liaisons
Le thème central est celui du lien entre la fin de la religion, la laideur idolâtrée, et la mort. Un prêtre écrit à son directeur spirituel pour lui donner les éléments qui lui permettront peut-être de comprendre ce qui s’est passé dans la première paroisse où il fut affecté, événements qui sont présentés comme horribles, mais dont on ne saura rien avant les dernières pages. Car l’art du romancier consiste à nous balader de craintes en fausses pistes, et de suspicions en illusions, jusqu’à ce qu’il avoue par la bouche de son prêtre qu’il ne comprend pas lui-même le lien entre ses efforts de curé pour réveiller sa paroisse, et la tragédie qui s’y est déroulée les 23 et 24 mars 2000, sur les lieux mêmes où il pensait faire une œuvre de reconquête. On apprend diverses anecdotes, certaines sordides, d’autres simplement sottes ; on évoque un groupe d’artistes viennois complètement mabouls ; on relit un auteur bien réel mais aujourd’hui quasi inconnu qui nous parle des cabinets de son oflag, de sa réduction aux fonctions excrétoires du corps ; on suit une amourette adolescente ; on réfléchit sur la religion, les prophéties, les formes mystiques de l’ascèse ; on retrouve une œuvre d’art du XVIIe siècle, un portement de croix qui donne son titre au roman, et qu’on fait restaurer. On pénètre dans la vie intérieure de quelques personnages profonds comme des puits à l’abandon, fétides, douloureux. Mais tout cela, qui devrait se lier, ne se lie pas. Comme dans la vraie vie, les destins se côtoient sans se joindre, font semblant de se lier, mais ne s’accrochent qu’à peine. On devine des liens, des causes et des effets, mais on ne comprend pas clairement. Pourtant, il est évident que tout cela se tient. Cependant, impossible de vraiment savoir par où, pourquoi, comment cela se tient.
Au passage, de belles analyses, des remarques percutantes, des occasions de réfléchir, de regarder en face ce monde de fous, et de se demander avec angoisse ce qu’on peut bien y faire. Car il n’y a rien que nous puissions faire, si ce n’est de croire que quelque chose se passe au fin fond des âmes, dans les profondeurs de cette terre vivante où se nouent de mystérieuses complicités, de dangereuses liaisons. Faut-il « tenir le monde à distance » ? Ou ne faudrait-il pas plutôt cesser d’enseigner la haine du monde, qui conduit les plus vils, les plus bêtes à se détruire en tant qu’éléments détestés de ce monde ? Cesser d’enseigner avec exaltation que l’on peut, que l’on doit combattre le monde, parce que « le diable aime cet enthousiasme » ? Voilà quelques questions dont ce roman nous embarrasse. Les livres forts ont une acidité qui corrodent bien des certitudes béates.
Et ce ne n’est pas le dernier roman de Marie-Hélène Lafon, Les sources (éd. Buchet-Chastel), qui nous fera changer d’avis. Madame Lafon est au sommet de son art, qui a toujours été grand ; c’est dire la qualité de ce texte dense, bref, d’un tragique qui se tait, comme se taisent les douleurs qui font honte. Comme se tait ce livre de toile blanche, brodée de silences ruminés.
Le sujet pourrait passer pour une façon de se servir de la mode, puisque c’est l’histoire d’une femme battue. Une fermière qui habite une grande ferme sur les hauts, qui a trois enfants, qui a une bonne et deux commis de ferme, qui a son permis de conduire, qui est riche. Mais à qui son mari flanque des roustes, des dérouillées, ce qui a commencé 15 jours après le mariage. Un homme mal vu, qu’on dit infernal, une brute machiste. L’affaire est entendue, non ? Mais ce n’est pas du tout ça. On pourrait aussi penser que l’auteur raconte son passé, l’histoire de ses parents. Mais ce n’est pas encore ça. Bien sûr, l’auteur connaît de l’intérieur la vie des fermes perdues sur les hauts du Cantal, elle s’est imprégnée toute son enfance et une partie de son adolescence de l’air de ces terres rudes, qui aujourd’hui se meurent de n’être plus habitées, de ne plus trouver d’hommes assez forts pour les aimer et leur faire rendre du bien. Mais ce n’est qu’une partie de son sujet, même si c’est toute sa tendresse. Où voulez-vous qu’on mette sa tendresse si on ne la met pas dans les paysages qui nous ont fait grandir ?
Le sujet pourrait être les terres qui se meurent, la fin d’un monde, d’une civilisation, oui, bien sûr, et c’est aussi le sujet. Il y en a encore bien d’autres, des sujets. Parce que c’est le propre des grands romans que de contenir le monde, de le montrer en le racontant, d’en parler en se taisant sur l’essentiel, qui est d’en être, et de comprendre qu’on ne sera jamais rien d’autre que né de ce monde et l’habitant, maladroitement, sans y rien comprendre, et en l’aimant de toutes nos forces, malgré tout.
Énorme comme une falaise de granit
Mais l’effet ultime d’un texte de cette hauteur, de cette force, c’est d’ouvrir le cœur, de suggérer : voilà ce que j’ai appris, et tout ce que je ne comprendrai jamais ; voilà les gens que j’ai rencontrés, que j’ai aimés, que j’ai haïs, auxquels je tiens, et auxquels pourtant je n’ai rien compris et ne comprends toujours rien ; voilà les paysages, et l’eau qui sourd puis forme rivière, et les arbres, et le vent, et tout ce qui nous fait vivants, et tout ce à quoi on ne comprend rien, mais qui nous fait vibrer si fort, et rire, et pleurer. Voilà la langue que je parle, les mots que j’aime, les phrases qui me font plaisir à la bouche, et aux songeries, voilà comme je parle quand je me parle. Voilà comment j’habille le silence, pour qu’il continue de se taire en devenant plus vivant. Voilà ce qui me constitue, et vous constitue. La tragédie de l’existence. Énorme comme une falaise de granit. Qu’on escalade pour en tomber.
Et pour nous faire entendre tout cela, voilà les trois actes déployés. L’histoire de la femme battue, qui reste et ne comprend pas pour quoi elle reste, qui « ne cherche plus à comprendre. […qui] n’a jamais rien compris », parce qu’on ne sait pas ce qu’on fait, pourquoi on le fait, et qui soudain part, d’un coup, parce qu’un seuil mystérieux, décisif, a été passé. Et puis, pour tenir la justesse, et la justice, l’histoire de l’homme qui bat sa femme, parce qu’il est mal tombé, parce qu’elle ne fait rien comme il voudrait, parce qu’elle est molle et que lui est dur, parce qu’il ne sait pas pourquoi il n’est pas resté au Maroc avec cette autre femme qu’il a aimée, parce qu’il aime ses filles mais pas son garçon, qui ressemble trop à sa mère, parce qu’il aime l’argent et le travail vite fait, qu’il voudrait « avoir fini avant d’avoir commencé ». Un homme solide, propre, et qui fait bien tourner ses affaires. Et puis pour conclure, voici Claire, la cadette, qui revient plus tard, « aux approches de la Toussaint », « qui ne cherche plus à comprendre », qui s’étonne d’avoir sa source (elle préfère ce mot à celui de racine, parce qu’une source, ça coule) ici, dans cette cour de ferme, qui se souvient de sa mère, de son père, de sa peur, à elle, et à son frère et à sa sœur, qui ont vendu la ferme, leur héritage ; elle ne veut plus entrer dans la maison, regarde le ciel, et « pense qu’elle a de la chance avec la lumière d’octobre ». L’instant présent est notre seule chance.
Le père tapait dans la mère comme dans un tas. Elle se laissait réduire à l’état de bête. Elle était « comme une vache lourde, une vieille vache fatiguée » qui ruminait et attendait. Les vaches ne savent, ni ce qu’elles font dans le pré, ni ce qu’elles attendent. Ceux qui les conduisent à l’abattoir, et les frappent pour qu’elles avancent, en savent-ils plus qu’elles ?
Le Portement de la Croix, Bruno Lafourcade, Jean Dézert, 2023, 17 €
Les sources, Marie-Hélène Lafon, Buchet-Chastel, 2023, 128 p. , 16,50 €