Tribunes
Que faire ?
Adieu, mon pays qu’on appelle encore la France. Adieu.
Article consultable sur https://politiquemagazine.fr
Le “logiciel” des évêques de France n’intègre plus de doctrine politique. Mais alors, pourquoi s’étonner que la société soit moins chrétienne dans ses mœurs et dans ses lois ? L’Église ne peut se satisfaire de n’être qu’une institution sociale parmi d’autres.
À la fin de l’année 2018, l’ampleur prise par le mouvement des Gilets jaunes décida une grande partie des évêques de France, chacun pour son compte mais aussi collectivement, à se fendre d’un communiqué public. Considérées ensemble, ces interventions multiples frappent à la fois par l’impressionnant consensus qui s’en dégage et par la place envahissante qu’y occupe l’appel incantatoire au dialogue social. Le mot « dialogue » y revient si souvent sous la plume des prélats qu’il crée à distance un véritable effet hypnotique. Ainsi, Monseigneur Pontier, archevêque de Marseille : « Seul un dialogue courageux et constructif pourra contribuer à la recherche du bien commun » ; Monseigneur d’Ornellas, archevêque de Rennes : « Dans un vrai dialogue, nul ne prétend avoir la solution qui s’imposerait aux autres. Chacun vient au dialogue avec son expertise qui s’enrichit de celle d’autrui. Laissons-nous rassembler par le dialogue » ; Monseigneur Xavier Malle, évêque de Gap : « Dieu s’est fait dialogue avec l’humanité. Dialoguer est dans les gênes des chrétiens. » ; les évêques de Normandie : « Tout ce qui est dialogue est bon » ; Monseigneur Nourrichard, évêque d’Évreux : « Nous désarmerons, me semble-t-il, la violence en conjuguant la justice, la vérité et la solidarité. Cela passe dès maintenant par un dialogue avec le souci d’établir un avenir digne de tous » ; Monseigneur Fonlupt, évêque de Rodez : « Chacun de nous dans son attitude est appelé à la maîtrise, au refus de la violence, au dialogue pour construire une paix sociale » ; Monseigneur Le Saux, évêque du Mans : « Au cœur de cette crise, j’ai la conviction que les catholiques de la Sarthe ont une mission à accomplir : celle de favoriser le dialogue entre tous les citoyens français » ; Monseigneur Ricard, archevêque de Bordeaux : « L’heure est au dialogue » ; Monseigneur Delmas, évêque d’Angers : « Soyons des facilitateurs de dialogue » ; Monseigneur Lalanne, évêque de Pontoise : « L’écoute et le dialogue avant tout ! »… et ainsi de suite, ad nauseam.
Pourquoi une telle insistance ? À l’évidence, elle est le signe d’une grande réticence, de la part des évêques, à mettre un pied dans le domaine politique, en assumant courageusement la garde des notions de Justice et de Bien commun. Dans l’ordre politique, l’exercice de la charité passe par l’instauration de la Justice, seule garante du Bien commun. Et l’application de cette Justice n’est nullement conditionnée par la pratique du dialogue, puisque c’est au contraire uniquement par le moyen d’institutions réellement justes qu’un tel dialogue aura la chance d’être effectif et pourra apparaître pour autre chose qu’un vaste jeu de dupes au service de communicants. L’appel à la Justice, le rappel au Bien commun devraient donc en principe être des préalables posés par l’Église avant toute invitation au dialogue. En faisant du dialogue le préalable obligé à l’instauration de tout ordre juste, les évêques français veulent signifier au contraire le caractère indépassable d’une pluralité d’opinions et d’intérêts à laquelle il s’agit maintenant de faire droit. Le dialogue est supposé offrir une solution à la violence non pas tant par l’accord très hypothétique auquel il pourrait aboutir que par lui-même, par la coexistence pacifique des opinions contraires qu’il assure d’emblée. Il en va de lui exactement comme du « doux commerce », dont Benjamin Constant disait qu’il était le meilleur rempart à la guerre parce qu’il était une façon pacifique et moins coûteuse de parvenir au même résultat : l’appropriation des biens d’autrui. Dans les deux cas, l’instauration politique d’un Bien commun et l’exigence de Justice sont abandonnées au profit d’une ambition beaucoup plus modeste : assurer la coexistence pacifique des revendications individuelles et des intérêts privés… les mécanismes économiques de l’échange (dialoguer, en l’espèce, c’est « échanger ») et les règles procédurales du droit prenant définitivement la place d’une action politique mue par la visée d’un bien commun.
Même si les évêques français rappellent avec insistance l’importance de la Justice et du Bien commun, l’usage qu’ils en font dissimule donc mal un automatisme verbal qui ne s’adosse plus à aucune solide tradition de théologie politique. Si l’Église de France est exemplaire, de ce point de vue, c’est parce que son histoire singulière constitue l’épicentre d’une évolution qui a engagé tout le destin de l’Église. En s’arc-boutant sur la défense des institutions d’Ancien Régime que la révolution française venait d’abattre, l’Église catholique s’est d’abord empêchée de donner aux exigences évangéliques une traduction politique adaptée aux sociétés démocratiques, comme elle avait si bien su le faire pour les sociétés aristocratiques. La ferveur anticléricale de la République naissante expliquait pour partie cette position d’intransigeance. Tout de même : le ralliement tardif de Léon XIII en 1892 aurait pu être l’occasion de fonder une nouvelle théologie politique, si elle n’avait concrètement pris la forme d’une soumission à un « pacte laïc », dont les conditions draconiennes restreignaient désormais le champ d’application de la religion aux seuls domaines de la vie privée et de la vie sociale. Le résultat fut que l’Église élabora une admirable doctrine sociale, mais point du tout de doctrine politique. À travers l’action catholique, elle concentra son intervention sur les familles et sur les différentes composantes de la société civile, mais abandonna à lui-même un ordre politique auquel elle n’avait plus aucune part. Plus ou moins explicitement, la position théorisée par le philosophe Jacques Maritain prit l’allure d’un modus vivendi largement accepté : à défaut d’une politique chrétienne, il y aurait du moins des chrétiens engagés en politique. Seraient « catholiques » non plus tant les principes politiques de leur action individuelle que les motivations morales de leur engagement politique. Se gardant bien de délivrer une théologie politique, l’Église se contenta de mettre en garde les chrétiens contre toute tentation qu’ils auraient de s’en donner une en liant le sort de la foi à un quelconque parti politique. Elle invita chaque croyant à s’engager politiquement non pas « en tant que chrétien », mais simplement « en chrétien », c’est-à-dire avec une exigence de charité dont la traduction politique était laissée à sa libre appréciation.
Rétrospectivement, on s’aperçoit que cette décision, fondée sur une adhésion scrupuleuse aux valeurs de la laïcité, a eu un certain nombre d’effets délétères dont l’Église peine aujourd’hui à se relever. Sagement cantonnée aux domaines moral et social, elle se retrouve en effet complètement désarmée dès qu’une mesure politique vient impacter cette précieuse chasse-gardée. Certes, elle n’a jamais manqué de se mobiliser chaque fois qu’une « loi sociétale » semblait menacer la famille qu’elle entendait défendre. Mais la liste de ces combats est aussi une longue série de défaites et il n’y a guère de raison de supposer que les prochains connaîtront un dénouement différent. Quand, en 2013, les catholiques de France se sont mobilisés à l’appel de leurs évêques pour faire barrage à la loi instituant le « mariage pour tous », le rassemblement fut d’une ampleur considérable. En réalité, il excédait largement par sa taille la petite réserve des catholiques militants, même si ces derniers formaient incontestablement le fer de lance du mouvement. Mais la dimension confessionnelle de la contestation fut immédiatement mise en avant par les journaux, qui titrèrent : « les catholiques descendent dans la rue ». Le résultat inévitable était assez prévisible : quoi que rarement on eût vu autant d’affluence sur les boulevards parisiens, la mobilisation peina à s’imposer comme la manifestation évidente d’un rejet populaire. Dans n’importe quelle autre configuration, une telle mobilisation aurait été un signe fort envoyé aux représentants politiques. Et la plus extrême prudence eût alors été de mise. Mais là, la contestation fut traitée par le mépris et n’empêcha nullement la loi de passer. Les manifestants auraient-ils été encore plus nombreux que cela n’aurait, au bout du compte, pas changé grand chose. Le problème était que, malgré son ampleur, l’opposition ne pouvait revêtir aucune dimension significative puisqu’elle était marquée au fer de son prétendu caractère confessionnel et que l’État laïc s’efforce d’adopter une scrupuleuse neutralité en matière religieuse.
Il est de surcroît remarquable que les prises de position de l’Église dans les grands enjeux d’actualité soient systématiquement frappées d’un certain irénisme, faute de trouver à s’inscrire concrètement dans un horizon politique. L’accueil de l’étranger est assurément un principe fondamental de la charité chrétienne. Mais quand cet « étranger » devient la figure politique du « migrant » et quand celui qui l’accueille se trouve être non une personne mais un corps politique, les conditions de cet « accueil » requièrent à tout le moins une traduction. Le pape est dans son rôle en condamnant la tentation d’ériger des murs, mais cette métaphore ne saurait signifier de sa part une quelconque volonté d’abolir les frontières. Passer d’une charité interindividuelle à une authentique charité collective (la Justice) demande bien autre chose qu’une transposition littérale de l’un au multiple.
Le même défaut touche par ailleurs ces « catholiques de droite » qui, guère enclins à se battre en faveur des migrants, répondent en revanche présents dès qu’il s’agit de défendre un certain ordre moral. Contrairement à ce qu’ils disent, pour justifier par exemple leur opposition à l’extension de la PMA aux couples homosexuels, il ne suffit pas d’affirmer que la relation familiale doit être fondée sur l’ordre naturel de la différence sexuelle, puisqu’un tel rappel demeure – et seulement pour ceux qui y adhèrent – une exigence morale qui s’adresse à la vertu de chacun, sans avoir nécessairement à prendre la forme contraignante d’une loi valant pour tous. Pour justifier pareille position, il est indispensable de faire intervenir une considération de Bien commun, en excipant que toute loi est forcément instauratrice d’une norme et qu’une loi promulguée en faveur d’une minorité revient pratiquement à ériger cette minorité en une norme alternative qui lèse gravement les droits de la norme commune à valoir encore comme une norme.
Nul doute que la réticence des catholiques à l’endroit de ces nouvelles lois sociétales gagnerait en efficacité à prendre une allure plus ouvertement politique et moins morale. Prétendre faire peser sur les autres ses propres convictions morales est une attitude qui choque à bon droit l’esprit des libertés démocratiques. De quel droit ? en effet. En revanche, vouloir distinguer la norme et l’exception, accorder éventuellement sous forme dérogatoire ce qu’on ne saurait jamais tolérer comme un droit nouveau, marquer de la sollicitude pour les minorités sans léser pour autant la condition de la majorité… tout cela relève d’un louable souci du bien commun, dont le besoin se fait de plus en plus sentir dans les sociétés démocratiques à mesure que le lien politique s’y défait. En assumant un tel discours, authentiquement politique, l’Église aurait au moins la capacité salutaire de protéger les sociétés égalitaires des démons qui les menacent. Elle ne serait ni forcée de les rejeter dans un superbe isolement, ni acculée encore à en épouser tous les travers avec un conformisme bêlant. L’espace pour une théologie politique, ajustée aux conditions matérielles et culturelles de la société moderne n’est pas plus impraticable que celui qui existait jadis. Encore faut-il vouloir l’occuper.
Du reste, ce ne sont pas seulement les sociétés démocratiques qui auraient tout à gagner à une élaboration doctrinale du Bien commun. L’Église elle-même, entendue comme institution cléricale, ne pourra pas se relever de l’énorme crise qu’elle traverse actuellement sans consentir à ce lourd travail réflexif. Il n’est pas surprenant que le premier pape à ressentir l’urgence de cette tâche soit un pape argentin, issu d’un continent où l’Église et le politique n’ont jamais été clairement séparés. En pointant du doigt les dérives du cléricalisme là où d’aucuns étaient tentés de ne voir d’abord qu’un déplorable relâchement moral, François a donné à ce problème les dimensions qu’il exigeait. Car en se privant volontairement de toute inscription politique, l’Église a cessé d’être le « peuple de Dieu » pour devenir progressivement une institution sociale comparable à tant d’autres. Guère différente d’une ONG ou d’un club sportif, elle en est venue à administrer ses sacrements à un « peuple » qui n’a plus guère de peuple que le nom et qui n’est en réalité qu’une collection hétéroclite d’usagers. Dans ces conditions, faut-il s’étonner que le maintien d’une autorité attachée à la figure du prêtre, mais sans la solidarité et la communauté de destin qui la rendait responsable et paternelle, ait pu engendrer des abus ? Plus qu’aucun autre avant lui, François semble s’être donné pour but de refaire enfin ce peuple défait. S’il peine autant à le faire, pensons-nous, la faute en incombe autant aux résistances qu’il rencontre qu’à l’improvisation avec laquelle il donne le sentiment d’avancer, faute d’avoir une vision théologique précise de ce à quoi devrait ressembler ce « peuple de Dieu ».
On lira aussi :