L’Assemblée plénière des évêques de France, qui s’est tenue à Lourdes du 3 au 8 novembre 2018, n’a pas échappé à l’actualité retentissante des abus sexuels. Pour la première fois, huit victimes ont donc été invitées à faire entendre leur voix et à témoigner publiquement de leur souffrance devant les prélats réunis en petits groupes. Au-delà de ce temps d’écoute, les évêques français ont aussi résolu de mettre en place une commission d’enquête indépendante, chargée de faire la lumière sur les abus sexuels commis par des clercs depuis 1950. Assortie d’un geste financier à l’égard des victimes et d’une offre de travail mémoriel visant à recueillir leurs témoignages, une telle mesure est évidemment destinée à manifester solennellement que l’Église de France entend désormais se montrer impeccable.
Pour sympathiques que soient ces initiatives, elles n’en constituent pas moins autant de gages docilement offerts à une opinion publique chauffée à blanc par des scandales à répétition. Semblable à n’importe quelle multinationale dont l’image aurait été sérieusement écornée par une retentissante affaire, l’Église de France semble s’efforcer tant bien que mal de redorer son blason par une communication de crise à laquelle ne manque aucun des ingrédients requis par ce genre de situations : la décision de procéder à un scrupuleux examen de conscience, la résipiscence affichée devant des fautes dont on mesure l’immense gravitée, l’exhibition publique d’une attitude compassionnelle devant la souffrance des victimes, la ferme volonté de réparer le tort commis, puis enfin la promesse solennelle, accompagnée de mesures concrètes, d’empêcher que de tels écarts se renouvellent jamais… À bien y réfléchir, il y a là tous les éléments d’une honnête confession !
Confession ou repentance ?
L’ennui est que cet impressionnant Confiteor semble à l’évidence beaucoup moins destiné à rentrer dans la grâce de Dieu qu’à retrouver plutôt les faveurs d’un dieu médiatique franchement hostile. D’une telle crise, qui est le symptôme d’une grave sécheresse spirituelle, l’Église ne pourrait en principe sortir qu’en revenant résolument au foyer qui l’habite. Dans sa Lettre au peuple de Dieu, publiée en août dernier, le pape a insisté à juste titre sur l’importance de la pénitence, du jeûne et de la prière. En cette circonstance, ni l’obéissance à la loi civile ni une quelconque morale compassionnelle ne devraient passer avant la saine horreur que le péché, cette offense à Dieu, est censé inspirer aux catholiques. De tout cela, étrangement, il n’a pas beaucoup été question durant l’Assemblée des évêques. Et pour cause : un tel discours théologiquement centré n’aurait guère été entendu par la société civile. Or, c’était manifestement elle qui était le destinataire principal des mesures annoncées.
Il semble que ce tropisme est très révélateur du fonctionnement ordinaire des conférences épiscopales. Véritables instances représentatives des évêques au niveau national, celles-ci sont devenues les interlocutrices officielles des pouvoirs publics. Habilitées à parler au nom des évêques, elles servent donc naturellement d’intermédiaires obligé entre l’Église et le monde séculier. C’est bien assurément cette fonction médiatrice que la conférence des évêques s’efforce d’assumer et qui explique en grande partie son intentionnel dépouillement théologique. Le discours inaugural de Monseigneur Pontier, président de la Conférence des évêques de France, en fournit la parfaite illustration. Détaillant devant ses pairs le programme de l’Assemblée plénière, l’honorable archevêque de Marseille y fait résonner en permanence la rengaine d’un dialogue constructif entre l’Église et son Autre.
Cet Autre qui est, pour commencer, ce « groupe d’experts indépendants, historiens et d’autres compétences » chargé d’apporter la saine lumière du dehors à une Église désorientée. Cet autre qui, par la suite, prend le visage des personnes abusées dont « nous savons que ce sont elles les victimes et que nous n’avons que trop lentement perçu la profondeur de leur blessure ». Autres aussi tous ces jeunes dont il a été question au récent synode qui s’est tenu à Rome : « Ils ont besoin d’être écoutés, responsabilisés, accompagnés, formés. […] Ils nous interpellent par leurs engagements et leurs attentes ». Autre, surtout, la communauté européenne, qui « reste en dessous des valeurs humaines que pourtant nous défendons, comme celles de la dignité de tout être humain, de l’accueil des hommes et des femmes en danger, de la fraternité humaine ». Autre la société civile qui appelle à une prise de conscience écologique, « pour éviter le pire et ne pas laisser aux générations futures une création abimée et épuisée ». Autres les États qui, en rejetant les réfugiés à la mer, « ne sont pas porteurs d’un message de fraternité ». Autre enfin cette opinion publique favorable à la promulgation de nouvelles lois bioéthiques : « Nous encourageons le débat. Nous y avons participé en proposant des arguments éthiques sur la fin de vie et sur la procréation »…
Pas le moindre écho de l’Église une, sainte, catholique et apostolique
Les formulations sont toutes frappées sur le même modèle syntaxique : un « nous », les évêques, placés face à un autre (« eux » ou « ils ») avec lequel il s’agit de nouer un dialogue fraternel. On peine à percevoir, dans ce « nous » insulaire, le moindre écho de l’Église une, sainte, catholique et apostolique. Sans que la volonté des évêques y soit rigoureusement pour rien, la conférence épiscopale projette naturellement devant elle l’image d’une Église réduite aux dimensions d’une administration cléricale gérant ses affidés et cherchant péniblement de nouveaux abonnés, une institution sociale aux frontières soigneusement bornées, une sorte de super ONG caritative. Littéralement cernée par cette altérité dévorante, l’assemblée des évêques en adopte donc volontairement le langage comme un étranger obligé d’apprendre l’anglais. Au lieu de revendiquer la terre entière sous la bannière flamboyante du Christ, elle intériorise l’ethos d’une troupe de Mohicans luttant avidement pour sa survie immédiate et sa reconnaissance officielle. Rien de plus significatif, à cet égard, que la façon dont la vertu théologale de Charité tend à céder sa place à l’idiome plus consensuel de la « fraternité humaine », la théologie étant ainsi remodelée par Monseigneur Pontier sur l’idiome vernaculaire de la morale commune.
Le fascicule que la conférence des évêques de France a mis à disposition des éducateurs pour les aider à lutter plus efficacement contre la pédophilie pourrait ainsi figurer sans difficulté dans n’importe quel manuel destiné aux écoles publiques. La référence à la doctrine morale de l’Église n’y apparaît que sous la forme d’un encart, destiné à montrer combien la foi chrétienne est compatible avec les attentes sociales de notre époque en matière de protection des mineurs : « Les agressions sexuelles contre les enfants ont été sévèrement condamnées dès le 1er siècle du christianisme. Des conciles ont souvent rappelés la prohibition de l’avortement, de l’infanticide, de l’inceste et de la vente des enfants en proclamant le respect absolu de toutes les formes de vie. Ces convictions de foi n’ont pris que progressivement leur place dans les consciences et les manières de vivre. […] Ne vivant pas hors du temps, mettant à profit les progrès de la conscience des hommes et des sociétés, l’Église, au nom de l’Évangile, ne peut que faire sien le nouveau combat en faveur des enfants, qui rejoint des convictions très chères au christianismes ». Rien de plus n’est dit sur le fondement doctrinal de cette réprobation ni sur les importants désaccords qui l’opposent encore à une vision de la sexualité fondée exclusivement sur le libre consentement des partenaires.
Modestie ou reniement ?
Le rapport à la communauté européenne est encore plus éloquent. Évoquant les prochaines élections, Monseigneur Pontier annonce : « Nous prendrons à nouveau un temps de réflexion à ce sujet. Nous écouterons des experts. La place des religions en Europe a marqué et marque son histoire. Elles sont appelées à être facteur de paix, d’engagement, de défense des plus pauvres. Le christianisme y tient une grande part ». Une telle modestie frappe par son incroyable malhonnêteté. Faut-il donc vouloir que l’Église se renie à ce point qu’elle n’ose même plus revendiquer pour son bien propre une Europe qui n’aurait jamais vu le jour sans la Chrétienté ? Pourquoi parler ainsi des religions au pluriel, comme si l’Islam et le Bouddhisme y figuraient aussi ? Pourquoi affirmer que « le christianisme y tient une grande part » quand il est assuré qu’il en est plutôt la clé de voûte ? Un peu plus loin, lorsqu’il évoque la révision de la loi de bioéthique, l’archevêque de Marseille observe : « Pour cette prochaine révision de la loi, il y a en effet de quoi s’interroger : ne risque-t-on pas de défaire le « modèle français de bioéthique », construit patiemment depuis 25 ans, sans en avoir mesuré les conséquences ? ». Une telle déférence pour le « modèle français » de bioéthique est vraiment admirable. Simplement, de la part d’un évêques qui s’adresse à d’autres évêques, on aurait pu s’attendre à la mise en exergue d’un tout autre modèle.
Au cours de l’Assemblée, cette volonté épiscopale d’émettre des signaux à destination de la société civile a même pris l’allure d’une mesure anecdotique mais hautement symbolique : à l’initiative de l’un d’entre eux, les évêques français décidèrent sans rire de réfléchir au meilleur moyen de réduire l’empreinte carbone de leur déplacement à Lourdes ! Façon de donner à leur souci théologique pour la préservation de la « maison commune » une traduction en parfaite résonance avec l’actualité du moment. On pourrait sourire de cette mesure cosmétique si on voulait y voir autre chose que ce qu’elle est en réalité : une banale lubie de communiquant.
Une structure épiscopale et non nationale
Toutes ces remarques ne visent aucunement à mettre en cause la bonne volonté des évêques, ni moins encore les mérites personnels du président de la conférence des évêques de France. Elles ont uniquement pour objet de faire voir le danger potentiel que constitue, pour la vie même de l’Église, l’existence de ces conférences épiscopales. Dans l’Entretien sur la foi, le cardinal Ratzinger, futur Benoît XVI, avait déjà pointé du doigt cette erreur d’appréciation : « Il s’agit de sauvegarder la nature même de l’Église catholique, qui est fondée sur une structure épiscopale et non pas sur une espèce de fédération d’Églises nationales. Le niveau national n’est pas une dimension ecclésiale. Il doit redevenir très clair que dans chaque diocèse, il y a un seul pasteur et maître de la foi en communion avec les autres pasteurs et maîtres et avec le Vicaire du Christ ». Un tel avertissement détone clairement avec la volonté actuelle du pape de donner plus de pouvoir aux conférences épiscopales, dans l’intention affichée de rendre l’Église plus attentive à la multiplicité des situations locales et plus ouverte à la diversité du peuple de Dieu. Il faut craindre au contraire que cette mesure n’ait pour effet d’accentuer le cléricalisme que le Saint Père dénonce. Une Église nationale n’est en effet rien de plus qu’une institution soumise aux lois qui régissent les associations, immergée dans un grand corps politique qui la déborde de partout et auquel elle doit sans arrêt rendre des comptes, en déférant docilement à ses normes. Tant qu’il se reconnaît comme membre de cette institution, chaque évêque n’a que trop tendance à oublier qu’il est le descendant d’une longue lignée d’apôtres, membre d’une Église universelle qui ne connaît ni limite ni frontière, ni surtout aucune juridiction supérieure.
Le « nous » des évêques français n’est pas le « nous » de l’Église universelle et ne saurait jamais prétendre s’y identifier. Le « nous » de l’Église est bien plus adéquatement celui que prononce chaque évêque qui, modestement, au niveau de son évêché, parle au nom des brebis dont il est le pasteur. Un « nous » inclusif donc qui, même à ce niveau, renvoie à l’Église universelle du peuple de Dieu plutôt qu’au petit club fermé d’un groupement d’intérêts. Face à cette Église une et sainte, catholique et apostolique, il n’est aucune instance extérieure, fût-elle « laïcs », « jeunesse », « société civile », « pouvoirs publics » ou « communauté européenne », avec laquelle il s’agirait de composer pour trouver des points d’accord diplomatiques. Ce dont les évêques de France ont urgemment besoin, c’est de cesser de se mettre en position d’écoute, attentifs à la moindre parole qui leur viendrait de l’extérieur. Ils ont surtout besoin de retrouver le courage d’assumer l’autorité du maître qui enseigne et l’ambition impériale de celui qui ne reconnait pour légitime aucune espèce de « dehors », aucune brebis perdue. Loin de cette ambiance feutrée et précautionneuse qui règne au sein des conférences épiscopales, certains prélats ont déjà commencé à retrouver leur souffle. Abandonnant le ton du dialogue et de la mièvre éthique communicationnelle, on les entend à nouveau crier dans le désert, non plus comme le feraient les membres d’une minorité négociant son droit à exister ; mais comme le feraient des plénipotentiaires chargés de porter à l’oreille de toutes les nations, qu’elle plaise ou déplaise, la voix du seul maître de l’univers…
Par Damien Clerget-Gurnaud