Recevez la lettre mensuelle de Politique Magazine

Fermer
Facebook Twitter Youtube

Article consultable sur https://politiquemagazine.fr

Penser la violence

Stéphane Audoin-Rouzeau, historien, chercheur, président de l’Historial de la Grande Guerre, poursuit, sous la forme d’un dialogue avec Hervé Mazurel, sa réflexion sur l’histoire, la guerre et la violence. Et plus particulièrement sur la façon de percevoir et de penser cette violence dans les guerres modernes.

Facebook Twitter Email Imprimer

Penser la violence

Ce sujet redevient brutalement d’actualité pour nombre de nos contemporains qui percevaient la question de façon distanciée, abstraite et qui, après le coup de semonce de l’ex-Yougoslavie, se réveillent soudain aux bruits du conflit en Ukraine. Tout redevient possible et c’est avec une émotion qui n’a rien de théorique qu’ils perçoivent à leurs portes le risque de la guerre et de la violence. Le regard de l’historien est alors essentiel pour comprendre les ressorts non d’un « retour » dans l’histoire mais d’un renouement avec le fil d’une réalité aussi ancienne que l’humanité.

L’auteur nous rappelle que le récit historique articulé est apparu vers le Ve siècle avant notre ère, avec Hérodote et Thucydide, qui rompaient avec les anciennes narrations mythiques et poétiques. L’Histoire apparaît à sa naissance comme la fille du récit guerrier, recherchant les causes, prenant la violence en compte dans ses modalités, ses aspects techniques. Les blessures ou les cicatrices de ceux qui portent la violence n’occupent qu’une part congrue dans l’analyse de leurs conséquences pour toute la société. Depuis la fin du XVIIIe siècle les conflits sont devenus de plus en plus meurtriers, et pas seulement au cœur de la bataille, dont le périmètre et la durée sont de moins en moins circonscrits.

La démarche de Stéphane Audoin-Rouzeau redonne aux affects une place dans la compréhension des enchainements : le chercheur, tout en veillant à la juste distance, ne saurait s’interdire l’expression de l’émotion, sans masquer cette dimension ni la manipuler. Qu’il évoque la Grande Guerre, sa « spécialité » d’origine, ou le Rwanda, dernier conflit, dernier massacre de masse du XXe siècle, il affirme l’importance du détail, de l’infiniment petit, de « l’acteur social » pour avoir une vue complète.

Depuis l’invention de la conscription, tout homme est acteur de la guerre

La guerre moderne est une création de la France républicaine (en passant, il semble bien que le génocide aussi, quelle histoire ! – NDLR). Depuis l’invention de la conscription, rite de passage, tout homme est acteur de la guerre. Vient aussi la sacralisation des morts, tombés en masse. Puis, en 14-18, la mise en œuvre de la « bataille continue », avec des niveaux de pertes effrayants. En 39-45 apparaît l’inversion du ratio pertes civiles/pertes militaires : « la population adverse, même désarmée, incarne la figure de l’ennemi ». Après ces hécatombes, paradoxe pour les peuples européens, « le lien générationnel avec la guerre s’est défait », avec la disparition du soldat-citoyen, et la croyance en la fin de la guerre, en la fin de l’Histoire.

L’auteur s’ouvre sur les ressorts de sa vocation, avec une vraie modestie (« nous ne savions rien ! »), après la découverte progressive de l’impact des autres sciences sociales, et des démarches à l’étranger. Il évoque une anthropologie religieuse de l’Occident sur le long terme… et la complexité du religieux refoulé, dans les grandes eschatologies politiques du XXe siècle. La souffrance, la douleur, la mort… Mal à l’aise avec une approche purement politique, il prend d’autant plus en compte le spirituel, la part d’ombre.

On voit bien qu’un niveau de culture élevé ne met pas à l’abri de la violence, de la cruauté, de la haine… Au contraire, il faut une vraie capacité d’abstraction et d’élaboration intellectuelle pour justifier la destruction totale de « l’ennemi »… À propos du Rwanda, qui l’a tant marqué, Stéphane Audoin cite Péguy : « Il faut toujours dire ce que l’on voit. Surtout il faut toujours, ce qui est plus difficile, voir ce que l’on voit ». Avoir le déni en horreur, être conscient de ses propres fonctionnements, c’est aller vers une forme d’objectivité qui sied à l’historien… et à tout homme de bien. Ces questions sont graves, le regard n’est pas sec, la vie est bien là.

 

Stéphane Audoin-Rouzeau, La Part d’ombre. Le Risque Oublié de la Guerre, dialogue avec Hervé Mazurel. Les Belles Lettres, 2023, 194 p., 15,50 €.

Facebook Twitter Email Imprimer

Abonnez-vous Abonnement Faire un don

Articles liés