Civilisation
Vauban pour toujours
1692, le duc de Savoie franchit le col de Vars, emporte Embrun, puis Gap. Louis XIV demande à Vauban de fortifier le Queyras.
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L’incroyable fortune dont “jouit” Nietzsche auprès des penseurs du dimanche, des adeptes de la pensée positive et des coachs de vie est une étrange et douloureuse postérité dont on ne peut que se désoler.
Le deuxième volume des œuvres de Friedrich Nietzsche est paru en mars dernier dans la prestigieuse collection de La Pléiade. Étrange consécration pour celui qui dut faire publier à compte d’auteur la plupart de ses derniers ouvrages, et qui eût été bien tristement étonné de voir la « dynamite » de sa pensée reposer paisiblement sur le velours d’un papier bible. Étonnante postérité pour lui qui n’aimait que « ce que l’on écrit avec son propre sang » et regrettait que chacun ait désormais le droit d’apprendre à lire, lui qui n’appréciait guère les dogmes et ne goûtait que les vérités que l’on partage, dans le secret, avec un petit nombre d’élus, car « “Bien” n’est plus bien dès que le voisin l’a en bouche ». Bien qu’il se considérât modestement « l’homme de la fatalité », dont le message ne serait vraiment lisible qu’au troisième millénaire, il n’ambitionnait nullement de fonder un culte, s’adressait à tous et à personne mais jamais aux masses, et redoutait qu’on veuille le canoniser. Ce philosophe « à coups de marteau » et implacable briseur d’idoles encourageait ses disciples à surtout se détourner de lui, à ne point l’ériger en monument, à se garder d’être « tués par une statue ». Ou d’être assommés par le poids d’un volume de La Pléiade…
Ses craintes, hélas, se sont largement réalisées. Que de roulés-boulés ne doit-il pas faire dans sa tombe, le malheureux, en voyant les innumérables récupérations dont sa pensée fait l’objet ! L’utilisation grossière de son « surhomme » par la propagande nazie le blessa probablement moins que son actuel succès mercantile. Quel insoutenable dégoût doit lui inspirer le fait d’être devenu populaire, presque à la mode, d’être vulgarisé dans les émissions de radio comme dans les magazines féminins, d’être cité sur sa copie du baccalauréat par n’importe quel analphabète boutonneux n’ayant retenu de lui que la vague notion d’une « volonté de puissance » ! Pour avoir constaté « la mort de Dieu », le voilà allégué par le premier mécréant venu, alors que son opposition au christianisme est éminemment plus subtile et profonde que l’athéisme progressiste de ces auto-proclamés libres penseurs qu’il jugeait tout simplement « indignes de la foi », eux qui s’enorgueillissent de tirer sur l’ambulance d’une religion déjà agonisante, qu’ils dédaignent autant que son mystère les dépasse, et dont ils sont en définitive moins les bourreaux que les fruits putrescents.
De se voir invoqué dans le but de consoler des plus minables déconvenues, réconforter un gamin ayant perdu son match de foot, redonner le moral à un étudiant ayant raté son examen, soigner le chagrin d’amour d’une adolescente pleurnicharde, seulement sous prétexte que « ce qui ne nous tue pas nous rend plus fort »… quelle redoutable ironie quand on sait que ce sublime consentement à la vie fut héroïquement arraché au désespoir d’une vie broyée par la maladie et la solitude, qu’il n’avait rien d’un baume anti-stress et tout du cri d’un cœur souffrant mais viril ! Quelle misère et quelle horreur, enfin, que de servir de référence aux gourous du développement personnel, d’être brandi fièrement par une foultitude d’imbéciles infatués de leur illusoire singularité, trop nombrilistes pour s’apercevoir qu’ils bêlent tous d’une même voix la maxime archi-éculée et perpétuellement incomprise : « deviens ce que tu es », certains qu’ils sont d’accomplir leur sacro-sainte individualité, d’épanouir la fleur du bourgeon de leur potentiel vital, de découvrir ce qu’ils sont véritablement au fin fond du tréfonds d’eux-mêmes en lançant une start-up, en faisant un tour du monde le temps d’une gap year, en postulant à un jeu de télé-réalité ou carrément en changeant de sexe. Les médiocres auront donc réussi le grand renversement des valeurs nietzschéennes : d’une conscience torturée, déchirée, dilacérée par la tragédie de l’existence, croyant fermement que « le bonheur et le malheur sont des frères jumeaux qui grandissent ensemble, ou bien qui, comme chez vous, restent petits », ils auront fait un banal conseiller en bien-être.
De même que le dernier homme, celui qui a « inventé le bonheur » et qui « cligne de l’œil », ne comprend rien aux objurgations de Zarathoustra et applaudit les mots qui le condamnent, le bourgeois contemporain ne craint pas de se réclamer de Nietzsche qui pourtant le vomissait par avance il y a plus d’un siècle déjà. Or pour ceux d’entre nous qui l’ont vraiment lu, qui ne se sont pas contentés d’attraper ici ou là quelques formules flatteuses, qui n’ont pas non plus désamorcé sa flamme par une trop savante étude de son moindre aphorisme, pour ceux qui préfèrent le méditer en marchant que le twitter sur un écran ou le disséquer entre les quatre murs d’une confortable université, pour ceux qui l’ont longuement ressassé, qui l’ont « ruminé » comme il se doit, ceux qui seront à jamais habités et hantés par son questionnement, qui incessamment entendront son interpellation résonner en eux, au point que sa parole, souvent, à leur insu, courra jusqu’à leur lèvre et se confondra avec la leur, pour ceux qui, après l’avoir lu et relu, ne rouvrent jamais qu’en tremblant un de ses livres, sachant que les pages les plus familières leur paraîtront inexplicablement nouvelles et qu’ils n’en tourneront pas une sans recevoir quelque inattendue et improbable estocade, pour ces rares fidèles, souvent très éloignés les uns des autres, et néanmoins d’une même race mystérieuse, au point qu’il leur arrive de se reconnaître en un regard, pour eux, donc, il devient intolérable de participer d’une façon ou d’une autre à cet épouvantable avilissement.
S’ils doivent encore prononcer publiquement le nom de leur vieux maître déchu, ce sera uniquement pour choquer les bien-pensants, pour outrer les prédicateurs de « moraline », pour rappeler aux “nietzschéens de gauche” que leur coqueluche vomissait la démocratie, « non seulement une forme de décadence de l’organisation politique, mais un rapetissement de l’homme, sa médiocrisation et l’abaissement de sa valeur », qu’elle estimait que l’injustice « se trouve dans la prétention à des droits égaux », que « toute élévation du type “homme” a été jusqu’à présent l’œuvre d’une société aristocratique » et qu’on aura toujours « besoin de l’esclavage dans un sens ou dans un autre », que « la vie elle-même est essentiellement appropriation, agression, assujettissement de ce qui est étranger et plus faible, oppression, dureté, imposition de ses propres formes, incorporation, et, tout au moins exploitation », que, enfin, l’émancipation de la femme est « un des progrès les plus déplorables de l’enlaidissement général de l’Europe ». Et si cela ne suffisait point à les décourager, on pourrait encore citer, du recueil de sa poésie complète pour la première fois réunie et traduite par Les Belles Lettres dans une édition toute récente, ce poème de jeunesse en hommage à Louis XVI :
Tu accordais ta grâce et ton pardon
Au peuple de la Révolution.
Le plus grand fils de la liberté parla ainsi,
Le Sans-culotte Jésus-Christ.
Nous savons bien, certes, nous autres héritiers de son tourment, que ce fou et ce poète ne se résume pas à ses invectives réactionnaires. Mais faisons semblant. Et, autant que possible, même si cela nous brûle les lèvres, retenons-nous de le mentionner, gardons-le auprès de nous tel un compagnon de l’ombre, sans cesse présent bien qu’invisible. Parlons, écrivons, luttons à sa suite, sans porter sa bannière. Lorsque nous serons entre nous, entre amis, au grand midi sur la cime d’une montagne âprement gravie, ou dans la fraternelle ivresse de minuit, alors seulement nous pourrons nous laisser aller à causer de notre prophète hérétique. Le reste du temps, par amour pour lui, oublions Nietzsche, faisons mine de l’oublier.