Tribunes
Que faire ?
Adieu, mon pays qu’on appelle encore la France. Adieu.
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Écrire est un mystère pour ceux qui tiennent que « la vraie vie, c’est la littérature », comme disait Proust, ou comme l’écrit Patrick Roegiers dans Ma vie d’écrivain (éd. Grasset), pour ceux qui sont convaincus que « vivre, c’est écrire. Écrire, c’est vivre. »
Cet auteur belge soutient en effet que les écrivains ne savent pas ce qu’ils font quand ils produisent un livre, puisque, à son avis de professionnel, « le véritable auteur du livre est le livre lui-même. L’auteur n’est là que pour le dégager de la gangue qui l’enclot comme un marron dans sa bogue. » De même, le sculpteur met au jour la statue, cachée dans le bloc de marbre qu’il dégrossit. En conséquence, « les livres sont plus grands que ceux qui les écrivent », de même que toutes les œuvres sont plus grandes que les artistes qui les créent. Cela implique une technique pour aider le livre à se faire, une manière d’user de la langue en la rendant active, féconde, capable de produire l’œuvre dont elle est grosse. L’auteur nous raconte ainsi comment il s’y prend pour découvrir le bloc de matière littéraire dont il pourra ensuite détacher l’œuvre, lui permettre de s’en extraire en la libérant de tout ce qui est de trop, de tout ce qui entrave sa manifestation.
Évidemment, il faut une bonne carrière, de la belle pierre, avec, autour de la carrière, une géologie, un paysage, des hommes qui vivent, et dans la carrière, des gens de métier. En littérature, la carrière et son environnement, c’est un pays de vieille civilisation, ainsi est la France, une langue convenable, comme est la langue française, des gens de métier comme devraient être les éditeurs, ceux qui savent quand l’œuvre est à point. Et en France, il y a Paris, la ville où il y a le plus de libraires, des quartiers emplis d’éditeurs, et partout les traces des écrivains, des artistes qui ont fait de cette ville unique la capitale de la littérature et des arts. Patrick Roegiers connaît tout des rues des Paris, des écrivains et artistes qui y ont vécu, y déposant au fil des ans un air respirable pour l’esprit, quelque chose que nul appareil n’analysera, mais que les écrivains du monde entier viennent chercher, le flairant de loin, y trouvant l’oxygène de leur âme. Dans cette ville, Joyce devient l’ami de Proust, alors que les écrivains n’ont pas d’amis, mais peuvent « se lier d’amitié avec un « tabouret ».
Paris est ce miracle que les administrateurs les plus navrants ne sauraient vraiment détruire, mais qu’ils peuvent, hélas ! dégrader, avilir, appauvrir dramatiquement. Des Carabosses peuvent enlaidir le visage de Paris, elles ne sauraient atteindre l’âme de cette ville qui appartient à la civilisation, donc à tous les hommes, où tous les hommes de qualité viennent donner de leur souffle, de leur sang. Heureusement que Paris est bien plus que le champ d’action de clans municipaux ravageurs ! Paris doit d’être Paris à Villon, à Hugo, à Modigliani, à Julien Green, et dernièrement à Patrick Roegiers, dont la Vie d’écrivain est une variation sur la vie parisienne.
Il ne s’agit pas d’un roman, ni même d’un récit, mais d’une tentative pour employer le plus de mots et de tours, pour user du plus d’artifices afin de tenter de dire ce qu’on ne sait pas qu’on doit dire, mais qu’on connaît quand on a fini de le dire. « Au moment où on s’arrête, on le sent. On ne va pas plus loin. On en a assez. On n’en peut plus. On a été au bout. On. Tout est dit de ce qu’il faut dire. »
La mise en page même a un sens fort : ce « on » isolé, solitaire, c’est celui qui a contribué à faire naître le livre, qui en est mort, qui ne sera plus, mais revivra pour le livre suivant, qui le rendra à cette impersonnalité du « on ». En attendant, « la vie continue. » L’écrivain est un mystère, et d’abord pour lui-même. Il faut être un peu fou pour essayer de percer ce mystère.
Ou être belge, si l’on en croit Romain Puertolas, qui dit de Frank Andriat dans la préface qu’il lui offre, que, puisqu’il « est belge, il ne pouvait donc qu’être fou. » Frank Andriat a eu l’idée saugrenue d’écrire un roman déjanté sur Puertolas, auteur facétieux qui se vend formidablement. Il imagine qu’il est menacé de mort par des pieds-nickelés de la grande industrie, et il propose son détective pour Sauver la peau de Romain Puertolas (Genèse édition). Quand je vous aurais dit que ledit détective se nomme Bob Tarlouze et que le tueur est un terroriste contraint de passer au « djihad de l’amour », le « sinistre Abou Dries al-Belgiki », vous en saurez assez pour décider ou non de lire cette histoire délirante et drôlissime, où les allusions à l’histoire et à l’actualité se mêlent à l’évocation de la vie compliquée d’un écrivain à succès, qui s’échine de foires en salons. Pour achever la présentation, il faut souligner que la langue de cet auteur est soignée, comme savent soigner leur langue les gens qui aiment la faire rire, « se gondoler » comme on disait gamin, et que son imagination comique en fait une sorte de Willy Vandersteen du roman (Willy Vandersteen est le fameux créateur flamand de Bob et Bobette et de M. Lambique, bandes dessinées à peine moins connues que Tintin et Spirou).
Mais si vous jugez avoir consacré assez de temps à la galéjade durant l’été qui s’achève, et désirez revenir aux choses graves, j’ai pour vous un livre solidement roboratif : Vues sur Baudelaire, recueil des textes d’André Suarès sur celui que Proust considérait comme le plus grand poète du XIXe siècle, que nous proposent les Éditions des instants. Baudelaire n’est pas un poète qui s’amuse, on le sait ; le regard de Suarès nous fait descendre dans son âme tourmentée avec une clarté, une charité sans égales, et dans une langue admirable. « Baudelaire, cet homme torturé d’être ce qu’il est, et qui ne voudrait pas être autrement, […] fait penser à une Thérèse de l’abîme, à un moine d’Espagne maudit sous la coule et le scapulaire. […] Baudelaire est plus près de Pascal et des grands solitaires que personne. [..] Baudelaire est le prince de la solitude. C’est la solitude qui chante en lui, avec ses passions et ses rêves, ses visions et ses cauchemars, sa sagesse et sa demi-folie. Étant le plus intérieur, il est le plus solitaire des poètes. Seul comme un moine, seul comme un damné, seul comme un prince. » Quel vigoureux retournement ! quelle chute sidérante ! Plus loin, il précise avec pénétration : « Il faut être catholique comme lui, pour sentir la torture de l’impiété ; et il faut être impie à sa manière, pour sentir la force de son sentiment catholique. »
Guidé par ce critique, nous voilà invité à comprendre l’homme Baudelaire avec une intelligence de confesseur, afin de pénétrer au plus secret de son art. Car Baudelaire fut un très grand artiste, ce qui lui permit d’être supérieur dans la critique d’art, en même temps que d’être un admirable poète. André Suarès n’y va pas par quatre chemins : « La plénitude de Baudelaire est sans égale : seul Racine s’y compare, dans un ton tout différent. » Ailleurs : « Diamant noir serti de perles, Baudelaire est notre Dante ; mais à la française. » Il analyse avec tant de finesse et d’acuité son art qu’il nous le fait redécouvrir. Par exemple en notant ceci : « il part d’une image et d’une pensée, pour voler du bond le plus vite à l’émotion. Tout est bref, rapide, essentiel ; et pourtant, chacune de ses pièces lyriques est un petit monde de sens, de couleur, de musique et de passion. » C’est à la fois ramassé, complet, éclatant de finesse.
Analysant les Petits poèmes en prose, Suarès écrit : « Jusqu’où la langue française peut atteindre, sans le poème en prose, on ne l’aurait pas su. Par le nombre, la couleur, l’harmonie, la prose française s’est élevée à une poésie inconnue, et à une puissance dont on ne l’eût pas crue capable. » Relisez Baudelaire à la lumière de ces quelques mots, vous le verrez dans l’éblouissement que durent avoir ceux qui virent pour la première fois une croisée d’ogives.
On ne saurait tout citer, tant ce recueil regorge de splendeurs. On n’y apprend pas seulement à comprendre et à aimer toujours plus Baudelaire, on y apprend à mieux comprendre et aimer la littérature française, et sa perfection classique. « Tout portait Baudelaire à être classique. En art, c’est le destin des aristocrates. […] Le classique est le style ajouté à l’instinct et à la nature […] C’est le bonheur de la France que le style lui est une autre nature, et qu’on ne peut guère manquer de style, en français. Pour peu que l’artiste compte. Privilège unique, bonheur que les Grecs seuls ont partagé. »
Remercions les Éditions des instants de nous avoir rendu ces textes, avec une belle préface de Stéphane Barsacq, nous donnant ainsi l’occasion de pratiquer encore mieux l’élévation, à la lumière d’un phare.