Stéphane Leteuré brosse le portrait d’un Saint-Saëns surprenant, voyageur impénitent, Tintin reporter avant l’heure et agent efficace au service d’une gracieuse majesté : la culture française.
Entre son premier séjour italien en 1857 et sa mort à Alger en 1921, le musicien pérégrin effectua 179 voyages et visita 27 pays. Sa phtisie le contraignait à fuir l’hiver européen pour se réfugier sous le soleil bienfaisant des colonies. Profitant des progrès des moyens de transport (extension du réseau ferré, percements de Suez et de Panama), Saint-Saëns conjugua habilement obligations thérapeutiques et opportunités professionnelles.
Inspiration exotique
L’Égypte représentait une terre de mission pour la France. Elle lui inspira son 5e Concerto pour piano dit l’Égyptien, la scène lyrique Antoine et Cléopâtre et un hymne militaire Sur les bords du Nil. Le chapitre détaillé sur l’Algérie, sa destination favorite, est très instructif. Le compositeur de la Suite algérienne, de la fantaisie Africa, du Caprice arabe en appréciait les paysages mais plutôt … « désindigénisés ». Au fil des années, il s’intégra à la communauté coloniale qui voyait en lui un prestigieux ornement culturel métropolitain.
« Devenu touriste, le musicien adoptait la posture de l’observateur attaché à la découverte du décor, mais soucieux de garder un certain recul vis-à-vis de l’indigène ». D’une curiosité toujours en éveil, il collectionnait objets et souvenirs qui ont rejoint l’énorme fonds documentaire conservé au Château-Musée de Dieppe. Son attrait pour l’exotisme se doublait toutefois d’un désir de préservation. Il s’alarmait déjà de l’uniformisation progressive des cultures envahies par une mondialisation naissante.
Géopolitique musicale
L’auteur examine le sens politique des pérégrinations de Saint-Saëns. « Sa stratégie de déplacement en terre étrangère a servi ses intérêts de carrière et l’a aidé à incarner l’école française de musique aux yeux du monde. » Musicien officiel, convaincu de son rôle d’ambassadeur culturel, son rayonnement épaulait la cause diplomatique. Ainsi pendant la Première guerre, ses déplacements en Amérique du Sud et aux États-Unis tentèrent de contrecarrer l’influence du répertoire germanique. Le paradoxe de son attitude est mis en lumière avec justesse. Tout en idolâtrant Schumann (il conservait une feuille ramassée sur son tombeau à Bonn), en admirant Liszt et Wagner, il lutta avec virulence contre le wagnérisme dès la fin du XIXe siècle. En 1920, ce parangon du classicisme fut accueilli dans une Grèce en plein renouveau nationaliste comme un chantre de l’hellénisme.
Quel visionnaire aussi, lorsque dès 1907, il décrivait « l’avenir à l’Ouest », le déplacement du pôle de la civilisation moderne vers l’Amérique ! Avec Le compositeur globe-trotter, Stéphane Leteuré apporte un éclairage original et exaltant sur l’un des plus glorieux représentants de notre histoire musicale.
Camille Saint-Saëns, le compositeur globe-trotter (1857-1921), Stéphane Leteuré, Actes Sud/Palazetto Bru Zane, 236 p., 30 €