Civilisation
De nouveaux types de dictature qui attestent le retour de la prévalence de la Realpolitik
Le caractère révolu des dictatures fascistes et communistes.
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Antoine Sénanque a pris goût aux histoires anciennes, avec des moines, des inquisiteurs, des pestiférés, des lépreux horribles, des Turcs, guerriers implacables ou tanneurs asservis, du vélin, et encore bien d’autres choses ensevelies dans les brumes de nos mémoires. Son roman Croix de cendre (Grasset) n’a rien à voir avec les moineries du maître Rabelais, pas plus qu’avec celles des fabliaux et autres contes gaulois.
Les moines sont devenus rares dans notre France, et ceux qui nous restent font des confitures ou du fromage ; sans doute continuent-ils de chanter les offices, mais ils sont plus connus en tant que bons entrepreneurs et commerciaux habiles. Les moines que nous présente Antoine Sénanque sont d’une autre trempe, ils viennent d’un monde qui s’est éloigné prodigieusement, au point qu’on hésite à les croire véritables ; pourtant, l’auteur s’est documenté, il donne ses sources ; il n’y a pas de doute, le monde religieux qu’il nous décrit est authentique, quoique méconnaissable, incroyable. Mais c’est justement l’intérêt de cette histoire, dans laquelle on entre avec incrédulité jusqu’au moment où on reconnaît des choses déjà vues, où on s’aperçoit que sous des apparences étonnantes ce sont nos frères humains qui marchent sous nos yeux, qui souffrent, s’aiment, se traitent avec une cruauté fraternelle, croient en des choses auxquelles nous avons cessé de croire aussi férocement, mais pour lesquelles d’autres hommes de notre bel aujourd’hui tuent, égorgent et meurent, presque sous nos yeux, dans nos postes de télévision, dans les vidéos de nos smartphones.
L’homme est un animal étrange, effrayant, incroyable, mais nous ne voulons pas le voir, endormis dans nos paresses, ivres de mensonges, drogués au déni. Des fanatiques égorgent et tuent dans nos rues, mais puisqu’ils restent rares, tellement sauvages, nous les enfermons derrière les barreaux de l’information pour aller leur rendre visite aux heures de prendre les nouvelles d’ailleurs – au point que nous refusons d’imaginer ces fous dans la peau de nos frères humains. Antoine Sénanque a choisi une méthode radicale pour nous les faire accepter comme tels : s’éloigner à des années lumière de nos vies tranquilles afin de nous rendre familiers des fous de Dieu de notre culture, de notre histoire, et nous amener ainsi à découvrir ce qu’il y a dans l’homme, dans n’importe quel homme, enfoui en chacun de nous.
Tout commence dans le monastère dominicain de Verfeil, près de Toulouse, le 11 février 1367, un peu moins de vingt ans après la peste noire qui a tué le tiers de la population européenne. Dans notre Europe d’aujourd’hui, cela ferait entre 100 et 150 millions de morts en quelques mois (à côté, la coronavirose fait figure de plaisanterie). Cette peste est venue d’Orient, inexplicablement, puisque toutes les quarantaines ont été respectées par les marchands et voyageurs. C’est la clé de ce mystère qui charge la conscience du prieur Guillaume, lequel veut s’en confesser dans un manuscrit copié sur le plus beau vélin ; il dictera son récit au frère Antonin, qu’il envoie d’abord acheter les peaux nécessaires chez le meilleur tanneur d’Occitanie. Auparavant, Antonin se rend à l’office des laudes, par un froid qui fait dire à son compagnon Robert : « On se gèle les couilles. » Antonin remarque que ce ne sont pas des paroles de moine, à quoi Robert rétorque : « Ce ne sont pas les paroles qui font le moine, mais la vérité. » Et voilà l’intrigue nouée, qui roulera sur la vérité, le besoin de la dire, et la manière de s’en délivrer.
Antoine Sénanque voudrait nous faire croire qu’il a écrit un roman d’aventures, une sorte de roman policier du moyen-âge ; mais il ne faut jamais écouter les auteurs qui expliquent leurs œuvres avec l’air de savoir, celui-là même que prennent les experts scientifiques pour nous expliquer les épidémies. Antoine Sénanque a d’autres projets, parmi lesquels celui de nous informer que les historiens mentent sur l’origine de la peste noire, mentent ou se gargarisent de sottises, c’est la même chose. Mais lui aussi ment quand il se veut romancier d’aventures rocambolesques et exotiques. Son vrai sujet, ce sont les effets pernicieux de la religion, qui tiennent au fait qu’elle est une chose bien trop compliquée, bien trop explosive pour la confier aux hommes, même les meilleurs. Hélas ! il n’y a rien à faire : l’homme est un animal religieux. Au lieu d’essayer vainement de détruire ce caractère constitutif – si on n’adore plus Dieu, on adorera Mammon, ou n’importe quel écran scintillant –, il faudrait apprendre à être religieux comme il convient. Il n’y a pas 36 solutions : le seul moyen d’être religieux justement est de l’être en imitant Jésus, en revenant sans cesse à la vie de Jésus, à l’exemple qu’il nous donne d’une vie religieuse sans failles.
Au lieu de cela, les dominicains et les franciscains d’Antoine Sénanque s’en remettent à leurs règles respectives ; et comme ils ont des règles différentes, ils se haïssent. Le beau résultat ! Et dans la suite de leurs haines, ils en sont venus à vouloir convertir les gens à leur façon, pour en faire des disciples de leur clocher, avec une telle passion compétitive qu’ils ont inventé l’inquisition pour obliger les récalcitrants à rentrer dans le rang. Alors, les béguines qui ne vivent pas selon les idées dominicaines, on en brûle quelques-unes en les déclarant sorcières, comme Marguerite Porette, les mystiques qui en prennent à leur aise avec les théologiens de l’ordre, comme maître Eckhart, on les isole, on les rend fous. Vous ignorez ce que sont les béguines ? Antoine Sénanque va vous les faire connaître. Il va aussi vous mettre en scène Eckhart, qui fut le maître du prieur Guillaume, de telle manière qu’on va le découvrir au travers des souvenirs de ce moine qui fut autrefois envoyé en mission vers l’Orient, qui vécut le siège de Kaffa par les Turcs, que vous revivrez avec ses horreurs et ses mystères.
Vous voyez qu’il s’agit d’un vrai roman d’aventures, qu’Antoine Sénanque n’a pas totalement menti. C’est que les auteurs pratiquent le « mentir vrai », à la manière des inquisiteurs, qui pratiquent, eux, la cruauté fraternelle, amicale, car on n’est jamais vraiment cruel qu’avec ceux qu’on aime, comme le dit la sagesse des nations, mais comme ne dit pas le Christ, pour qui la sagesse des nations n’est qu’une vieille folle.
On en revient toujours à ce nœud : le modèle absolu, c’est Jésus ; il n’est pas le seul à nous dire des choses vraies, mais il est le seul à nous dire la Vérité. Si le gros inquisiteur – gros par maladie et non par gourmandise –, si ce gros luisant se souvenait toujours de garder le Christ sous les yeux pour l’imiter, il n’irait pas enfermer Robert dans « le mur étroit », il ne lui donnerait pas pour compagne une lépreuse afin de l’obliger à signer un billet d’hérésie, lui, le pauvre moine illettré, mais dont la foi est indéracinable, si ce n’est après la torture. « Un homme de confiance restait toujours un homme qui n’avait pas encore été soumis à la question », constatait le bourreau bouffi avec son horrible sagesse d’homme d’expérience. Mais Jésus n’a jamais mis personne au cachot ni à la question, et les lépreux, Jésus les guérit, même ceux qui ne reviendront pas le remercier, et qu’il ne punira pas pour autant en leur rendant leur lèpre. Quant à ses amis, Jésus ne cherche pas à les trahir, il les pleure quand ils meurent, il les tient sur son cœur quand ils sont angoissés. On dit que ce roman est un grand roman sur l’amitié ; il est exact qu’il nous peint une amitié exemplaire entre Antonin et Robert, mais aussi et a contrario, une amitié monstrueuse entre le gros inquisiteur et le prieur Guillaume, car il y a dans l’amitié la possibilité de la haine et de la férocité la plus implacable, lorsque l’amitié est pervertie par une fausse pratique de la foi, une pratique bouffie par la superbe.
Antoine Sénanque ne nous épargne rien de ce que la vie pouvait avoir d’abominable en ces temps lointains, mais toujours il lie ces abominations avec l’impuissance des hommes ignorants et la sottise religieuse qui s’en nourrit aveuglément, elle qui fait, hélas ! quelques tristes heures de l’histoire de l’Église, et dont notre pape actuel, quoique réformateur compulsif, ne donne pas l’impression de se chagriner. Un dernier exemple. Il y a un monstre de perversité maligne adjoint à l’inquisiteur, c’est Kanssel. Or, quand on invite Eckhart à le condamner, il répond : laissez-le, c’est « un homme de Dieu », puisqu’il est pur dans sa stupidité. Un tel jugement repose sur la conception biaisée du maître, qu’il faut se vider de soi, n’être rien pour rejoindre et servir Dieu, car Antoine Sénanque nous explique aussi la mystique d’Eckhart dans des dialogues incendiés de mystères, et de délires.
On voit quelles inquiétudes ce roman savamment construit réveille. Enrichi de tableaux ténébreux, de dialogues drôles ou profonds, toujours dépliant des caractères crispés sur des ombres crucifiantes, il est mené avec un art puissant, impassible, râpeux comme une gradine. Croix de cendre est une formule poétique de la béguine brûlée, que les fous de Dieu ont prise au mot, pour la raison que ces malheureux croient bien à la force des mots, mais qu’ils y croient, hélas ! en nécromants.