Tribunes
Que faire ?
Adieu, mon pays qu’on appelle encore la France. Adieu.
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L’œuvre de Michel Houellebecq a-t-elle une qualité littéraire ou vaut-elle comme symptôme ? Juan Asensio et Paul-François Paoli éclairent la question de leurs lectures respectives.
Francis Venciton : Il y a un paradoxe dans l’œuvre de Michel Houellebecq, car elle ne cesse de représenter les ratés de la société et, pourtant, elle apparaît comme en phase avec nos contemporains.
Juan Asensio : Il y a deux plans. Il y a, tout d’abord, le ratage ontologique tel qu’on pourrait le prêter à Michel Houellebecq qui passe son temps à dire « je suis malheureux ». C’est d’ailleurs le portrait hilarant qu’en fait Marc-Édouard Nabe dans la préface à la réédition du Régal des vermines en disant à peu près : « je te voyais, lorsqu’on était voisins, en train de descendre tes poubelles avec ton air de chien battu, et je me foutais alors de ta gueule mais, si j’avais su que tu allais vendre 200 000 exemplaires de chacun de tes bouquins et moi 20, je me serais bien gardé de me moquer de toi ! » Il y a donc cette forme de ratage qui est celle du personnage social de Michel Houellebecq, et il y a une autre forme de ratage qui est celle qui figure plus ou moins dans ses romans évoquant des personnages qui sont des déclassés sociaux, des pauvres types. Il faudrait dès lors commencer par distinguer les deux formes de ratage, tout en pointant ce paradoxe : Michel Houellebecq incarne la réussite sociale, éditoriale, pécuniaire d’un ratage.
Paul-François Paoli : D’un ratage ontologique !
JA : D’un ratage qui est, d’abord, celui de son œuvre. Je n’oserai pas dire que Michel Houellebecq est un raté – mais on va peut-être y venir et, ma foi, chacune de ses apparitions publiques nous le montre davantage –, mais je n’hésiterai pas en revanche à parler de ratage littéraire. Je pense en tout cas qu’il est suffisamment intelligent pour savoir qu’il a fondé, bâti sa carrière, sa réussite sociale d’une certaine manière, sur ce ratage littéraire.
P-FP : Michel Houellebecq semble considérer la vie comme un échec. Là-dessus il est dans la filiation de Flaubert et de Sartre, pour lesquels la vie est infine un échec. Il l’exprime à travers cette formule extraordinaire dans Extension du domaine de la lutte que j’ai beaucoup aimé et que j’ai citée dans mon livre Confession d’un enfant du demi-siècle : « l’homme est un adolescent diminué » À la base je crois que Houellebecq est donc une espèce de romantique et comme souvent les romantiques, c’est un dépressif. Ce ratage était programmé puisque les idéaux de l’adolescence sont toujours démentis. C’est cela que je qualifie de « ratage ontologique ». Par ailleurs, et ici Juan Asensio n’a pas tort, il est évident que l’œuvre de Houellebecq n’est pas comparable aux chefs d’œuvre des grands écrivains français du siècle dernier, mais qui sommes-nous pour en juger ? Il participe en outre bel et bien du monde qu’il dénonce étant lui-même le symptôme d’une certaine dégénérescence. Il décrit ainsi son ambition au début d’Extension du domaine de la lutte : « Cet effacement progressif des relations humaines n’est pas sans poser certains problèmes au roman ; comment en effet entreprendrait-on la narration de ces passions fougueuses s’étalant sur plusieurs années, faisant parfois ressentir leurs effets sur plusieurs générations ? Nous sommes loin des Hauts de Hurle-Vent, c’est le moins que l’on puisse dire ! La forme romanesque n’est pas conçue pour peindre l’indifférence ou le néant, car, en fait, il faudrait inventer une articulation plus plate, plus concise et plus morne ». D’une certaine manière il a tout dit ! La platitude étudiée de son style est en correspondance avec le monde qu’il décrit.
FV : Mais ce projet ne traduit-il pas un certain ratage en ce qu’il réduit l’art romanesque au médiocre de la société ?
P-FP : La critique de Juan Asensio me fait penser à la critique d’Angelo Rinaldi que j’ai connu au Figaro Littéraire et qui détestait Houellebecq en considérant que ce n’était pas un écrivain mais un sociologue…
JA : Deux choses. D’abord pour compléter, nuancer et critiquer. Effectivement, ce passage que vient de citer Paul-François est systématiquement repris par celles et ceux qui défendent « l’écriture » de Michel Houellebecq, en disant qu’il a inventé une espèce de style qui est le seul capable de décrire la platitude totale du monde contemporain : à un monde contemporain complètement plat, complètement vide, complètement évidé, correspond un style complètement plat, complètement vide et complètement évidé. Sauf qu’il y a quand même un certain nombre d’écrivains, y compris vivants, qui montrent exactement le contraire ! Je veux dire qu’à un monde complètement plat, vide et évidé, il faut insuffler un style qui est l’exact contraire de la platitude, c’est-à-dire faire une espèce d’épopée du vide. Sébastien Lapaque m’avait conseillé un livre dont personne n’avait parlé sauf lui au Figaro Littéraire, qui s’appelle Chant furieux, d’un certain Philippe Bordas. Un pavé de 800 pages paru chez Gallimard qui racontait grosso modo l’histoire de Zinedine Zidane dans une espèce de style digne de Rabelais, créant une véritable épopée, aussi absurde soit-elle. Le sujet est totalement vide et totalement nul me dira-t-on, quoiqu’il n’y ait pas de sujet totalement vide et totalement nul en littérature, tout le monde le sait, mais du moins faut-il parvenir à le gonfler par un style qui, ma foi, essaye de transcender cette nullité absolue de la société contemporaine que décrit Houellebecq, qu’il décrit et dont il vit, et dont il jouit, et dont il profite et même qu’il parasite.
Je pense ensuite que Michel Houellebecq, contrairement à ce qu’affirme Paul-François, n’invente aucun style. Il a parfaitement compris que l’époque contemporaine était vide, il a parfaitement compris qu’il n’était pas un écrivain et, du coup, il essaye de trouver une espèce d’explication a posteriori et à la mords-moi-le-nœud consistant à dire « attendez, c’est parce que je décris un monochrome blanc sur fond blanc ou gris sur fond gris que mon style, mon pauvre style, est blanc sur fond blanc ou gris sur fond gris. Je ne vais pas d’un seul coup m’inventer la langue d’un Céline, m’inventer la langue d’un Rabelais, je ne suis pas Homère, je ne vais quand même pas faire une Odyssée pour décrire un pauvre monochrome ! ». Ensuite ce ratage, il en jouit et il en souffre. Je ne suis pas du tout d’accord sur le fait qu’Extension du domaine de la lutte soit son chef d’œuvre ; c’est sa colline si l’on y tient, ce n’est pas son Everest, c’est sa colline, qui plus est pas du tout inspirée. Il me semble que son meilleur roman est La Possibilité d’une île. En tout cas, c’est justement parce qu’il décrit la viduité du monde contemporain qu’il tente d’insuffler quelque chose d’autre qui pourrait être une parcelle d’un autre monde, supérieur au nôtre, aperçu quelques brefs instants par un poisson volant bondissant au-dessus de la surface de l’océan, mais qui aura vite fait de regagner les profondeurs. C’est la même chose qu’il fait dans Soumission qui n’est pas du tout un livre sur l’Islam, comme l’ont dit les journalistes, qui n’est pas un livre sur la conquête de la France par l’Islam politique. Cela, on s’en fout ! Le véritable fonds de commerce et sujet de Soumission, c’est le ratage du personnage principal, le narrateur qui pour moi est Houellebecq à 100 % comme tous les personnages de Houellebecq sont lui-même. Le narrateur qui rate la possibilité d’avoir la foi sur les brisées de Huysmans, puisque le personnage principal est un professeur qui adore Huysmans, qui essaye de comprendre la logique du parcours de Huysmans venant de Zola, du réalisme, des soirées de Médan, dans ses premiers livres publiés avant À rebours en 1884 et Là-bas en 1891, et qui finit par se convertir au christianisme avec En Route et La Cathédrale. Dans Soumission, il y a cette scène incroyable qui se passe dans le sud de la France, lorsque le personnage visite la vierge noire de Rocamadour. Il sent d’un seul coup un vent surnaturel le frôler, et comme c’est du Houellebecq, il se dit tout de suite : « Je viens de manger un cassoulet plus que consistant entre midi et deux, donc j’ai des vapeurs ». Et la scène s’arrête là ! et, par la suite, ce même personnage fait acte de nihilisme, puisque tout se vaut et qu’il n’a pas accepté la foi. Soumission raconte, d’abord, le fait que le personnage principal est incapable de trouver la foi.
P-FP : Oui, c’est vrai.
JA : Le problème essentiel de Houellebecq c’est celui-là, qu’il figure d’ailleurs de livre en livre, dès les tout premiers. On le voit dans son essai sur Lovecraft dans lequel il dit que Lovecraft a peur, il a peur de tout et c’est uniquement par peur qu’il développe une forme de racisme ontologique. Le problème de Houellebecq n’est pas la peur, c’est la honte d’une forme de ratage et il court, il court, le pauvre, après une espèce de dimension qui va le sauver lui-même ou ses personnages, et il tourne autour. Il est prisonnier du disque d’accrétion d’un trou noir dans lequel il ne cesse de tomber et n’en finit pas de tomber : comment trouver la foi ou, même, l’accueillir ?
P-FP : Je suis d’accord avec ton analyse. À mes yeux Michel Houellebecq est avant tout un nihiliste qui n’arrive pas à sortir de son nihilisme et qui en souffre.
JA : Je suis d’accord avec ça mais je note que Houellebecq est suffisamment malin pour le mettre en scène.
P-FP : Il est en effet suffisamment malin pour en faire un filon. Si tu estimes qu’un écrivain est un raté parce qu’il n’est pas capable de faire une œuvre digne des grands écrivains et des grands créateurs, alors tous les écrivains français édités aujourd’hui sont des ratés. Il n’y a pas un seul écrivain français aujourd’hui qui soit digne de Proust ou de Céline, d’un Morand ou d’un Malraux. J’ai toujours pensé que la littérature c’est un peu comme la boxe : il y a les poids lourds, les poids moyens et les poids légers. Aujourd’hui il n’y a que des poids légers. Gracq est mort. Tournier est mort. Déon est mort. Il n’y a pas à ma connaissance un écrivain français contemporain que l’on puisse comparer à Malraux à Céline, à Drieu, à Morand, Gracq, Mauriac… mais il y a en a un certain nombre dont on peut dire qu’ils sont de bons écrivains ou d’excellents prosateurs, je pense par exemple à Jérôme Ferrari ou Olivier Rolin. En fait la problématique de Houellebecq est ailleurs. Il ne prétend pas être un « grand écrivain », il est l’expression parodique du nihilisme contemporain. Ou si vous voulez une illustration géniale et drôle du « dernier homme » de Nietzsche. Il exprime même, à certains égards, la dégénérescence morale et politique de son pays, c’est en cela qu’il est notre contemporain capital. Il a une puissance de parodie extraordinaire. Ses personnages sont parfois d’une telle vacuité qu’ils nous font rire mais ils nous angoissent aussi parce que nous n’avons pas envie de nous voir à travers eux. Tout dépend en somme quel sens on donne au terme « réussite ». D’Ormesson est un très bon écrivain même s’il n’est pas évidemment pas comparable à Chateaubriand. Il faut peut-être admettre qu’un certain type de génie littéraire à la française est désormais derrière nous.
JA : D’Ormesson est un raté auprès de n’importe qui. Pas la peine de remonter jusqu’à Chateaubriand enfin !
FV : N’y-a-t-il pas quelque chose de contradictoire à vouloir être l’héritier de Huysmans, qui transcende le matérialisme de son époque, par un style extrêmement travaillé, et justement la pauvreté du style de Michel Houellebecq et de ce qu’il peut mettre en scène ?
JA : Déjà, je ne fais pas de Michel Houellebecq l’héritier de Huysmans. Il se le veut, mais ce sont ses oignons et nous ne sommes pas obligés de le croire. Il n’est pas du tout l’héritier de Huysmans, ni de près ni de loin. Hormis peut-être dans le fait qu’il soit fasciné par la trajectoire de cet écrivain. Ce qui les distingue l’un de l’autre c’est que Huysmans savait écrire, il avait une recherche esthétique, un vocabulaire rare. Alors, certes, on va me dire ensuite que Michel Houellebecq annihile ou « nihilise » d’une certaine manière le style très recherché d’un Remy de Gourmont ou d’un Huysmans, qui avait deux ou trois dictionnaires des mots rares à côté de lui. Mais ça n’avait rien à voir, à part dans cette mise en abyme relevant d’une figuration d’un type qui est fasciné par Huysmans et qui, du coup, déteste Léon Bloy. Ou alors, nous pourrions à la limite prétendre que Houellebecq est l’héritier de Huysmans, à condition de ne parler que du tout premier Huysmans, celui d’À vau-l’eau mettant en scène Folantin. Voilà, à la limite, ce qu’est le personnage de Soumission : un Folantin qui cherche à se convertir et qui rate sa conversion, comme je l’ai montré dans un méchant article où j’ai évoqué la shahada de Folentin.
P-FP : Mais tu reconnais et tu admets quand même que le désespoir et la souffrance de Houellebecq sont authentiques ?
JA : Je n’en sais rien du tout !
P-FP : Je le pense pour ma part.
JA : J’aurais tendance à penser comme toi. Quand on le voit, on se dit que c’est une espèce d’Antonin Artaud qui vient de sortir d’une séance d’électrochocs. Cet homme-là porte sur sa face sa déchéance, physique, morale, mais pas intellectuelle. Il incarne, comme tu disais, le stade terminal de la civilisation française et probablement occidentale. Je pense qu’il n’en est que plus retors et qu’il en joue incroyablement.
FV : Il y a tout ce décalage chez Houellebecq, la frustration sexuelle pouvant servir de générateur d’œuvre ?
JA : Je ne pense pas que Houellebecq soit le générateur d’une œuvre.
P-FP : Je te pose une question, ce n’est pas polémique. Quels sont les écrivains contemporains que tu admires ?
JA : Vivants et de langue française je suppose ?
P-FP : Oui ; moi, j’admire assez littérairement Olivier Rolin par exemple.
JA : Un illustre inconnu, Christian Guillet, est à mon sens un prosateur remarquable ; c’est un vieux monsieur qui a publié toute son œuvre chez L’Âge d’Homme à l’époque où cette maison d’édition ne se contentait pas que de publier des livres indigestes consacrés à des recettes de tartes véganes. Christian Guillet est un diariste qui n’a raconté que sa vie mais dans une langue proustienne en diable. Sujet totalement vide que sa vie me direz-vous, sa propre vie, rien que sa vie et dont il a pourtant fait une œuvre : voilà un écrivain.
P-FP : Et Michon, tu n’aimes pas par hasard ?
JA : Michon, Quignard, toute cette flopée-là, pour moi ce sont des imposteurs. C’est-à-dire que ce sont des bulles médiatiques, et pas grand-chose de plus.
P-FP : Et Bergounioux ?
JA : Oui, alors, ici ou là, je ne dis pas que l’on ne peut pas trouver des textes intéressants de tel ou tel, mais la globalité, pour rejoindre ce que tu disais sur les poids lourds, poids moyens et poids plumes, ces gens-là ne sont même pas des poids coqs, voire des poids mouches ! Ils montent sur le ring, ils font des échauffements et hop !, ils tombent dans les pommes, comme dans la scène du Grand bleu où l’un des concurrents de Jean Reno, qui incarne Enzo Maiorca, fait une séance d’hyperventilation et tombe dans les pommes avant même de plonger. C’est la même chose avec les Quignard, les Michon, ou même avec un Gracq, oui, y compris un Gracq qu’on a cité tout à l’heure, qui est certes un très bon prosateur, et il y en a d’autres. J’ai évoqué Christian Guillet qui est déjà un vieux monsieur désespéré et fanatique de Chateaubriand, capable d’en réciter des pages et des pages de mémoire, je l’ai vu faire. Chez les jeunes, à l’opposé de Christian Guillet, Marien Defalvard doit être suivi, dont on a parlé il y a quelques années, lorsqu’il avait sorti chez Grasset Du temps qu’on existait, une espèce de déambulation dans une France pas vraiment périphérique, mais comme détruite, enlaidie, où de magnifiques paysages naturels voisinent avec des constructions hideuses, comme si c’était une terre post-apocalyptique qu’il s’agirait de célébrer. Ce gars-là se promène dans ses livres plus que rares avec des fulgurances et des métaphores rimbaldiennes. Il a écrit ce premier livre à 15 ou 16 ans ! Voilà un écrivain digne de ce nom ! Il y a en encore un ou deux, mais rien de très marquant. La vraie littérature, si elle existe, se trouve hors de France. On parlait de dégénérescence française… S’il faut lire quelque chose d’intéressant, c’est László Krasznahorkai, le scénariste de Béla Tarr, qui a écrit Les Harmonies Werckmeister et qui vient de faire paraître Seiobo est descendu sur terre ou encore Le dernier loup. En voilà une, de vraie puissance romanesque, du reste beaucoup plus traduite à l’étranger qu’en France, et cela malgré les efforts admirables de sa traductrice, Joëlle Dufeuilly. Il y a dans l’œuvre de ce génial Hongrois une vraie puissance stylistique qui part du même constat que Houellebecq, c’est-à-dire d’une époque totalement arasée. Mais Krasznahorkai est infiniment supérieur à l’auteur de Soumission car il mythifie notre déchéance et rebâtit une véritable œuvre qui germe à partir du rien, d’une époque évidée, littéralement plate. Ce que je reproche du point de vue de Sirius à Michel Houellebecq, c’est qu’il ne fait rien germer sur rien. Pour reprendre la parabole biblique de « Qu’as-tu fait des talents que je t’ai confiés ? », il est intelligent bien sûr, mais il n’arrive pas à faire éclore sa pauvre graine de sénevé. Et en plus il joue, et il en vit bien, très bien même, et il continue à en jouir et à chaque nouveau roman c’est le même emballement médiatique, aussi ridicule que consternant. Je ne sais plus si je déteste Houellebecq intrinsèquement, pour la pauvreté de son dernier roman, Sérotonine qui ne vaut presque rien, pour la pauvreté stylistique d’une œuvre hantée par la pauvreté du monde contemporain, ou si c’est finalement à cause de l’emballement médiatique savamment orchestré qu’il produit à chaque fois qu’il publie.
P-FP : Je ne peux pas m’inscrire en faux sur Sérotonine, je ne l’ai pas lu. J’ai cru comprendre effectivement que c’était en dessous de ses autres romans.
JA : En dessous, comme tu dis ! : « bite », « con », « poil », « cul », « chatte », sodomie, zoophilie, pédophilie et j’en passe. À la limite, Pierre Louÿs, c’est plus drôle, ou alors les textes pour le moins salés de l’« enfilanthrope », comme se nommait Jean Lorrain, en voilà du lourd, Lorrain, qui était un Matzneff à la puissance 20 000, le style en plus, et du Renaud Camus à la puissance 100 000, là encore le style en surabondance. Quand on relit un texte comme Monsieur de Phocas qui était une bible du décadentisme, c’est admirable de perversité et de beauté, parce que, justement, il y a toutes les perversités, parce que Jean Lorrain condense la platitude de l’époque en en faisant une ode à la luxure et en montrant que derrière celle-ci, il n’y a rien. Michel Houellebecq n’a pas de style, et, quand on a lu pendant trente pages « bite », « poil », « con », « chatte » et « cul », je crois que nul ne saurait se dire ému.
P-FP : Je t’accorde une victoire aux points car tu es sûrement plus expert que moi en littérature.
JA : Ah bon ?
P-FP : Encore une fois tout dépend à partir de quel point de vue on juge. Si on juge Houellebecq du point de vue de la créativité littéraire pure, tes arguments sont surement recevables.
JA : Oui, mais c’est un écrivain, pas un sociologue, merde ! On le présente à chaque fois comme « Houellebecq, sociologue ou prophète » qui annoncerait la crise des gilets jaunes. Non, c’est tout bonnement faux, et Ballard, dans Millenium People, a finalement bien avant Houellebecq prédit ce genre de révoltes sporadiques sociales menées par des individus appartenant à la classe moyenne, fût-elle inférieure.
P-FP : Houellebecq reste, quoi qu’il en soit, un révélateur génial de notre époque. Je ne lui donnerai pas le titre de « grand écrivain », là-dessus je suis d’accord avec toi. Ce qualificatif, il y a de toute façon très peu d’écrivains vivants qui le méritent.
FV : Êtes-vous tous les deux d’accord pour dire que Michel Houellebecq est un symptôme de la société et de la littérature actuelle ?
P-FP : Houellebecq soulève le voile de l’Apocalypse en cours. Les gens le lisent pour savoir s’ils vont s’y retrouver. La misère qu’il exprime dans ses romans, notamment la misère sexuelle, c’est celle de la société actuelle.
JA : De 99 % des hommes, même.
P-FP : Houellebecq exprime l’angoisse et la misère d’une sexualité qui n’a rien à voir avec l’extraordinaire propagande médiatique sur ce thème. On fait des sondages sur la sexualité des Français et il paraît qu’ils sont ravis de cette dernière ! En fait, c’est un énorme bobard. Les gens sont pétris de frustrations. C’est ça la vérité et que dire de la misère affective des femmes, 60 % d’entre elles étant seules en France. Pourquoi les sites pornographiques d’Internet sont-ils saturés ? Quelqu’un qui est heureux en amour n’a pas besoin de passer des heures sur Internet. L’amour est rare, voilà ce que la propagande ne nous dit pas et que Houllebecq nous rappelle.
JA : Sans compter les phénomènes des escorts ou l’explosion de la prostitution au sortir de l’adolescence.
P-FP : Ce que montre Houellebecq, c’est que la société contemporaine est une société de la frustration parce que tout un chacun a le droit et même le devoir de satisfaire ses désirs mais que ceux-ci se révèlent inaccessibles. Là-dessus c’est le meilleur. Est-ce qu’il est un grand styliste ? Non, mais c’est un grand révélateur.
FV : Sa limite ne serait-elle pas de se contenter de constater la frustration sans proposer de réflexion sur sa remédiation ?
P-FP : Tous les écrivains sont narcissiques d’une manière ou d’une autre. Houellebecq aussi. Mais contrairement à d’autres il détruit son personnage et met son âme et ses couilles sur le billot. Cette immolation est sans doute calculée venant de quelqu’un d’extraordinairement intelligent. Houellebecq est une sorte de docteur Mabuse qui s’amuse avec les médias. C’est lui qui décide de recevoir ou non un journaliste, c’est lui qui a le pouvoir. Ce sont les médias qui viennent à lui et le supplient d’accorder un entretien. C’est donc un médium de notre époque. En dehors de lui, quels sont les contemporains que je lis ? Emmanuel Carrère, Jérôme Ferrari, Olivier Rolin et Philippe Sollers, avec des satisfactions inégales.
JA : Sollers est une imposture totale.
P-FP : Je ne dirais pas ça.
JA : Moi, je le dis : Sollers est une imposture totale.
P-FP : Totale ou relative?
JA : Totale. De A à Z. Totale, et ses épigones, que sont Haenel et Meyronnis, n’en parlons même pas ! Emmanuel Carrère, ça ne vaut pas tripette. Jérôme Ferrari, petit bémol. C’est un type intelligent que je mettrais à part, qui vivote quelque peu et qui s’endort sur ses lauriers, un paresseux exploitant son petit filon. Quant au dernier, Richard Millet, si Sollers est une imposture totale, alors lui c’est une imposture seconde ou plutôt, au carré, prospérant complètement sur le fait qu’il aurait combattu durant la Guerre du Liban. Je pense que le seul endroit où il a combattu, c’est devant sa glace, avec une kalachnikov en plastique et une trouille viscérale, comme celle de Michel Houellebecq finalement, en bandoulière.
Pour en revenir à ce dernier, et à ce que disait Paul-François, il y a de temps en temps dans ses romans, notamment dans La Possibilité d’une île, des trouées. Qu’est-ce que je veux dire par là ? Houellebecq passe son temps à décrire un monde totalement vide et veule, frustré sexuellement, une misère affective et langagière, mais il y a au moins dans ce roman une trouée qui est symbolisée comme je l’ai dit dans la parabole du poisson volant. Celui-ci nage paisiblement et se dit : « J’ai des ailes, enfin des nageoires qui me permettent de voler ». Et d’un seul coup il sort de l’eau, et là il se dit : « Mince, il y a au-dessus de moi un univers que je ne soupçonnais pas. Quel est donc ce monde de lumière et de pureté ? » Et paf, il n’a pas le temps de finir sa réflexion, ce pauvre poisson volant, qu’il retombe dans l’eau, dans la médiocrité, dans la misère sexuelle, dans la trajectoire aléatoire de la particule élémentaire. Il y a toujours ce genre de trouée dans les romans de Michel Houellebecq, trouée qui est une percée où le narrateur voit qu’il y a un monde qui dépasse et qui « verticalise » ce monde complètement plat où se débattent ses personnages qui sont des ratés, des frustrés, des putes… Il y a cette trouée-là aussi dans Soumission et dont la révélation est très vite évacuée par le rire jaune de Houellebecq. C’est peut-être cette seule figuration d’une trouée qui mérite que nous le plaignions et tentions de sauver son œuvre.
Note : nous avons délibérément conservé le caractère oral de la discussion, qui s’est tenue à la brasserie Les Ondes au mois de septembre 2019, entre Paul-François Paoli et Juan Asensio.