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Livres. Deux nuances de noir

Il est du noir qui vous éclaire sur la noirceur

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Livres. Deux nuances de noir

Le roman noir est un genre littéraire équivoque : on y outre les horreurs pour faire trembler le lecteur, et l’inviter à se flatter que la vie réelle est moins moche. En vérité, la vie en cette vallée de larmes est bien « l’implacable vie » qui horrifiait Baudelaire, et les plus grands écrivains l’ont dit sans voiles.

Le noir de l’absurde

Deux romans magnifiques nous dépeignent cette noirceur, chacun à sa façon. Philippe Laroche a choisi la nuance mélancolique pour Le chemin des fugues (Prix des Hussards 2018, éd. du Rocher) ; aussi bien, la mélancolie est-elle la maladie que provoque un excès de bile noire. L’auteur, appliquant le conseil du poète, qui veut qu’on soit toujours ivre « de vin, de poésie ou de vertu », a élu l’ivresse de la mélancolie, et il la porte jusqu’à une sorte de folie burlesque. Son héros, Pierre Chaumier, est un journaliste déprimé par un logiciel de mise en page qui lui sabote la vie. Tous les outils nouveaux d’ailleurs le harcèlent. Heureusement, Depard, son compagnon de beuverie – ils se biturent à la bière Pucelle tous les soirs – lui annonce qu’il existe encore un journal qui fait tout à l’ancienne et qui, merveille ! cherche un nouveau collaborateur. Le siège s’en trouve au bourg principal du Vaugandy. Pierre y court par amour du plomb et des linotypes.

Le Vaugandy est un pays fabuleux. On y croise des ours, des loups, des aurochs, tout un monde englouti. C’est « un pays enclavé, sauvage, perlé de bocages rieurs, perclus de légendes sournoises, ces rhumatismes des âges reculés qui avaient entravés la course vers le progrès et la modernité. […] D’adorables églises romanes fortifiées parsemaient les villages. Des prêtres en soutane tentaient de donner la bonne parole à ce peuple agricole, encore terrorisé par les histoires de sorcellerie, d’envoûtements perpétrés par des alcooliques cramoisis à l’heure du Pernod dans ces estaminets sombres et mal éclairés des soirs d’hiver. […] On disait tellement de choses dans le Vaugandy… Il était difficile de démêler le vrai du faux. » Nous voilà prévenus.

Après quelques tournées homériques dans les patelins du coin, Pierre Chaumier décide de se faire désintoxiquer dans la clinique des Ombres, tenue par le professeur Fougloire, une espèce de pied-nickelé qui s’est guéri de l’alcool en devenant éthéromane et en laissant libre cours à sa lubricité. Il a déteint sur son assistante, folle du « zob » du cantonnier, qu’elle finira par épouser. Après diverses péripéties, l’affaire se clot en apothéose par une chevauchée fantastique et hilarante, le sommet de ce bouquin empli de prodiges. On y trouve encore une histoire d’amour d’une tristesse noire : Pierre a entrevu dans les vapeurs de cuite une femme magnifique, qu’il nomme en poète « l’Orangée de mars » et qu’il pense être un ange ; quand il découvre qu’elle est bien réelle et répare les produits du monde moderne, il renonce à lui dire sa flamme ; l’amitié de Depard lui paraît sans doute préférable, sans parler de ce « sacré Jaunard », dont je vous laisse faire la découverte. Bref, il choisit la mélancolie « toute noire », de « ce noir aussi con et absurde que la vie. »

Le bouquin est mené comme une charge de cavalerie contre la modernité, dans le style brillant de la farce française, qui va de la sotie et de Rabelais aux contes de Marcel Aymé, aux Dernières nouvelles de l’homme du joyeux désespéré Alexandre Vialattte. Pour tout dire, un régal qui fait jubiler l’âme tragique que nous devons porter jusqu’au bout, en passant par notre Vaugandy.

François Fourrier

Le noir du tragique

L’autre livre, totalement différent, est une aussi belle réussite. La délivrance d’Ella Soler de François Fourrier (éd. Albin Michel) a la noirceur du charbon au fond des mines mortes. Deux destins se croisent : celui d’un jeune médecin que ses études ont rendu « orgueilleux »  – « j’étais persuadé, dit-il, que je pouvais rendre service, aider les malheureux, soigner les maladies de la misère », et celui d’une petite fille enlevée à Oran aux jours de l’indépendance de l’Algérie – dont les atrocités sont dites crument –, qui devient esclave dans un bordel pour « libérateurs », est vendue à des caravaniers, à qui enfin un officier algérien permet de retrouver la France. Ils vont se rencontrer sur une île perdue des Antilles, où ils s’essaient à vivre utilement.

L’entrecroisement de leurs destins est rendu par une narration à deux voix, qui évoque cet escalier de Chambord où celui qui monte sur une volée voit celle qui emprunte l’autre volée sans qu’ils puissent se rencontrer. Ainsi le jeune médecin croit-il connaître Ella au récit de sa vie, mais lorsqu’il repart achever ses études de spécialité, elle lui confie l’adresse de son parrain, Barthélemy, qui lui dira ce qu’elle n’a pas pu dire, lui promettant cependant de l’attendre sur l’île. La vie de Barthélemy est un autre drame en miroir ; à travers sa propre histoire, il apprendra au médecin l’insupportable vérité qu’Ella a remplacée par des inventions apaisantes pour ses blessures inguérissables. Quand le médecin revient pour le rendez-vous promis, Ella ne s’y présente pas, lui faisant comprendre qu’il y a des maladies absolues qu’on ne soigne pas, même par le plus tendre amour qu’un homme puisse offrir. Il faudrait quelque chose donné d’En-Haut, mais dans ce livre, il n’y a pas de Ciel, comme il y en eut pour sainte Bakhita (voir le magnifique roman de Véronique Olmi, dont nous avons parlé en son temps).

Ce livre désespéré est une démystification du monde des hommes, entendons les mâles, eux qui souillent tout, cassent tout, se vantent de tout et ne savent que reproduire l’enfer, dont les femmes et leur « tendre corps » sont les premières victimes, quasi toujours et partout. Les femmes enfantent, c’est leur honneur ; aussi leurs douleurs finissent-elles presque toujours par un sourire à l’enfant, sauf quand l’hémorragie les emporte, malgré les efforts du médecin impuissant. Une scène bouleversante nous le montre dans un univers de désolation, alors qu’une éruption volcanique menace l’île faussement paradisiaque. C’est à cette occasion que l’auteur démasque la sotte vanité des hommes : les organisateurs officiels de sauvetage, qui ont tout prévu lors de longues réunions et avec de pompeuses circulaires, ne sont plus là quand la catastrophe annoncée arrive. Reste la cohue des malheureux, que quelques subalternes – gendarmes, médecins, infirmiers, marins – tentent de sauver de toute leur bonne volonté. La fuite de cette cour des miracles sur un gigantesque porte-containeur est magnifiquement dramatique.

La langue de François Fourrier est juste, riche, sans apprêts ni effets, belle et toujours efficace : elle atteint son but exactement sans qu’on comprenne comment elle y parvient : voilà le grand art, celui qui « ne sent pas l’huile », comme disait Boileau.

Décidément, le roman noir n’est rien à côté d’histoires comme celles-là, qui nous racontent de sombres destins avec une si heureuse maîtrise qu’elles font entrevoir « la délicieuse obscurité de l’harmonie », celle-là même que Baudelaire a répandue dans ses Nocturnes, plus connus sous le titre de Spleen de Paris.

 

Le chemin des fugues, Philippe Laroche, Ed. du Rocher, 19,90 €.
La délivrance d’Ella Soler, François Fourrier, Ed. Albin Michel, 19 €.

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