Quand France Stratégie, « laboratoire d’idées public [dont le] rôle est de proposer une vision stratégique pour la France », produit des cartes, comme dans sa note d’analyse de février 2017 sur la « Dynamique de l’emploi et des métiers : quelle fracture territoriale ? », les trois quarts de la France sont appelés « reste du territoire ». On appelait ça la campagne, avant, ou les régions, voire les pays. Il y avait des habitants et non pas des “Français périphériques”. Ce sont eux qui ont façonné nos paysages, distillé la foi catholique et ont hérissé la France de libertés, de monuments, de coutumes et de noms. Tout s’efface. Jean-Marc Moriceau a réalisé un travail remarquable : une anthologie de leurs témoignages, fameux ou ignorés ; curés et couvreurs de chaume, seigneurs et laboureurs, maîtres bouchers et reîtres ; à Vimoutiers et à Appoigny, à Buis-les-Baronnies et au Breuil-en-Bessin, à Is-en Bassigny et à Péroy-lès-Gombries. À Ancey, en 1566, le prince de Condé logea « 2 enseignes de gens de piedz de chacune environ 500 hommes. Ils firent de grand dopmaige. Il abattirent toutes les mouuées des vignes pour trouver ce qu’estoit cachez dedans. » En 1542, déjà, « les pays de Picardie, de France et de Quercy […] feurent gastés par la descente de gens d’armes de cheval et de pied, par les grandes tirannies, larrecins, violances, battementz, pilheries et ransonnementz que fesoient sur le povre peuple. » En 1496, dans le Lyonnais, les vendages furent si abondantes qu’on n’y trouvait plus « ni cuves ni tonneaux pour y mettre les raisins et le vin. » En 1597, on règlemente l’affermage de la glandée des porcs. En ce temps-là, vers 1501, la peste faisait mourir les gens et les chiens, et les loups « à panse pleine, en faisaient leur pâture » tandis qu’en 1586, à La Neuville-du-Bosc, on plante des bledz, des poix blancz et des poix gris, des chiques, felves communes et des calicutz. En 1451, Jeanne Raoult est baptisée à Roz-Landrieux, et c’est le premier acte de baptême conservé en France. En 1453, on établit le décompte minutieux des « hommes, terres et villes, fleuves, étangs et montagnes », en Corse, et Gênes en cède l’administration à l’Office de Saint-Georges : les Corses s’administrent eux-mêmes jusqu’en 1561 ; où les tempêtes d’automne abattirent le clocher de l’église et couvent des Augustins, à Bourges ; et où on étaupina au Mesnil-au-Val, fin décembre, jour des Innocents : le temps était beau, « cler et doulx, à merveille. » On voyage d’un bout à l’autre de la France, ce ne sont que loups, grêles, soldatesques, pestes, labours, récoltes, cadastres. Jean-qui-pleure paraît bien plus présent que Jean-qui-rit, au hasard des archives, mémoires, annales, chroniques, journaux, livres de raison, notes et comptes. On sent Jacques Bonhomme qui peste contre l’État, les impôts, les règlements (« Vive le Roi sans la gabelle ! Vive le Roi sans la taille ! » s’écrient les Croquants du Périgord en 1637). D’autres racontaient d’autre choses, plus magnifiques, plus fondamentales, plus décisives ; mais bien lointaines. Serge Bonnet, chercheur dominicain, raconta en 1963, dans Le Frère aux Vaches (réédité au Cerf), la vie d’un frère convers : pour l’année 1953, il note dans son livre de raison, à un jour d’intervalle, la mort de Staline et le fait que la Marguerite est allée au taureau. Il était bien le descendant de Philippe Carrouget, serf à La-Loge-en-Brie, ruiné par les guerres et affranchi en 1455 par l’abbaye de Saint-Denis, qui constate que « notre terre de Brie est toute despouillée, de nulle valeur et inhabitée par défault de peuple » ; pendant ce temps, Moctezuma 1er sacrifiait des captifs huaxtèques et la guerre des Deux-Roses commençait en Angleterre, Gutenberg imprimait sa Bible et François Villon fuyait Paris. Personne n’en savait rien. Jean-Marc Moriceau a choisi de nous livrer cette histoire « au ras du sol », « au plus près des manants ». La trame générale est connue, il nous fait pencher sur les minuscules, les humbles, ceux qui ne peuvent comprendre le mouvement mais le subissent. Pour eux, en tout cas dans le Maine, l’année 1594 fut moins celle où Henri IV fut sacré que celle où il gela si fort « que les vignes de tout ce pays furent perdues et gelées, tellement que du vivant de personne on n’avait vu tel dégât tant aux susdites vignes qu’aux noyers, seigles et autres fruits de la terre. »

Jean-Marc Moriceau, La Mémoire des croquants – chronique de la France des campagnes 1435-1652. Tallandier, 2018, 608 pages, 28 €.