Selon la Cour des Comptes, « l’État s’est lancé dans le projet très ambitieux de Paris-Saclay¹ sans avoir au préalable défini clairement les moyens permettant de le réaliser ». Mais avant, Saclay fut le lieu où la recherche atomique française s’incarna, où le tout nouveau Commissariat à l’énergie atomique décida de construire le Centre d’études nucléaires. Auguste Perret, alors au faîte de sa gloire, en fut chargé. Mais imaginer un lieu inédit en mettant d’accord des administrateurs, des ingénieurs, des scientifiques, en pleine guerre froide et dans la dèche (comparer les chiffres des programmes nucléaires français et américains de l’époque est juste sidérant), en alliant un ministre gaulliste grand amateur de cités jardins, Raoul Dautry, et un prix Nobel communiste enragé, Frédéric Joliot-Curie, tient de la gageure. Les scientifiques changent sans cesse d’avis, les ingénieurs ont leur propre idée du beau, les architectes changent leurs plans, les entrepreneurs font et défont les fondations. Le plateau de Saclay est battu par les vents, glacial et humide, son argile retient l’eau et à chaque pluie le chantier devient une collection de mares. L’auteur de cette monographie entrelace presqu’inconsciemment les éloges qu’il décerne à Perret et à sa méthode – ou plutôt son système – et le récit minutieux des vicissitudes du projet, auquel rien n’est épargné : ni la volonté défaillante des politiques, ni les finances chichement accordées, l’administration en rajoutant dans ses lenteurs à payer et sa capacité à se dédire, ni les querelles de personnes, immédiatement traduites en comités transverses et autres groupes d’études qui se neutralisent les uns les autres. On finit par se passionner plus pour les aléas de la construction que pour les ingénieuses conceptions du reconstructeur du Havre.

Et pourtant Perret et son équipe avancent. Comme l’écrit joliment Marcel Zahar en 1959 : « Dans ces salles nettes et claires, dont l’idée d’espace immense est accusée par la valeur des proportions, s’affairent des spécialistes autour d’extraordinaires machines. Partout dans les demeures de la cité, et surtout dans les halls babyloniens où s’agitent les monstres mécaniques qui conjuguent leurs énergies pour casser les “noyaux”, il règne une ambiance de toute-puissante et redoutable création. » À l’extérieur, c’est le style Perret qui traduit cette « quête méthodique de vérité », par ses bâtiments modulaires, ses façades rythmées aux armatures explicites, ses bétons colorés. C’est massif, dépouillé, raffiné² et élégant, une manière de noblesse janséniste dans l’art délicat de la construction officielle. Raoul Dautry meurt peu de temps avant Perret, Joliot-Curie ayant été révoqué. Il aura eu le temps de lancer les plantations d’arbres dont il rêve, « végétation qui fournit un cadre à la méditation et au repos de l’esprit ». Il avait eu le temps, alors qu’on lui remettait son épée d’académicien des Sciences Morales et Politiques, de déclarer : « La nécessité qui s’imposait en 1918 s’impose plus encore aujourd’hui “d’avoir pitié de notre passé”, c’est-à-dire de restaurer ce qui en reste et de protéger la beauté de notre pays contre les injures que le laisser-aller dans l’entretien et la laideur de trop de constructions nouvelles lui infligent. » Un grand serviteur de l’État avait parlé. n

Par Richard de Seze

1. Le plateau de Saclay est un cluster attractif au service de l’innovation (!), qui prétend réunir grandes écoles et universités.
2. Il faut voir comment on juxtapose sur les façades deux bétons bouchardés de deux couleurs différentes pour comprendre que notre regard doit s’éduquer, et comme Perret, presque à l’article de la mort, s’énerve qu’on veuille “économiser” sur le bouchardage au profit d’un enduit, dont il sait qu’il devra être refait, pour mesurer la précision de son art.

Ana bela de Araujo, Auguste Perret – La cité de l’atome. Éditions du patrimoine, 2018, 234 p., 45 €.

Le restaurant du CEA en 2014.