Entretien avec Pierre Jarville. Enseignant en URSS de 1987 jusqu’aux années Eltsine, Pierre Jarville a effectué plusieurs missions diplomatiques dans le Caucase et dans les Pays Baltes. Russophone et grand connaisseur de la philosophie russe, il réside à Moscou.
Pierre Jarville, vous avez longtemps séjourné en Union soviétique puis en Russie, votre témoignage sur les transformations des années 80-90 n’en est que plus précieux. Il y a un domaine que vous connaissez particulièrement, c’est celui de l’Église orthodoxe russe. Comment a-t-elle passé cette période ?
Il y a une idée très répandue en Occident d’une vision très négative de l’Église orthodoxe russe, qui insiste sur la concussion entre l’Église et le pouvoir. L’idée que l’Église était noyautée par le KGB est très commune, y compris en Russie. Il faut relativiser cela car cette thèse ne peut être soutenue de façon aussi systématique.
Rappelons que la renaissance de l’Église russe est un processus qui n’a jamais cessé. Il faut revenir à Lénine (et Trotsky) et à son projet de destruction totale de l’Église. Il y eut deux étapes après 1917. Ce fut d’abord le massacre ou la déportation des prêtres, des moines, de la quasi-totalité des évêques, la destruction des églises, l’incendie des monastères. Puis ce fut le temps de la Monumentalnaia propaganda. Il fallait remplacer le sentiment religieux, d’où le rôle important donné au cinéma et à tous les acteurs culturels. L’université devint « le temple du savoir ». Une religion socialiste replaçait l’orthodoxie. Gorki a même eu l’idée géniale de remplacer la vie des saints par la vie des « hommes remarquables », en substituant la littérature révolutionnaire à la littérature hagiographique de l’Église, très populaire avant 1917. Même l’industrie des jouets fut touchée. Partout les motifs religieux laissaient la place aux images révolutionnaires.
Le paradoxe, c’est que Staline arrêta un temps la tabula rasa. Un recensement de 1930 avait révélé aux dirigeants que près de la moitié de la population restait croyante ! Dès lors, par pragmatisme, l’État incorpora les valeurs morales religieuses en les détournant à son profit. Ainsi, l’écriture de la constitution de 1936 utilise un vocabulaire propre aux valeurs morales des croyants. Il y a le retournement de la guerre. En 1942, Staline reçut la visite du patriarche maronite. Vorochilov intervient pour empêcher des destructions d’églises. Même parmi les plus hauts dirigeants qui ont mené une politique très dure, il y a des actes qui nécessitent une approche plus nuancée et qui ne sont pas tous redevables d’un cynisme calculé.
Inversement, Khrouchtchev mena une politique antireligieuse impitoyable, il fit la chasse aux prêtres. Avec son éviction en 1964, la répression s’atténue.
Malgré cette répression, il y a toujours eu dans l’Église des individus qui ont œuvré pour que l’Église ne disparaisse pas. Certains furent des martyrs. Des conseillers du patriarche de Moscou ont joué un grand rôle, comme le métropolite Emmanuel ou le métropolite Nicolaï, adversaire de Krouchtchev qui fit raser son église en une nuit. Nicolaï, profondément affecté, est hospitalisé. Il meurt quelque temps plus tard, certains disent « opportunément ». Il faut citer aussi le prédicateur Nicodème qui fut le mentor de l’actuel patriarche Kyrille. Il mourra à Rome à 47 ans.
La question du patriarche est souvent au cœur de la suspicion de concussion entre l’Église et le pouvoir. Il y a le problème de Serge qui fit office de Patriarche après la mort de Tikhon, le restaurateur du Patriarcat de Moscou, saint de l’Église. Face au pouvoir dans les années 1930, Serge n’avait pas le meilleur rôle. Mais il faut toujours considérer le projet de destruction totale du christianisme par le communisme. On peut estimer, sans porter de jugement de valeur, que Serge a pratiqué un compromis avec le diable pour que l’Église ne disparaisse pas. Autre Patriarche dont il faut souligner l’action, Pimen, qui décéda en 1990. C’est lui qui fut à l’origine des célébrations du jubilé du Baptême de la Russie en 1988. Cette date joua un rôle considérable dans la remobilisation des croyants. C’est lui également qui mena le projet de reconstruction de la cathédrale du Saint Sauveur à Moscou, dynamitée en 1934. Une initiative exceptionnelle qui se situe bien avant 1991. Ce n’est donc pas Gorbatchev ni la Pérestroïka qui sont à l’origine de la renaissance de l’Église russe. C’est un mouvement interne, de longue durée, porté par le clergé comme par les croyants. Un exemple de cette reviviscence est l’affaire du quotidien Sovietskaia Rossia. Au début des années 1980, le journal inaugura une chronique sur l’Église et la religion, usant des poncifs habituels de la propagande. La rédaction reçut une quantité de courriers considérable, les plaintes s’accumulèrent contre la médiocrité des articles. Le journal fut contraint de s’adjoindre les services du père Ioann comme consultant du clergé ; il tint la rubrique Rous provoslavana (« Russie orthodoxe ») qui connut un grand succès et joua un rôle considérable dans le retour d’un savoir religieux.
C’est également sous l’autorité de Pimen que l’on assista à la renaissance des monastères. À Moscou, le monastère Danilovsky fut restauré et devint la résidence du Patriarche. Mais le problème dans cette période était le manque de prêtres, beaucoup furent alors recrutés en Ukraine occidentale, qui avait conservé une culture religieuse, bien que cette région fut uniate. On procéda à la rénovation des séminaires dont seulement trois étaient en activité (Zagorsk, près de Moscou, Leningrad et Odessa). Autre exemple d’interstice dans lequel l’Église tente d’exister, La « lutte pour la paix ». Khrouchtchev lança le mot d’ordre « combattre pour la Paix » : c’est à cette occasion qu’il interdit aux anciens combattants du front de porter leurs décorations. Le clergé demanda au secrétaire général la possibilité de participer au « conseil mondial des Églises pour la paix. » Ce qui fut accepté. Dès lors, les séminaristes membres de ce conseil furent dispensés de service militaire.
C’est dans la grande dépression entre 1991 et 1995 que l’Église (laïcs et clergé) retrouva véritablement son rôle. Elle accompagna le mouvement des mères contre le service militaire, en particulier lors de la guerre en Tchétchénie. S’agissant de la formation, des universités en théologie furent ouvertes, on passa de trois séminaires à un par éparchie (évêché). L’édition de livres religieux connut un succès considérable. En 1994, l’armée accueillit un premier chœur orthodoxe et des aumôniers. Très vite, l’Église fut sur tous les fronts et souvent à l’initiative de laïcs. Ainsi, les réhabilitations des bâtiments (églises) étaient possibles dès lors qu’une pétition réunissait vingt signatures. C’est avec la même énergie que les croyants entrèrent dans les hôpitaux, dans un état catastrophique, et les orphelinats, véritable cause nationale. Des icônes s’installèrent peu à peu dans tous les endroits de la vie quotidienne, comme avant 1917.
Cette renaissance avait été préparée de façon informelle au cours des années précédant la fin de l’URSS. Il faut écouter les chansons des Pionniers (Jeunesse communiste) des années 1980, composées sur d’anciens cantiques. Des écrivains pour littératures enfantines intégraient des contes religieux dans leurs ouvrages.
Ainsi, il faut admettre qu’il y a eu une permanence de l’orthodoxie dans le peuple.
Bien entendu, il y eut jusqu’au bout des répressions. Des milliers d’hommes et de femmes poussèrent leur foi jusqu’au martyre. Faut-il évoquer la figure du père d’Alexandre Men ? Son apostolat fut un phénomène énorme au moment de la Perestroika, conduite par l’intelligentsia. Men attirait cette élite, et il obtint beaucoup de conversions malgré la méfiance voire l’hostilité de la hiérarchie. Son assassinat reste un mystère.
Le renouveau orthodoxe doit aussi beaucoup à l’esprit de résistance face à de nouvelles menaces. Après 1991 arrivèrent en force des évangélistes d’Amérique du Nord. La pression extérieure est forte dans ces années chaotiques et mafieuses. On doit rappeler le pillage d’icônes et l’assassinat de nombreux prêtres qui tentèrent de s’y opposer.
Pour conclure, que peut-on dire de l’attitude des trois derniers dirigeants vis-à-vis de la religion ?
Pour Gorbatchev, le monde orthodoxe était celui d’un passé révolu. Pour Eltsine, admettons que le rapprochement avec l’Église fut un opportunisme. Avec Poutine ressurgit l’idée de l’instrumentalisation. Il s’agit davantage d’une convergence d’intérêts. Le patriotisme est dans le panier commun. Le projet du Patriarche actuel est d’accompagner l’idée de puissance en menant une politique offensive d’implantation de l’Église dans « l’empire », avec la multiplication des séminaires et les éparchies nouvelles qui assurent un maillage du territoire.
Aujourd’hui, nous sommes à un palier, l’Église marque le pas. Il y a de moins en moins de monde dans les églises, de moins en moins de jeunes fréquentent le culte. Ce qui ressort de ce phénomène, c’est, par conséquent, l’aspect politique de l’institution. Quant au sentiment religieux de Vladimir Poutine, cela reste un mystère. Poutine reconnaît qu’il a été baptisé par Kirill, originaire comme lui de Pétersbourg, après l’incendie de sa maison. Il y a sans doute là une dimension spirituelle que l’on peut porter à son crédit.
Illustration : Le chef de l’Eglise Orthodoxe russe, le Patriarche Pimen, présidant les ceremonies du millénaire en 1988.