Civilisation
Faible humanité
Exploration de la morale du ressentiment avec Nietzsche, Scheler et Sombart.
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L’homme du ressentiment, c’est cet homme qui, par la force conjuguée de l’envie, du désir, de la haine, de la rancune, de la jalousie ou de la vengeance, et de son impuissance (physique, sociale, morale, intellectuelle, etc..) à pouvoir les assouvir, les exprimer ou les transcender, va entretenir un certain nombre d’émotions de nature à provoquer une déformation plus ou moins permanente du sens des valeurs et de sa faculté de jugement.
Au sein d’une société, plus les lieux de « décharge » de ces ressentiments sont restreints, plus les processus de refoulement sont violents. Autrement dit, plus les institutions, tels que les tribunaux, lieux de justice, les organes de presse, lieux de liberté d’expression, les parlements, lieu de représentation du peuple, sont défaillants ou ne remplissent plus leur rôle, plus il existe une distorsion entre les droits affichés et une réalité effective, plus les mécanismes du ressentiment opèrent, entraînant, suivant les stades, des dépressions, des haines, des renversements de valeur jusqu’à, dans sa forme ultime, créer de nouveaux systèmes de morale.
En ce sens, et en opposition à la thèse de Nietzsche pour qui la morale chrétienne est la fine fleur du ressentiment, Max Scheler soutient que le ressentiment est un des facteurs de renversement de l’ordre éternel dans la conscience humaine, la morale vraie fondée sur des valeurs et des principes obvies de hiérarchie que le génie moral s’est attaché à découvrir au cours de l’histoire. Il ne s’agit pas ici de simplement dénigrer la valeur objet du ressentiment, mais bien de la déprécier au point de la percevoir tout autrement, ce qui finit par altérer totalement le jugement sur laquelle elle fondée. C’est ce que Max Scheler nomme le mensonge organique, qui fonctionne chaque fois que l’homme du ressentiment ne veut voir que ce qui sert son intérêt.
Ce livre édité la première fois en 1912, en réponse à La Généalogie de la morale de Nietzsche, pourrait sembler totalement visionnaire tant, à travers la phénoménologie et la sociologie du ressentiment, il décrit avec une justesse troublante les mécanismes rhétoriques, psychologiques et moraux à l’œuvre de nos jours au sein de certains mouvements dits intellectuels, politiques ou associatifs. Le ressentiment constituant la base légitime de toute pensée, il pousse à un relativisme ayant force de loi, tend à rendre comme universelles les seules vérités admises subjectivement ou par une minorité et subordonne les valeurs de vie aux valeurs d’utilité.
Max Scheler renverse la théorie de Nietzsche, et subséquemment nous libère du ressentiment, en remettant l’Amour au cœur de la vie elle-même. L’Amour est, par nature, pur de ressentiment, en ce qu’il est don, gratuit, où Dieu est non seulement créateur mais créateur par amour, ce qui constitue l’essence de la morale chrétienne. Ainsi n’est-Il pas au service de la vie mais lui donne tout son sens, il n’est pas humanitarisme mais charité. Les critiques, nous rappelle l’auteur, qui peuvent peser sur la morale chrétienne sont souvent liées à ses manifestations dévoyées qui ont intégré modernisme, humanitarisme ou socialisme, notions bien éloignées de l’authentique vie spirituelle. Nietzsche n’y a pas échappé en faisant porter ses condamnations sur ces syncrétismes qu’il appelait morale.
Max Scheler, philosophe et sociologue allemand, à qui le futur pape Jean-Paul II a consacré sa thèse en 1953, a concentré dans cet ouvrage l’essentiel de sa pensée. Cette nouvelle édition chez Bartillat nous offre l’occasion de se plonger dans le cœur de cette esprit brillant, fin et totalement actuel qui voyait déjà les symptômes de décadence au sein d’un monde bourgeois et progressiste.