Civilisation
Vauban pour toujours
1692, le duc de Savoie franchit le col de Vars, emporte Embrun, puis Gap. Louis XIV demande à Vauban de fortifier le Queyras.
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Nous voyons souvent mal ce que nous avons sous les yeux ; les artistes, eux, ne s’arrêtent pas seulement à le regarder, ils passent aussitôt à la création, se mettant à imaginer ce qu’ils voient, du même mouvement qu’ils font voir ce qu’ils imaginent.
De ce fait, un romancier qui invente une histoire ne voit pas plus faux qu’un voyageur qui raconte ses aventures. Il est aisé de le vérifier avec Pierre Lemaitre, qui « nous propose une plongée mouvementée dans les Trente Glorieuses », selon la quatrième de couverture de son dernier roman, Le silence et la colère (éd. Calmann-Lévy), puis avec François-Henri Désérable, revenu d’Iran avec un récit, L’usure d’un monde (éd. Gallimard).
On connaît Pierre Lemaitre, son talent, son sérieux : quand il parle d’un temps qu’il n’a pas connu, il se documente, même s’il outrepasse ensuite ses sources ; il aime reconnaître ses dettes, il en fait des pages de remerciements ; il a même trouvé bon de nous donner en annexe une enquête vieillie du magazine Elle, dont il a fait bel usage. Tout cela ne doit pas nous égarer ; Pierre Lemaitre est bien un romancier, avec son univers et ses personnages torturés, plutôt branques, ce qui le conduit à nous raconter une histoire de famille sacrément glauque, conformément à sa nature d’auteur de romans qui font frissonner, tout en posant sur les horreurs de ces cœurs « creux et pleins d’ordures » un regard amusé, souvent pétillant, heureux, ce qui n’est pas éloigné d’une forme de cynisme esthétique. Malgré tout, il se dégage de cette histoire une forte impression de vérité historique : l’auteur nous force à accepter ce qu’il invente en multipliant les petits faits vrais qui construisent l’illusion de la réalité, et en créant des personnages qui nous paraissent empruntés à la vie véritable grâce aux détails choisis pour constituer leurs portraits.
Il nous introduit dans une grande famille étrange, qui a une usine de savon au Liban, dont le patriarche se fabrique un champion de boxe qui n’est qu’un tocard, dont les enfants font ce qu’ils peuvent pour rater leur vie, tout en la réussissant soudainement par des hasards incongrus, qui ont de sacrées allures de succès à l’américaine, selon la vulgate de ce genre de succès que les journalistes nous narrent avec gourmandise quand ils pensent avoir assez fatigué leurs lecteurs avec les échecs de la société des yankees.
Comme il est d’usage aujourd’hui, Pierre Lemaître aime croiser plusieurs histoires qui se déploient en parallèle avant de se rejoindre après s’être longuement croisées, fuies, rejointes par chance. Est-ce l’intrusion des nouvelles mathématiques dans le domaine de la narration, ou la volonté de rivaliser avec les séquences cinématographiques qui se superposent pour entortiller le spectateur ? Toujours est-il qu’il me semble voir là une régression vers les formes naissantes du roman moderne, souvent baroques, telles qu’on les trouve chez Honoré d’Urfé par exemple. Ce procédé de brouillage est propre aux gros volumes pour lecteurs affamés, dans lesquels il introduit à la fois une impression de virtuosité, et de négligence. Certes, les choses se mettent en place au fur et à mesure qu’on comprend les liens, qu’on arrive à reconstruire l’histoire. Mais ne serait-il pas plus juste que l’auteur se donnât la peine de construire lui-même les ponts, plutôt que de nous confier ce pénible travail d’ingénieur ? Bref, je commence à penser que ces exhibitions cachent une paresse paradoxale, laquelle consiste à se livrer à un gros effort de complication pour masquer une lâche dérobade devant le grand œuvre de la construction artistique.
Heureusement, Pierre Lemaître est un habile créateur de personnalités. Ses portraits sont des porches, qui nous font entrer dans des sensibilités maladives, douloureuses, tragiques, et pourtant triomphales. Son Bouboule en est le plus parfait exemple. Marié à l’impitoyable Geneviève, qui est une Médée d’après Emma Bovary, il a des pulsions terrifiantes, malgré lesquelles il nous fait pitié, avant de nous jeter dans l’étonnement. À côté de ces deux-là, toute une petite société se débat dans des situations emmêlées, désespérantes, paradoxales. Car le fond de la conception du monde de Pierre Lemaître, c’est le paradoxe. Tout pour lui est contrasté, antithétique, les situations comme les âmes, et le ridicule, le côté misérable des caractères, se marie avec une grandeur naine, qui n’est pas de la tragédie, mais du drame hugolien. Oui, le maître secret de Pierre Lemaître, c’est Victor Hugo, ce poète qui n’a jamais bien compris le monde dans lequel il vivait, mais qui l’a peint, qui l’a rendu sensible avec une puissance de visionnaire emporté.
Le maître de François-Henri Désérable est d’un autre style. Il s’agit du fameux Nicolas Bouvier, dont le titre le plus célèbre, De l’usage du monde, est repris en le déglinguant dans celui de Désérable, L’usure d’un monde. Visiter l’Iran n’est pas aujourd’hui une entreprise touristique comme une autre. Obtenir un visa est déjà une épreuve, mais ne pas se faire jeter en prison par les sbires du régime est presque mission impossible. L’auteur y parvient de justesse, grâce à un talent d’aventurier, qui ne va pas sans une bonne dose d’inconscience, et une autre de courage, dont l’auteur se moque modestement en le dénigrant face à celui des Iraniennes, autrement admirable à son goût. Les grands voyageurs sont souvent des entêtés rêveurs, qui ne sont pas tant doués pour voir ce qu’ils regardent que pour revêtir de belles images ce qu’ils sont venus contempler. Pour Désérable, il s’agit de l’Iran qu’a découvert Nicolas Bouvier ; voilà ce qu’il veut redécouvrir, comme le suggère l’exergue, en dépit de la présence monstrueuse de ces prétendus fous de Dieu, qui ne sont en vérité que des affamés de puissance et d’argent, usant des moyens éculés du despotisme de partout et de tous les temps, continuant d’ignorer le peuple qu’ils accablent comme le Shah faisait en son temps, en prince incapable de voir les pauvres qui le constituent pour sa plus grande part.
Bien sûr, le héros n’ignore rien de ce qui l’entoure, et Désérable analyse finement la révolte qui sourd comme une eau de l’assassinat de Mahsa Amini en 2022, ce qu’il appelle faire la révolution « quand on n’a que sa voix ». Il nous peint à longueur de périple ces Iraniennes « debout cheveux au vent », prêtes « à sectionner les couilles des barbus enturbannés » ; c’est à elles qu’il dédie son récit. Mais il s’intéresse tout autant aux rares voyageurs rencontrés, comme cet Allemand de 22 ans, « cheveux blonds ébouriffés, dents du bonheur et grands yeux effarés », dont il nous torche l’histoire en moins d’une page, histoire qui ferait le sujet d’un joli roman si Désérable n’était pas un « homme aux semelles de vent », et surtout un admirable crayonneur d’esquisses. Parce que son récit en est bourrés, de ces échantillons de vie arrachés aux hasards des rencontres, de ces portraits attrapés au passage, et qui contiennent dans leur immobilité vivante un monde de sentiments, de vertus, de grandeurs, ou tout aussi bien de médiocrités, de lamentables ratiocinations de rats, de cruautés rentrées de charognards coliqueux. Et il tisse entre ces esquisses des toiles arachnéennes qui nous engluent, comme sont englués les Iraniens dans la peur, et le courage qui en sort soudain comme une moiteur, comme une suée d’angoisse et de rage.
On s’aperçoit peu à peu que ce voyageur est un moraliste, qui constate amèrement que le faux progrès a remplacé le hasard – qui faisait les belles rencontres – par ses algorithmes, lesquels transforment l’homme en machine automatisée, vérifiant la formule de La Bruyère : « le sot est automate », et nous cinglant au visage que nous sommes dorénavant dans un univers régi par la sottise triomphante. Le voyage comme le pratiquait Nicolas Bouvier serait un remède, mais ce remède est devenu presque impraticable, surtout en Iran, où tout est surveillé, où le voyageur est obligé de s’interdire presque tout sous peine de finir dans des prisons, qui sont des tombeaux. Reste le désert, lequel oblige à faire provision d’eau, donc à retrouver l’homme véritable, et qui est si vrai qu’on ne peut pas le décrire, et même pas l’imaginer : il y a « comme ça quelques paysages seulement faits pour être vus », parce que nos désirs, nos rêveries y sont balayées, annihilées par la puissance du lieu, par sa présence.
Ce qui enchante, c’est que ce voyageur est un écrivain authentique, un poète d’une humilité paisible. Stendhal s’est trompé, remarque-t-il, ce n’est pas le roman qui est « un miroir que l’on promène le long d’un chemin […] c’est le récit de voyage. […] Des paysages, des visages s’y reflètent ; on décrit les uns, on écrit les autres, on en oublie beaucoup. » C’est moi qui mets le mot écrit en italiques, afin que vous ne le ratiez surtout pas. Il exprime l’action de cette imagination du regard, qui transforme, habille, illumine, transfigure ce qu’on voit. Écrire est bien alors cet art magique, qui réussit le tour de nous faire reconnaître que « la vraie vie, c’est la littérature. »