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Le progrès, vieille fuite en avant

Le progressisme se fait vieux mais il a toujours ses adeptes, avides de concepts nouveaux et aveugles quant à ses effets. Un Dictionnaire magistral en dresse le portrait minutieux et bariolé. Entretien avec Christophe Boutin, Olivier Dard et Frédéric Rouvillois.

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Le progrès, vieille fuite en avant

Le Dictionnaire du progressisme consacre l’existence d’un courant de pensée, mais peut-on encore croire au Progrès et se dire progressiste, comme au début du XIXe, après le terrible XXe siècle ? Les progrès réalisés ne paraissent pas de nos jours bénéfiques à tous les observateurs : pollution plastique mondialisée, inégalités financières croissantes, société de surveillance…

Le débat sur le progrès est ancien et Georges Sorel avait en son temps dénoncé ses « illusions ». Vous évoquez le XXe siècle et les bilans qui peuvent en être dressés. Ils invitent effectivement à analyser les conséquences de la mise en œuvre de projets progressistes. On songe d’emblée aux régimes communistes dont le bilan ne se mesure pas seulement aux millions de morts, victimes de leur répression, mais aussi à leurs résultats en termes sociaux et environnementaux (songeons à Tchernobyl ou à la mer d’Aral pour ne citer que l’URSS). En matière écologique, les sociétés industrielles occidentales ne sauraient être exclues du débat car leur logique de développement, marquée elle-aussi par un impératif de progrès nourri de modèles technocratiques, planificateurs et d’odes à la croissance présente des bilans jugés aujourd’hui très négatifs sur le plan de l’environnement ou de l’urbanisme. Les constats sont souvent justes mais l’historien, toujours soucieux du danger de l’anachronisme, se défiera de procès rétrospectifs en rappelant que certains procès actuels ignorent par trop les conditions de vie des décennies passées et les attentes des contemporains qui ont largement salué les « Trente Glorieuses » et les modes de vie y afférant. Le plus intéressant pour nous est de constater que les progressistes d’hier sont condamnés par ceux d’aujourd’hui qui expliquent que le progressisme appelle une autre logique de développement… en semblant oublier que c’est au nom du progrès que celui des Trente Glorieuses avait été défendu, clouant au pilori des discours critiques comme ceux du Bernanos de La France contre les robots.

Un des points fascinants de cette « religion du Progrès » est sa capacité à célébrer en même temps tout et son contraire. Le Progrès brûle ce qu’il a adoré, et l’attitude progressiste elle-même donne un tour funeste à n’importe quelle innovation technique ou évolution des mœurs…

Le progressisme postulant la marche irréversible de l’humanité vers un monde meilleur, tout a effectivement nécessairement vocation à être dépassé, et l’on sait la détestation des progressistes pour tout ce qui est « immobilisme », ou « enracinement ». Cette course devient vite un « bougisme », pour reprendre le terme de Pierre-André Taguieff, de nouvelles manifestations chassant les précédentes, mises au pilori par les consciences « éveillées » comme d’inutiles freins à l’avènement du monde nouveau. Cette dérive dans la radicalité, qui renvoie souvent à l’hubris, est une caractéristique progressiste. Mais il ne faut pas oublier que ces luttes servent aussi à conquérir des parts du marché : au dernier concept radical en date – déconstruction, décolonialisme – appartiennent, pour un temps de plus en plus court, car le système est en pleine accélération, la gloire médiatique et les réseaux intellectuels, avant qu’un nouveau produit ne le remplace, au grand dam des radicaux d’hier.

On a l’impression que le Progrès, paré de tous les attributs de la science et de la raison, n’est en fait qu’une foi, détachée de toute preuve. Le progressisme est-il un projet politique, une philosophie, un humanisme, une mystique, un délire scientifique, un désespoir, un refus du réel ?

L’idée de progrès comme, d’ailleurs, le progressisme nous parlent effectivement sans cesse de la raison et de la science, supposées s’améliorer de façon nécessaire et illimitée et du coup censées élever avec elles tout ce qui se rapporte à l’homme : le progressisme est un scientisme et un rationalisme, il l’est même de façon obsessionnelle. Pour autant, contrairement à ce que sous-entend votre question, il n’est en rien « paré des attributs de la science et de la raison », dès lors que ni l’une ni l’autre ne permettent de confirmer la conviction progressiste selon laquelle l’humanité, dans toutes ses dimensions, serait forcément amenée à se perfectionner à mesure que le temps passe, sans risque de retour en arrière. On pourrait même aller au-delà et avancer que l’une et l’autre, la science et la raison, démontrent le contraire : notamment, le fait que l’accumulation du savoir n’entraîne pas à coup sûr le développement du bonheur, de la moralité ni même du bien-être de celui qui en bénéficie. Et c’est en cela que le progressisme, je reviens à votre question, apparaît de façon évidente comme une sorte de religion, entièrement fondée sur un postulat indémontrable : autrement dit, sur un pur acte de foi. Une religion avec ses prophètes, ses dogmes, ses rites, son Église, et son horreur des infidèles et des hérétiques. À ce propos, ce n’est pas un hasard si le testament philosophique de celui qui fut l’un des initiateurs du progressisme en France, le comte Henri de Saint-Simon, s’intitule Le nouveau christianisme (1825), et si ses disciples, les saint-simoniens, furent accusés après sa mort de constituer une secte en vue d’établir une théocratie mondiale.

Votre dictionnaire comprend 260 notices. Comment en avez-vous dressé la liste ? Quelles sont les notices selon vous les plus inattendues mais les mieux à même de faire comprendre le progressisme dans son essence ?

Nous nous sommes longuement concertés pour établir une liste qu’il a fallu sans cesse rogner et préciser. Le nombre d’entrées, vous vous en doutez bien, aurait pu être beaucoup plus élevé. Comme pour les dictionnaires sur le conservatisme et les populismes, nous avons choisi de proposer deux index : celui des noms, bien sûr, mais aussi un index rerum, très fourni, qui permet au lecteur de circuler dans ce maquis de plus de 1234 pages. Concernant les 260 notices, il a bien fallu opérer des choix. Nous avons voulu traiter du progressisme vu de l’intérieur et avons d’emblée éliminé les entrées sur des discours ou des figures critiques qui lui étaient hostiles (il n’y a pas d’entrée Sorel même s’il figure dans l’index nominum). Ensuite, fort du caractère pluridisciplinaire de nos auteurs (juristes, historiens, philosophes, politistes, spécialistes de littérature), nous avons pris en compte la nécessité de présenter le progressisme sous de multiples angles et de s’inscrire dans un temps long qui remonte à la fin du XVIIe siècle (naissance de l’idée de progrès) et va jusqu’à aujourd’hui, en passant par le premier tiers du XIXe siècle marqué par l’apparition du terme progressiste. Au final, le dictionnaire comprend des entrées incontournables (cancel culture, catholiques progressistes, communisme, Condorcet, écriture inclusive, islamo-gauchisme/décolonialisme, transhumanisme, véganisme…). Mais il y a des entrées plus inattendues, mais ô combien significatives pour comprendre notre temps. Je citerai notamment : belle personne, effet cliquet, parc à thème, selfie et la toute dernière, Zorglub, qui conclut un volume ouvert par une notice sur l’abbé de Saint-Pierre…

Y a-t-il quand même des invariants du progressisme, dans sa méthode, ses buts, ses rêves, ses explications ?

Bien sûr : le succès et le retentissement universels du progressisme, le fait également qu’en tant que religion laïque et vision du monde, il soit susceptible de s’appliquer à toute chose, n’a pas pour autant entraîné sa dilution, ni suscité, du moins sur les questions essentielles, des approches contradictoires et incompatibles. J’insiste bien sur ce point : le progressisme s’est développé dans d’innombrables directions, ainsi que le montre notre dictionnaire et l’impression de foisonnement qu’il peut susciter. C’est ainsi que, sur un plan politique, pour prendre des exemples actuels et compréhensibles par tous, Emmanuel Macron relève de l’idéologie progressiste dont il ne cesse d’ailleurs de se réclamer, de la même manière qu’Anne Hidalgo, Jean-Luc Mélenchon, Nathalie Artaud, voire, quoique de façon plus édulcorée et plus ambiguë, la candidate LR Valérie Pécresse. Même si les uns et les autres empruntent des chemins et emploient des méthodes absolument opposées pour y parvenir, c’est au fond les mêmes valeurs dont ils se réclament, et les mêmes finalités qu’ils visent, issues de la pensée des Lumières et de la tradition révolutionnaire. Des finalités qui se rattachent à une conception de l’homme, de la société, de l’histoire, que l’on peut qualifier de progressiste – un qualificatif qu’aucun de ces acteurs politiques (à l’exception peut-être de la dernière, et encore) n’accepterait d’ailleurs de renier.

Quels sont les travers progressistes des actuels candidats à la présidence de la République ?

Le premier est la fuite en avant, que l’on retrouve dans le slogan du « plus », entendu à chaque fois qu’une innovation progressiste ne fonctionne pas. L’Union européenne est un échec ? Il faut « plus d’Union ». Le contrôle de la crise sanitaire est une dérive totalitaire ? Il faut « plus de contrôle » – on dit parfois « mieux de », une autre manière de dire « plus de ». Avec cela, et alors qu’une très grande part de la société française souhaite avant tout perdurer dans son être, les politiques progressistes entendent transformer ce peuple pour créer l’homme nouveau de leur Cité idéale. On déconstruit alors méthodiquement, second travers de nos politiques, les bases nécessaires à la formation des hommes (famille, nation, culture, langue, religion). Enfin, le dernier travers relève bien sûr de la trahison de ces « élites » – en fait une oligarchie technocratique et financière – qui se refusent à redonner la parole au peuple, notamment avec le référendum.
Propos recueillis par Philippe Mesnard

Le dictionnaire du progressisme, sous la direction de Christophe Boutin, Frédéric Rouvillois et Olivier Dard. Le Cerf, 2022, 1232 p., 39 €.

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