Civilisation
De nouveaux types de dictature qui attestent le retour de la prévalence de la Realpolitik
Le caractère révolu des dictatures fascistes et communistes.
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À quoi tient le plaisir littéraire ?
Alors que de moins en moins de gens le connaissent, ce plaisir de lire un bon livre de création – roman, poésie, théâtre, essai, récit, journal – il est sans doute urgent de se demander d’où il procède, afin de le redonner à nos enfants, de ne pas les abandonner à ne connaître que les jouissances instinctives, mécaniques, dépendantes. Car le plaisir littéraire est sans conteste un de ces hauts plaisirs de l’esprit, de ceux qui sont proprement humains, qui permettent d’accéder à l’humanité accomplie. Il n’est certes pas le seul, mais il est sans doute un des plus purs, et des plus essentiels, puisqu’il est en étroite liaison avec la parole, la capacité de parler pour exprimer sa pensée, mais aussi celle de recevoir une pensée venue d’un autre esprit, d’un esprit tout autre.
Or, il faut bien voir que, si cette capacité existe chez le petit enfant qui aime qu’on lui raconte des histoires, si elle perdure chez les peuples de culture orale qui aiment écouter les aèdes, les conteurs, les trouvères, si elle s’est conservée chez les peuples de l’écrit par l’apprentissage de la lecture et la fréquentation des beaux textes à l’école, elle se perd aujourd’hui parmi nous, à une vitesse qui s’accélère tragiquement. Pourquoi ? Qu’est-ce qui l’avait conservée, en particulier chez ce peuple français, si attachée à la littérature jusque dans les dernières années du XXe siècle ?
Un livre salutaire nous apprend comment nos maîtres agissaient, et nous donnent d’innombrables exemples de ce qu’il faudrait faire. Il s’agit de L’art du pastiche, une Anthologie buissonnière de la littérature française de Rutebeuf à Anouilh, préparée par Dominique Goust (éd. Omnibus). Le livre est construit dans l’esprit de nos bons vieux Lagarde et Michard, c’est-à-dire qu’il nous donne une histoire de la littérature sous forme de textes introduits et annotés, mais au lieu que ces textes soient de grands auteurs, ils sont des pastiches de nos auteurs réputés.
Bon nombre de grands auteurs ont pratiqué le pastiche des écrivains qu’ils admiraient, dont ils voulaient comprendre les tours de métier en les copiant, comme les peintres copient dans les musées les œuvres des maîtres. Nous avons donc des pastiches écrits par de grands auteurs, comme le pastiche de Montaigne par La Bruyère (Les caractères, ch. V, texte 30), puis celui de La Bruyère par Proust (dans Les Plaisirs et les jours), qui fut un pasticheur talentueux. Mais nous découvrons aussi des maîtres du pastiche qui n’ont excellé qu’en cet art. Tout le monde a entendu parler des recueils de Reboux et Müller, les fameux À la manière de… On découvre ici quelques autres artisans remarquables, dont l’extraordinaire Henry Bellaunay, qui excelle à pasticher les poètes de toutes époques et de tous styles, au point qu’on prendrait aisément certains de ses textes pour d’authentiques œuvres retrouvées dans les papiers d’un poète de renom. Dans d’autres, il introduit des traits de satire ou d’esprit, qui révèlent l’atelier d’où ils sortent.
L’auteur de cette anthologie, Dominique Goust, qui possède une prodigieuse culture, ne se contente pas d’avoir trouvé les textes, de les avoir commentés et annotés, d’ajouter un dictionnaire des pasticheurs avec bibliographie, mais au fil de ses présentations, il nous apprend à comprendre ce qui fait l’essence de l’art d’écrire, et ce qui donne son prix à chaque style, qui « est de l’homme même » disait Buffon. Il nous rappelle aussi que cet art de saisir les secrets d’un auteur pour se rendre capable de l’imiter fut longtemps au fondement de l’enseignement de la littérature. Dès les petites classes, on demandait aux enfants de s’imprégner des textes des grands auteurs en les récitant, en les copiant dans les dictées, puis en écrivant à leur tour en les imitant une petite rédaction, une lettre, une réflexion développée. Il ne serait pas si sot de considérer Les plaisirs et les jours de Marcel Proust comme un cahier d’écolier, dans lequel un élève – surdoué, cela va sans dire – aurait rassemblé ses meilleurs travaux, faits dans l’esprit de ses apprentissages scolaires.
N’hésitez pas à vous procurer cette anthologie : elle vous accompagnera longtemps, multipliera vos plaisirs de lecteurs, fera même peut-être de vous un bon artisan pasticheur, pour votre régal personnel, et celui de vos proches.
Et puisque nous nous occupons de manuels, en voici un autre, bien différent, mais non moins instructif : Les maudits, sous la direction de Pierre Saint-Servant (coédition Livr’arbitres/La nouvelle librairie éditions). Le sous-titre précise l’intention : « Ces écrivains qu’on vous interdit de lire. » Il faut comprendre qu’on les a interdits aux temps troublés de la Libération, mais qu’on continue par des manœuvres diverses de les tenir le plus éloigné qu’il se peut des lecteurs d’aujourd’hui, tout cela étant bien expliqué par un avertissement, mais surtout par une Préface lumineuse et profonde d’Alain de Benoist.
Ici, pas de textes, mais l’histoire de 32 grands auteurs ostracisés, plus des notules sur plus de 120 auteurs de moindre rang. L’essentiel de ces histoires, écrites par des contributeurs fort divers qui, pour une raison ou une autre, se sont fait une spécialité de l’auteur dont ils parlent, consiste à montrer les raisons – souvent dérisoires, parfois inexistantes – pour lesquelles ces écrivains furent interdits de publication, condamnés à diverses peines, dont la mort pour quelques-uns, comme il en alla pour Robert Brasillach, ou la réclusion à perpétuité, comme il advint pour Charles Maurras. Toutes ces histoires sont écrites avec la rigueur qui convient à un historien sérieux ; il ne s’agit donc pas de faire systématiquement l’apologie de la victime, mais de donner les faits et de tenter de comprendre les mécanismes qui jouèrent, les ressorts psychologiques qui agirent, chez les victimes aussi bien que chez les prétendus juges (qui ne furent le plus souvent que des usurpateurs, sinon des délateurs méprisables).
« Cette intelligence de la médiocrité marquera dans le temps notre époque moderne. On la voit s’exprimer hautement et largement dans l’architecture, abondamment dans la littérature, complètement dans la politique. » Jean Giono, Les Terrasses de l’île d’Elbe.
Plusieurs leçons se dégagent de tout cela. D’abord que les hommes sont de bien vilaines bêtes quand les circonstances leur permettent de se laisser aller aux turpitudes de leur nature d’animal furieux ; qu’il est donc toujours dangereux d’écrire, et surtout de publier ; parce que de trop nombreux lecteurs sont mus par l’envie de nuire à celui qu’ils lisent plus que par le désir d’apprécier les efforts de son talent. Il y aurait toute une étude à faire des choses obscures qui se passent dans l’âme d’un lecteur, de ce que ces mouvements profonds engendrent dans les pensées, dans le cœur, dans les actes enfin. Flaubert nous a montré dans Emma Bovary les ravages de la rêverie qui monte entre les lignes des romans comme un miasme entêtant, mais que dire de la méchanceté, affamée du sang de celui qui écrit, qui s’installe mystérieusement dans le ventre de celui qui l’envie d’avoir été publié ? Il y a là des abîmes inexplorés. Qu’on ne se contente pas de crier « haro sur le baudet », mais qu’on se tienne en garde contre ce qui remue en chacun de nous lorsque nous lisons… On ne devrait lire que pour admirer, s’enthousiasmer, se rendre meilleur. Hélas ! Que de fois nous ratons ce but ! Méfions-nous de nous-mêmes.
Et puis encore, pour remonter respirer un air plus serein, ce livre nous apprend pourquoi un auteur écrit, comment les circonstances l’inspirent, et parfois le troublent et l’égarent. De ce point de vue, toutes les notices sont passionnantes ; je vous invite à les découvrir selon vos curiosités. Je tiens cependant à signaler celle que François Bousquet consacre à Jean Giono : en quelques pages, tout est si bien dit de ce qui fait la grandeur de Giono, que c’en est éblouissant. Ma raison est que je considère Giono comme un des plus grands écrivains du XXe siècle, et que François Bousquet, qui est sans aucun doute d’accord avec moi, nous dit pourquoi beaucoup mieux que je ne saurais faire.
Le plaisir de la lecture est une affaire solitaire sans doute, mais il n’en reste pas moins vrai qu’il faut la pratiquer avec la prudence que toute grande œuvre demande, et, quand le trouble nous saisit, savoir prendre conseil auprès de guides avertis. En voici deux qui sont de bon aloi.
Illustration : la maison de Céline à Meudon.